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du tillac; nous les avions assujettis avec des chaînes, comme sur les grands vaisseaux. Mais, malgré tout cela qui nous enchantait, ce charmant petit bâtiment restait immobile dans son cabinet, sans que je pusse imagiuer un moyen de l'en tirer pour le mettre à flot; je ne pouvais supporter l'idée de m'être donné tant de peine et d'avoir employé tant de temps infructueusement. On ne pouvait songer à percer la paroi extérieure du vaisseau sans les plus grands dangers et sans des difficultés presque insurmontables : il aurait été plus facile d'enlever toutes les parois intérieures jusqu'au milieu du vaisseau, où, comme on sait, il était ouvert ; mais les planchers supérieurs étaient presque au niveau de la mer par la position penchée du bâtiment, de sorte que notre chaloupe n'aurait pas même été libre. D'ailleurs, nous n'avions ni le temps ni la force de défaire ces immenses planchers, et nous courions le risque d'être prévenus par une tempête, qui aurait brisé vaisseau, planchers, parois et pinasse, et nous eût exposés à périr nous-mêmes si

nous avions été à l'ouvrage. Ne trouvant donc aucun moyen facile, mon impatience m'en inspira un aussi hardi que dangereux. J'avais trouvé sur le vaisseau un mortier de fer très-fort, tel qu'on s'en sert dans les cuisines, et je le jugeai utile à mon projet. Je pris une forte planche de chène, à laquelle j'attachai des crochets de fer; j'y fis avec un couteau, un couloir; mes enfants me procurèrent des mèches à canon, dont je coupai un morceau assez long pour que je pusse compter qu'il brûlerait au moins deux heures. Je plaçai cette mèche dans le couloir de ma planche; je remplis le mortier de poudre à canon, je posai sur le mortier la planche garnie de mèche, retenue aux anses par les crochets de fer que j'y avais adaptés; je calfeutrai avec du goudron tout autour du mortier ; je serrai encore le tout avec de fortes chaînes . qui se croisaient en tous sens, et j'obtins de cette manière un pétard dont j'attendis le meilleur effet. Je suspendis cette machine infernale dans l'enclos qui renfermait notre pinasse, contre la paroi latérale du vaisseau

qui touchait à la mer, vis-à-vis la pointe de la pinasse, mais en ayant soin cependant que la machine, en reculant par l'action violente de la poudre, ne pût pas retomber sur la chaloupe et l'endommager. Lorsque le tout fut' bien arrangé, j'allumai la mèche, dont l'extrémité sortait de la planche et se prolongeait assez pour nous laisser du temps. Je montai ensuite sur le bateau de cuves avec mes enfants; j'avais même fait embarquer ceux-ci avant d'avoir mis le feu à la mèche; et quoiqu'ils m'eussent aidé à construire mon pétard, ils n'en connaissaient pas la destination positive, et ne croyaient pas qu'on en fit usage aussitôt. J'avoue que je ne les avais pas éclairés là-dessus, parce que je craignais un peu que toute mon entreprise ne vint à manquer, que la pinasse ne fût fracassée, que le feu ne prît au vaisseau; et comme les pères n'aiment pas à avoir tort avec leurs enfants, je ne voulais pas m'avouer d'avance l'auteur de tous ces désastres.

Quand nous fumes arrivés à Zeltheim, je détachai aussitôt le radeau, afin de pouvoir

retourner promptement au vaisseau lorsque j'aurais entendu le fracas. Nous nous mîmes avec activité à le décharger, et, pendant que nous en étions occupés, une détonation si terrible se fit entendre sur la mer, que ma femme et mes enfants, qui en ignoraient la cause, en furent vivement effrayés et abandonnèrent l'ouvrage. Qu'est-ce donc que cela? s'écrièrent-ils tous; qu'arrive-t-il? C'est un coup de canon. Peut-être est-ce le capitaine avec nos camarades du vaisseau qui sont revenus, ou bien un bâtiment étranger donnant le signal de détresse; il nous faut aller à son secours.

LA MÈRE. Le bruit m'a paru venir directement du vaisseau; peut-être sera-t-il sauté. Vous n'aurez pas pris garde au feu, et il se sera communiqué à un baril de poudre. > Dans le fond de l'âme, elle faisait cette supposition, parce qu'elle désirait que le vaisseau fût anéanti, pour mettre fin à nos éternels voyages.

LE PÈRE. Il faut donc que cela soit arrivé en calfeutrant la pinasse; le mieux est de

nous en assurer sur-le-champ, d'y retourner. Qui sera de la partie?

Moi, moi, moi, fut le cri général, et mes trois petits dròles sautèrent dans leurs cuves, où je les suivis après avoir tranquillisé la mère, en lui disant un petit mot en secret.

Nous sortimes de la baie plus promptement que nous n'avions encore fait, la curiosité redoublait les coups de rames. Quand nous eûmes le vaisseau en vue, je remarquai avec plaisir qu'il ne présentait aucun changement sur le côté que nous avions en face, et qu'il n'en sortait même aucune fumée; j'avançai alors gaiement; mais au lieu d'aller tout droit, comme à l'ordinaire, dans le corps entr'ouvert du vaisseau, je cinglai autour de la proue pour arriver au côté opposé, où j'avais placé mon pétard. J'aperçus aussitôt une affreuse dévastation; la plus grande partie de la paroi extérieure était fracassée, des débris innombrables nageaient dans la mer, tout était pêle-mêle: mais la pinasse, qu'on voyait alors parfaitement, n'avait aucun mal; elle

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