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davantage trois ans plus tard, car il avait été offensé, et ne pardonnait jamais.

Cependant les plus graves intérêts s'amoncelaient autour de l'horizon politique, et semblaient empêcher de distinguer l'avenir... La Russie gardait un silence difficile à expliquer, malgré toutes les cajoleries de M. de Czernicheff, qui nous tenait dans une bien petite estime, car il faisait sa diplomatie à la façon de M. le régent; et, en bonne conscience, ceci était depuis longtemps passé de mode. Le peu d'importance du sujet qu'il poursuivait, fit qu'il réussit à surprendre quelques détails sur la marche des troupes et sur les magasins de ses subsistances. Mais ce n'était pas avec un homme comme Napoléon qu'il était possible de le connaître par la perfidie, en cherchant à avoir ses plans huit ou dix mois d'avance. Passe pour la veille de la bataille, comme à Dresde ou à Waterloo... et encore !... Mais enfin, là on peut jouer son honneur et sa tête contre une espérance plus ou moins fondée. Tandis que M. Czernicheff a couru le danger très imminent, pour eux, de faire fusiller deux pauvres pères de famille, contre l'information très incomplète qui lui apprenait que le soldat emportait de sa garnison deux paires de bas au lieu d'une, et trois chemises au lieu de deux. En vé

rité, ce n'est pas la peine de jouer ainsi avec la tête des autres pour une partie si peu importante; il est vrai que la sienne aurait été compromise assez sévèrement, si le télégraphe de Strasbourg n'avait pas été endormi, et s'il n'eût pas passé à étendre ses bras le temps qu'il devait employer à parler, pour dire qu'on arrêtât M. de Czernicheff... Ce qui est à lui reprocher, non pas au télégraphe, mais à M. de Czernicheff, c'est d'avoir usé de la plus cordiale hospitalité, d'avoir accepté de riches présens comme envoyé d'un ami, et puis de faire une sorte d'espionnage, ce qui est toujours d'une couleur un peu honteuse. Il est vrai que l'empereur Alexandre m'a dit à moi-même, en 1814, qu'une des choses qui l'avaient offensé de la part de M. le duc de Rovigo, ce fut, lors de son dernier voyage à Pétersbourg, d'avoir tenté d'exercer dans l'intérieur du palais impérial la police de Paris. L'empereur Alexandre prétendait que c'était cette raison qui l'empêchait de voir M. le duc de Rovigo', ce n'était donc qu'une représaille!...

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Il serait difficile de donner une idée de l'infa

L'empereur Alexandre me parla beaucoup de son antipathie pour le duc de Rovigo. Il y mêlait aussi une autre personne.... je donnerai les détails de cette conversation dans le volume suivant..

tuation où je trouvai toutes les femmes, relativement à M. de Czernicheff. C'était une folie, une obsession qui pouvait faire croire à la magie. On m'avait bien écrit dans ce sens, et même quelques unes des pauvres malades; mais j'étais loin de croire le mal aussi profond; elles ne mouraient pas toutes, mais toutes étaient frappées. En vérité, la chose était burlesque, et, vue de sang-froid, elle l'était bien autrement. Je ne sais pourquoi M. de Czernicheff avait mérité cette grande ovation. Il était sans doute fort agréable, homme de beaucoup d'esprit; mais cherchant peu à plaire, et cela, non pas qu'il fût occupé de l'une plutôt que de l'autre, mais parce que toutes semblaient l'ennuyer. Voilà du moins l'effet qu'il me fit le premier soir de grand cercle où je le vis aux Tuileries. J'avoue que j'y portai toute la curiosité qu'avaient excitée les lettres où on me parlait de lui comme du mangeur de cœurs le plus glouton qui eût encore paru dans l'un de nos salons. Je me rappelle cette soirée, parce qu'il s'y joint une particularité assez singulière..

On m'avait donc non seulement écrit depuis l'arrivée de M. Czernicheff toutes les histoires dont il était le héros, et cela avec mensonge ou vérité, il n'importe; mais d'autres détails m'avaient été contés depuis que j'étais à Paris;

comme ces détails me paraissaient bien étonnans, en raison de la surveillance que l'empereur exerçait sous son propre toit, j'étais bien aise de juger par moi-même de la vérité de la chose.

- Parbleu! me dit M. de Narbonne, vous êtes bien entêtée!... quand on vous dit comment les choses se sont passées, vous ne voulez encore rien croire... quand je vous répète que l'une des puissances belligérantes a été au moment de battre l'autre, bien qu'elles soient d'anciennes camarades... au reste, elles se regardent toutes comme des chattes sauvages, quand le Lovelace du Nord paraît au milieu d'elles. Attention! nous entrons dans le sanctuaire... regardez bien attentivement, car je suppose que l'étoile polaire est à l'horizon. Je ne veux rien vous dire, voyons si vous le devinerez... si vous êtes blessée à mort par un regard de ses yeux chinois, appelez-moi à votre aide.

Cette conversation se faisait en descendant mon escalier, dans ma voiture, et en traversant lentement tous les grands appartemens des Tuileries. M. de Narbonne avait dîné chez moi, et je l'avais conduit au château.

Lorsque je fus entrée dans la salle du trône, je regardai attentivement parmi la foule d'étrangers de distinction qui se trouvaient là pres

que courbés devant l'N brodé sur le fauteuil vide du trône, car l'empereur n'était pas encore arrivé, et les seuls visages qui fussent alors dans la salle impériale ne méritaient pas certainement le nom de mangeurs de coeurs... J'avais bien auprès de moi plusieurs femmes, qui seulement pour prononcer un nom m'auraient dit : Voilà M. Czernicheff.

Mais je voulais deviner toute seule, et je ne regardais même plus du côté de M. de Narbonne, qui me faisait de gros yeux, pour diriger les

miens vers un endroit de la salle où était un groupe assez nombreux qui s'ouvrit enfin, et me laissa voir un grand jeune homme, n'ayant point une jolie figure, mais ayant cette tournure qui n'était ni commune, ni distinguée, qui était ce qu'on appelait alors une tournure étrangère : c'était le mot; et il serait difficile en effet de dire la chose autrement. M. de Metternich ét M. Czernicheff sont les deux types dans ce genre qui soient venus nous offrir une extrême élégance, avec des manières qui ne rappelaient en rien même celles traditionnelles des salons de 1787. M. le comte de Metternich, avec sa poudre mise sur une chevelure blonde, qui n'avait aucun cheveu blanc, mais pour se donner l'air un peu plus respectable avec son habit de che

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