Images de page
PDF
ePub

lui peut servir que l'infortune d'autrui s'ajoute à la sienne? Déjà ses amis le fuient; ses convives ne le reconnaissent plus lui-même s'éloigne aussi des regards de tous, et comme l'athlète meurtri au pugilat évite les nouveaux coups qu'on lui porte, de même il évite la rencontre des honnêtes gens; et craintif, dès que quelqu'un se présente à lui, il s'échappe, les yeux fixes et inquiets. Il revient prêt à recevoir des chaînes, il revient désirant la mort, pensant même, que s'il mourait, la mort lui apporterait le repos. Il revient se condamnant misérablement luimême, pour n'avoir pas repoussé l'argent d'autrui et s'être lié par les prêts d'un usurier.

O combien d'hommes n'ont pas rendus malheureux les richesses d'autrui! Et quoi! répondra-t-on, voulez-vous boire de l'eau bourbeuse? Et pourquoi, répondrai-je voulez-vous boire à la coupe d'un usurier? Beaucoup, dira-t-on, ont emprunté pour un temps, pourvu à leurs nécessités, et rendu l'argent emprunté. Et combien y en a-t-il que leurs dettes ont fait s'étrangler! Vous considérez les uns, vous n'énumérez pas les autres : vous vous rappelez que quelques-uns se sont échappés, vous ne vous souvenez pas de ceux qui ont succombé; vous calculez l'argent qu'on a rendu et vous ne considérez pas ces tristes lacets auxquels la plupart ont demandé la mort, préférant cette fin terrible au déshonneur d'une honteuse citation en justice; incapables d'essuyer un outrage, trop faibles pour souffrir une injure; craignant plus l'opprobre de la vie que le supplice du trépas!

Quant à vous qui amassez des richesses, croyez-vous que je veuille vous soustraire un débiteur? Voici Dieu que je vous propose à sa place; voici le Christ que je lui substitue; un tel débiteur ne pourra vous frustrer. Prêtez donc votre argent au Seigneur dans la main du pauvre. Le Seigneur est lié par un prêt et il l'acquitte: il tient compte de tout ce que l'indigent a reçu l'Evangile est sa caution; il engage sa parole pour tous ceux qui sont dans

le besoin, il engage sa foi; pourquoi hésiter à lui donner vos trésors? Si l'on vous présente quelque riche de ce siècle, qui veuille bien répondre pour un débiteur, aussitôt vous comptez de l'argent ; c'est donc un pauvre pour vous que le Seigneur du ciel, et le créateur du monde? et vous délibérez encore pour savoir si vous ne trouverez pas quelque garant plus riche!

(Saint Ambroise. Livre de Tobie.)

XVI. DU SUICIDE.

Ce n'est pas sans raison que l'on ne saurait trouver nulle part dans les livres saints et canoniques, que Dieu nous ait jamais commandé ou permis de nous tuer, non pas même pour parvenir à l'immortalité bienheureuse, ou pour nous délivrer ou nous garantir de quelque mal. Au contraire, nous devons croire qu'il nous l'a défendu quand il a dit : « Vous ne tuerez point. » Surtout n'ayant pas ajouté : Votre prochain, ainsi qu'il fait lorsqu'il défend le faux témoignage: «Vous ne porterez point, dit-il, faux témoignage contre votre prochain. » Ce qui n'implique pas néanmoins que celui qui porte faux témoignage contre soi-même soit exempt de crime. Car la règle de l'amour du prochain est l'amour de soi-même, puisqu'il est écrit : • Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Si donc celui qui fait une déposition fausse contre soi-même n'est pas moins coupable de faux témoignage que s'il la faisait contre son prochain, quoiqu'en cette défense de porter faux témoignage il ne soit parlé que du prochain, et qu'il puisse paraître à ceux qui ne l'entendent pas bien qu'il n'a pas été défendu d'être faux témoin contre soimême; combien plus doit-on croire qu'il n'est pas permis de se tuer soi-même, puisque ces termes : « Vous ne tuerez point, » étant absolus, et la loi n'y ayant rien ajouté qui les limite, la défense est générale, d'où il s'ensuit que celui-là même à qui il est commandé de ne tuer point, n'en est pas excepté. C'est pourquoi il y en a qui s'efforcent d'étendre ce précepte jusqu'aux bêtes mêmes, prétendant qu'il n'est pas permis de les tuer. Mais que ne l'étendent-ils donc aussi aux arbres et aux plantes? Car bien que les plantes n'aient point de sentiment, on ne laisse pas de dire qu'elles vivent; et, par conséquent, elles peu

