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Le Brun, qui s'appelait l'homme des revanches, n'eut pas la sienne ce jour-là (1).

Ces jeux d'esprit trouvaient beaucoup de curieux et d'oisifs qui s'en amusaient chaque matin sous le Consulat et sous l'Empire. On se serait cru revenu aux beaux jours de la petite guerre d'épigrammes entre Scarron et Gilles Boileau, et c'était le temps d'Austerlitz! J'allais oublier de dire que Le Brun s'était tout à fait, et dès le premier jour, rallié à Bonaparte, qui lui avait accordé une grosse pension (6,000 fr.). Il a loué le héros, comme il avait loué déjà indifféremment Louis XVI, Calonne, Vergennes, Robespierre (2), sans préjudice des petites épigrammes qu'il se passait dans l'intervalle et qui ne comptaient pas.

Le Brun mourut le 2 septembre 1807, à l'âge de soixante-dix-huit ans. Comme presque tous ses confrères de l'Institut avaient été plus ou moins atteints par lui, c'était à qui n'irait pas à ses funérailles. Le cardinal Maury fut plus généreux, et, bien qu'un des plus blessés, il donna le signal de l'oubli des injures. Pendant que le cortége s'avançait, Andrieux qui en faisait partie remarquait avec étonnement qu'il était le seul peut-être des membres présents contre qui Le Brun n'eût pas fait d'épigrammes, et il le disait à son voisin, quand celui-ci lui repartit aussitôt : « Eh quoi! vous ne savez pas la vôtre?

Sœur Andrieux, contez, contez, entendez-vous?

Si vous ne dormez pas, ma sœur, endormez-nous. »

(1) On trouve tout le menu de ces querelles littéraires dans l'Acanthologie ou Recueil d'Épigrammes (1817), que l'on doit à M. Fayolle, littérateur instruit et bienveillant, et qu'il nous a été très-bon de consulter personnellement sur ce temps-là. Il est mort à SaintePérine, où il était la dernière fois que nous le vîmes.

(2) L'Éloge que Le Brun a fait de Robespierre se trouve dans un avant-propos en prose qu'il avait mis à son ode sur l'Être-Suprême, lorsqu'elle fut publiée pour la première fois.

C'était, cette fois, bien innocent. On ajoute qu'Andrieux, qui voulait faire un discours sur la tombe, garda son cahier en poche; mais je n'en crois rien (1).

Lorsque Ginguené, ami de Le Brun dans tous les temps, se chargea de faire le recueil des Œuvres du poëte, il trouva, dit-on, dans les papiers jusqu'à dix épigrammes contre lui-même, et il s'y piqua: ce qui ne l'empêcha point d'accomplir très-fidèlement sa mission d'éditeur. Mais il n'eut pas le suprême bon goût de donner une au moins des dix épigrammes.

Une des choses auxquelles il est le plus difficile de s'accoutumer en jugeant les hommes, c'est de maintenir la part de leurs talents ou de leurs qualités, après qu'on a reconnu celle de leurs défauts ou de leurs vices. On éprouve une impression pénible de ce genre à propos dé Le Brun. Cette élévation qu'il n'avait ni dans le cœur ni dans le caractère, il faut bien pourtant reconnaître qu'elle s'était par moments réfugiée dans son imagination. Il avait de certaines idées qui pouvaient être vagues ou exagérées, mais qui n'étaient ni petites ni basses. Dans le seul voyage qu'il fit, il était allé jusqu'à Marseille et y avait vu la mer : « J'ai donc vu la mer, écrivait-il, ou plutôt je n'ai fait que la revoir, car mon imagination me l'avait mille fois représentée, même plus imposante et plus vaste. L'homme a dans sa pensée le coup d'œil de l'Univers. » Jusqu'au terme de sa vieillesse, il conserva une fermeté rare; la cécité,

(1) Il y a une autre épigramme de Le Brun contre Andrieux, et qui, également innocente, paraîtra plus juste, car les Contes de cet homme d'esprit n'ont jamais endormi personne; la voici :

Dans ces Contes pleins de bons mots

Qu'Andrieux lestement compose,

La rime vient mal à propos

Gâter le charme de la prose.

