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Racine ne peint guère davantage quand il fait d'un monstre marin un indomptable taureau, un dragon impétueux. Parny parle du tendre feu qui brille dans les yeux d'Éléonore. 2° Tout en usant habituellement du mot propre et pittoresque, tout en rejetant sévèrement le mot vague et général, employer à l'occasion et placer à propos quelques-uns de ces mots indéfinis, inexpliqués, flottants, qui laissent deviner la pensée sous leur ampleur; ainsi des extases CHOISIES, des attraits DÉSIRÉS, un langage sonore aux douceurs SOUVERAINES; les expressions d'étrange, de jaloux, de merveilleux, d'abonder, appartiennent à cette famille d'élite. Il est aussi rare de les rencontrer chez Delille et ses disciples que d'y rencontrer le mot propre, le trait naïvement pittoresque. Le style d'André Chénier réunit ces deux sortes d'expressions et les relève l'une par l'autre. C'est comme une grande et verte forêt dans laquelle on se promène : à chaque pas, des fleurs, des fruits, des feuillages nouveaux; des herbes de toutes formes et de toutes couleurs; des oiseaux chanteurs aux mille plumages; et çà et là de soudaines échappées de vue, de larges clairières ouvrant des perspectives mystérieuses et montrant à nu le ciel.

XVI.

Depuis que nos poëtes se sont avisés de regarder la nature pour mieux la peindre, et qu'ils ont employé dans leurs tableaux des couleurs sensibles aux yeux, qu'ainsi, au lieu de dire un bocage romantique, un lac mélancolique, ils disent un bocage vert et un lac bleu, l'alarme s'est répandue parmi les disciples de madame de Staël et dans l'école genevoise; et l'on se récrie déjà comme à l'invasion d'un matérialisme nouveau. La splendeur de cette peinture inaccoutumée offense tous

casion d'exprimer en maint endroit des Critiques et Portraits, notamment tome II (édit. de 1836), à propos de madame DesbordesValmore.

ces yeux ternes et ces imaginations blafardes. On craint surtout la monotonie, et il semble par trop aisé et par trop simple de dire que les feuilles sont vertes et les flots bleus. En cela peut-être les adversaires du pittoresque se trompent. Les feuilles, en effet, ne sont pas toujours vertes, les flots ne sont pas toujours bleus; ou plutôt il n'y a dans la nature, à parler rigoureusement, ni vert, ni bleu, ni rouge proprement dit : les couleurs naturelles des choses sont des couleurs sans nom; mais, selon la disposition d'âme du spectateur, selon la saison de l'année, l'heure du jour, le jeu de la lumière, ces couleurs ondulent à l'infini, et permettent au poëte et au peintre d'inventer aussi à l'infini, tout en paraissant copier. Les peintres vulgaires ne saisissent pas ces distinctions; un arbre est vert, vite du beau vert; le ciel est bleu, vite du beau bleu. Mais, sous ces couleurs grossièrement superficielles, les Bonington, les Boulanger devinent et reproduisent la couleur intime, plus rare, plus neuve, plus piquante; ils démêlent ce qui est de l'heure et du lieu, ce qui s'harmonise le mieux avec la pensée du tout; et ils font saillir ce je ne sais quoi par une idéalisation admirable. Le même secret appartient aux grands poëtes, qui sont aussi de grands peintres. Nous renvoyons les incrédules à André Chénier, à Alfred de Vigny, à Victor Hugo. Qu'on se tranquillise donc sur cette monotonie prétendue. Le pittoresque n'est pas une boîte à couleurs qui se vide et s'épuise en un jour; c'est une source éternelle de lumière, un soleil intarissable.

XVII.

L'esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif. C'est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles, et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun de ces objets du paysage reste fixe en son lieu et

s'inquiète peu des autres, que la tour féodale dédaigne le vallon, et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l'un à l'autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d'une eau vive et courante, les comprend, les réfléchit, et, lorsque le voyageur est curieux de connaître et de visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque; elle le porte sans secousse, et lui déve→ loppe successivement tout le spectacle changeant de son

cours.

XVIII.

Il y a dans la poésie deux formes: 1o l'une qui lui est commune avec la prose, savoir : la forme grammaticale, analogique, littéraire; 2o l'autre qui lui est propre et plus intime que la précédente, savoir: la forme rhythmique, métrique, musicale. La forme suprême de la poésie consiste à concilier ces deux formes partielles, et à faire qu'elles subsistent l'une dans l'autre. Mais cette alliance n'est pas toujours facile, et le poëte, lorsqu'il se croit dans la nécessité de sacrifier l'une à l'autre, incline naturellement à préférer la forme poétique, proprement dite. Cela est bon jusqu'à un certain point, surtout au commencement; pourtant, dès que le poëte est entièrement sûr du moule, et qu'il possède la forme intime et essentielle, nous oserions lui conseiller de savoir y déroger parfois dans les cas douteux, et de se laisser aller de préférence à la forme vulgaire, bien que moins rigoureuse, quand elle a d'ailleurs sur l'autre l'avantage du naturel et de la simplicité.