vent mourir et même être tuées si l'on use de violence contre elles. C'est pourquoi l'Apôtre, parlant de ces semences : « Ce que vous semez, dit-il, ne peut vivre s'il ne meurt auparavant. » Et dans le Psaume : « Il fit mourir leurs vignes par la grêle. » Ainsi, lorsque nous entendons la loi qui nous dit : « Vous ne tuerez point, » croironsnous pour cela que ce soit un crime d'arracher un arbrisseau, et serons-nous assez fous pour approuver l'erreur des Manichéens? Laissant donc ces rêveries, lorsque nous lisons : « Vous ne tuerez point; » si nous ne l'entendons pas des plantes, parce qu'elles n'ont point de sentiment, ni des bêtes brutes, parce qu'elles sont privées de raison (d'où vient que par une disposition très-juste du Créateur, leur vie et leur mort sont également pour notre usage), il reste que nous entendions de l'homme ce précepte qui dit : « Vous ne tuerez point, » c'est-à-dire, vous ne tuerez point un autre et, par conséquent, vous ne vous tuerez point vous-même; car celui qui se tue, ne tue autre chose qu'un homme.

Mais cette même autorité divine a excepté certains cas où il est permis de faire mourir un homme lorsqu'elle l'ordonne ou par une loi générale, ou par un ordre particulier. Car celui-là ne tue pas, qui doit son ministère à celui qui le lui commande, et il ne faut le regarder en cette rencontre que comme une épée entre les mains de celui qui s'en sert. C'est pourquoi ceux qui ont fait la guerre par l'ordre de Dieu même, ou qui, exerçant des charges publiques, ont puni de mort les méchants suivant les lois, c'est-à-dire suivant les règles d'une raison trèsjuste, n'ont point contrevenu au précepte qui défend de tuer. Ainsi, loin qu'Abraham ait été accusé de cruauté pour avoir voulu tuer son fils afin d'obéir à Dieu, il en a été loué, au contraire, comme d'une action d'une piété signalée. Et l'on a raison de demander si l'on doit considérer comme un commandement de Dieu l'action de Jephté

qui tua sa fille pour accomplir le vœu qu'il avait fait de lui immoler la première chose qui se présenterait à lui au retour de sa victoire. L'on n'excuse point non plus Samson de s'être écrasé lui-même avec ses ennemis sous la ruine d'une maison, qu'en disant que l'Esprit qui faisait des miracles par lui, le lui avait commandé intérieurement. Exceptez donc ceux qu'une loi générale qui est juste, ou que Dieu même, qui est la source de la justice, commande de tuer, quiconque tue un homme, soi-même ou un autre, est coupable d'homicide.

Et tous ceux qui se sont donné la mort peuvent bien sans doute être admirés pour la grandeur de leur courage, mais on ne les saurait louer d'une véritable sagesse. Quoique si l'on consulte davantage la raison, l'on trouvera qu'on ne doit pas même appeler grandeur de courage de se donner la mort, parce qu'on ne peut supporter ou les maux de cette vie, ou les péchés d'autrui : car c'est plutôt une faiblesse de ne pouvoir souffrir l'affliction, ou les folles opinions du peuple. En effet, il y a bien plus de véritable générosité à endurer qu'à fuir une vie misérable et à mépriser les jugements des hommes, et surtout ceux du peuple qui sont d'ordinaire faux et téméraires, pour ne s'arrêter qu'au témoignage de sa conscience. C'est pourquoi s'il y a quelque courage à se tuer soi-même, il n'y a personne qui mérite mieux cette gloire que Cléombrotus, dont on rapporte, qu'ayant lu le livre de Platon de l'Immortalité de l'âme, il se précipita du haut d'un mur dans la mer, pour passer de cette vie à une autre qu'il croyait meilleure car il n'y avait ni calamité ni crime soit vrai ou faux qui l'obligeât à se tuer pour en éviter la peine ou le déshonneur, et il n'y eut que la grandeur de son courage qui lui fit embrasser la mort, et rompre les liens si doux qui nous attachent à la vie. Cependant cette action est plutôt grande que bonne, et Platon même qu'il avait lu, le lui pouvait apprendre; puis

« PrécédentContinuer »