C'est moins une épigramme qu'un demi-éloge.

quand il en fut totalement menacé, ne l'affligeait pas, et il en a parlé avec sérénité et presque avec magnificence dans son ode sur la Vieillesse :

La nuit jalouse et passagère

Dont le voile ombrage mes yeux,
N'est qu'une éclipse mensongère
D'où l'esprit sort plus radieux.

Il croyait donc au triomphe de l'esprit et à une immortalité, au moins poétique et terrestre. Je ne meurs pas, disait-il, je sors du temps. Dans cette absence de tout principe d'honneur et de dignité, il poursuivait encore avec fierté je ne sais quels fantômes et quelles idoles qui lui parlaient d'un monde supérieur. C'est par ce seul côté qu'il subsiste et qu'il mérite aujourd'hui le regard.

Lundi, 1er décembre 1851.

MADAME DE MOTTEVILLE

Reposons-nous un moment avec madame de Motteville, l'auteur des judicieux Mémoires, avec cet esprit sage et raisonnable qui a vu de près les choses de son temps, qui les a appréciées et décrites dans une si parfaite mesure, avec une si agréable justesse. Lorsque les Mémoires de madame de Motteville parurent pour la première fois en 1723, les journalistes et critiques du temps, en y louant le ton de sincérité, jugèrent qu'il y avait trop de détails minutieux, trop de petits faits. Ce n'était pas seulement l'opinion du Journal de Trévoux ou du Journal des Savants, c'est celle de Voltaire luimême. Aujourd'hui, nous ne pensons plus ainsi. Ces petits faits, qui appartiennent à un ancien monde disparu, et qui nous le représentent dans une entière vérité, nous plaisent et nous attachent à une distance médiocre, ils pouvaient sembler surabondants et superflus; à une distance plus grande, ils sont redevenus intéressants et neufs. Et d'ailleurs, si madame de Motteville, se tenant à son rôle de femme, ne disant que ce qu'elle a appris par elle-même ou de bonne source, n'essaye pas de pénétrer les secrets du cabinet (dont elle devine pourtant très-bien quelques-uns), elle nous peint au naturel l'esprit général des situations et le caractère moral des personnages: c'est ce côté durable que le

temps a dégagé en elle, et qui la place désormais à un rang si distingué et si bien établi.

Madame de Motteville, née vers 4624, était de son nom Françoise Bertaut, nièce du poëte-évêque, illustre en son temps et encore remarquable pour le sentiment et l'élégance, de ce Bertaut que Boileau a loué de sa retenue, et que Ronsard avait jugé un poëte trop sage. Je relève tout d'abord ce fonds de sagesse, qui semblait appartenir à la race : madame de Motteville avait une sœur cadette que, dès son enfance, on appelait Socratine à cause de sa sévérité, et qui finit par se faire carmélite. Cette sévérité, très-adoucie et très-ornée chez la sœur aînée, ne méritait que le nom de raison et de bon esprit. C'est ainsi qu'en parlaient tous ceux qui ne la connaissaient que de réputation : « Mélise peut passer pour une des plus raisonnables précieuses de l'île de Délos, » est-il dit dans le Grand Dictionnaire des Précieuses. Mademoiselle Bertaut avait reçu une éducation très-soignée et très-littéraire. Son père, Pierre Bertaut, était gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi. Sa mère, qui tenait à une noble maison d'Espagne et qui avait jeune habité ce pays, fut distinguée de la reine Anne d'Autriche, dans les premiers temps que cette princesse était en France; sachant l'espagnol comme sa propre langue, elle fut d'abord employée par elle à ses correspondances de famille, et traitée comme une amie. Elle profita de cette faveur pour donner, comme on disait alors, c'est-à-dire pour attacher à la reine sa fille dès l'âge de sept ans (1628). Mais le cardinal de Richelieu, qui s'inquiétait de l'entourage de la jeune reine, et qui voulait lui couper les communications avec l'Espagne, éloigna cette jeune enfant : ce dont Anne d'Autriche se plaignit fort. A toutes ses plaintes, « on lui répondit, nous dit madame de Motteville, que ma mère était demi-Espagnole, qu'elle avait beaucoup d'esprit,

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