XIX.

Qu'a été jusqu'à ce jour l'élégie en France? Je laisse Marot, Ronsard, et, dans le siècle suivant, Pélisson et madame de la Suze. Parny a eu de son temps la réputation de Tibulle français, mais, pour qui le relit aujourd'hui sans prévention, son élégie, facile, élégante et

assez vive, manque tout à fait de profondeur dans le sentiment et de couleur dans le style; ce n'est bien souvent qu'une épigramme ou un madrigal. Lebrun-Pindare est frappé de sécheresse et d'érudition. Restent donc, pour créateurs de l'élégie parmi nous, André Chénier et Lamartine. Ce dernier, en peignant la nature à grands traits et par masses, en s'attachant de préférence aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie, et sous ces horizons immenses, tout ce qu'il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, a obtenu du premier coup des effets d'une simplicité sublime, et a fait une fois pour toutes ce qui n'était qu'une seule fois possible. Le genre d'élégie créé par Lamartine a été clos par lui; lui seul a le droit et la puissance de s'y aventurer encore quiconque voudrait s'essayer dans le genre serait réduit à imiter le maître. Ce qui reste possible dans l'élégie, c'est quelque chose de moins haut et de plus circonscrit, ce sont des sentiments moins généraux encadrés dans une nature plus détaillée. On rentre alors dans le genre d'élégie d'André Chénier. Lorsqu'en effet ce grand poëte ne traite pas des sujets grecs, lorsqu'il s'occupe d'Euphrosine, de Glycère, de Camille, et de toutes ces blanches aux yeux noirs qu'il a tant aimées, il nous offre le plus parfait modèle de l'élégie d'analyse, si l'on peut ainsi s'exprimer. Il nous peint la nature avec curiosité, quoique sans minu tie, et nous révèle son âme dans ses dispositions les plus délicates, mais sans tomber dans la psychologie; car c'est un écueil à éviter pour le poëte qu'une science de botaniste ou de métaphysicien, et plusieurs lackistes ne paraissent pas s'en être assez gardés. Mais, même dans les limites convenables, le champ de l'élégie d'analyse est immense, et, après André Chénier, il y a encore de quoi moissonner pour tous les talents. Pourtant, depuis André Chénier, on compte assez peu de productions de ce genre deux élégies délicieuses de Charles Nodier, quelques-unes de Jules Lefévre, de madame Tastu, de

notre grand et cher Béranger; celles d'Ulric Guttinguer, où tant d'âme et de grâce respire; la jeune Emma, la Fête, d'Émile Deschamps, voilà jusqu'à ce jour presque toutes nos richesses. Et moi aussi, je me suis essayé dans ce genre de poëme, et j'ai tâché, après mes devanciers, d'être original à ma manière, humblement et bourgeoisement, observant la nature et l'âme de près, mais sans microscope, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais préférant la chaumière au boudoir, et, dans tous les cas, cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels.

XX.

Le sentiment de l'art implique un sentiment vif et intime des choses. Tandis que la majorité des hommes s'en tient aux surfaces et aux apparences, tandis que les philosophes proprement dits reconnaissent et constatent un je ne sais quoi au delà des phénomènes, sans pouvoir déterminer la nature de ce je ne sais quoi, l'artiste, comme s'il était doué d'un sens à part, s'occupe paisiblement à sentir sous ce monde apparent l'autre monde tout intérieur qu'ignorent la plupart, et dont les philosophes se bornent à constater l'existence; il assiste au jeu invisible des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes; il a reçu en naissant la clef des symboles et l'intelligence des figures: ce qui semble à d'autres incohérent et contradictoire, n'est pour lui qu'un contraste harmonique, un accord à distance sur la lyrę universelle. Lui-même il entre bientôt dans ce grand concert, et, comme ces vases d'airain des théâtres antiques, il marie l'écho de sa voix à la musique du monde. Cela est vrai surtout du poëte lyrique, tendre et rêveur, et c'est ce qui en fait le plus souvent un être si indifferent aux débats humains, et si impatient des querelles d'alentour. Lui aussi, il dirait volontiers en certains moments, comme le spirituel épicurien M. de Stendhal, à

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