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que toutes les intelligences de la mosquée al Azhar ne fourniraient point, en se réunissant, une somme digne d'entrer en lice, sur son propre terrain (celui de l'antiquité arabe), avec l'unité intellectuelle de notre célèbre compatriote. L'étude des ouvrages anciens, autres que l'Alcoran, est presque entièrement abandonnée aujourd'hui dans les universités musulmanes; la théologie scolastique a tout envahi, d'où il arrive que les savans de ce pays-ci sont tout aussi embarrassés que les nôtres quand il leur faut interpréter, sans le secours d'un commentaire, les vers de quelque poète païen ou des premiers temps de l'islamisme. Je dirai plus : le nombre des Orientaux qui comprennent Hariry est extrêmement restreint. Or ce très-petit nombre de juges compétens affirment que le meilleur commentaire arabe des séances de Hariry est celui du professeur français. Je n'ai donc qu'une seule autorité à opposer à M. de Sacy (encore me manquera-t-elle quelquefois), dans les endroits où ma traduction diffère de la sienne, et cette autorité est celle du plus savant des interprètes de l'Alcoran. Mais je me hâte d'ajouter ici, qu'il n'en est pas d'un texte arabe comme d'un texte grec ou latin, dont le sens est un et déterminé. Un grand nombre de vers arabes et de versets de l'Alcoran comportent plusieurs sens que le même commentateur propose souvent l'un après l'autre, laissant à son lecteur la liberté ou l'embarras du choix. Jugez maintenant de la latitude qui doit résulter de la réunion de plusieurs scoliastes. De là ce fait fort singulier, que deux traductions d'un même texte classique arabe peuvent être toutes deux bonnes, quoique avec de trèsnotables différences, en tant qu'elles s'appuient toutes deux sur des autorités respectables ou sur de bonnes raisons. Une discussion approfondie des causes de cette indétermination m'entraînerait trop loin et dépasserait mes forces; je me bornerai à dire ici qu'il ne faut pas en conclure que les anciens poètes recherchassent le vague ou les mots à double entente, mais bien que leurs plus savans interprètes n'ont jamais eu qu'une connaissance imparfaite de la langue dans laquelle ils s'exprimaient, et des mœurs et des idées dont cette langue devait être l'image. Cette triste vérité une fois reconnue, le champ de l'arbitraire va s'agrandir encore devant les modernes ; car, du moment où ils n'auront plus une confiance implicite dans leurs guides, ils chercheront naturellement à se conduire eux-mêmes; et c'est, je l'avoue, ce qui m'est arrivé quelquefois dans le cours de ma traduction.

Le commentaire de Zamakhschary sur le poème de Schanfara, quoique prolixe et très-prolixe sous un rapport, celui de l'analyse grammaticale, laisse beaucoup à désirer sous un autre, malheureusement plus important, la fixation du sens ou des sens divers dont le texte est susceptible. En outre, le manuscrit unique que j'ai eu à ma disposition est fort loin d'être correct; mais appuyé sur le docte et consciencieux travail de M. de Sacy, aidé de Dieu et du scheik Mohammad-al-Thantâwy, qui comprend très-bien les scoliastes, je suis parvenu, je crois, à rétablir dans un état très-voisin de leur intégrité primitive, le Commentaire de Zamakhschary et le texte qu'il avait sous les yeux. Ce travail, qui exigeait de la patience et une attention soutenue, n'offrait pourtant pas de grandes difficultés, attendu qu'un texte et un commentaire se contrôlent mutuellement, et que les définitions données par Zamakhschary des expressions dont se sert le poète païen, se retrouvent presque toutes, mot pour mot, dans le Schâh de Djawhary. En attendant que les circonstances me permettent de publier le résultat de ce travail, j'ai cru pouvoir offrir à l'Occident une nouvelle approximation française du sens contenu dans les cent trente-six hémistiches de Schanfara. Vous trouverez dans la Chrestomathie arabe, de M. de Sacy (tome II, pages 337, 345 et suivantes; 397 et suivantes de la seconde édition), tout ce que l'on sait de la vie de cet homme extraordinaire, sur qui pèse la malédiction du ciel, et qui n'en est point écrasé. Vous jugerez avec moi que son poème n'est pas une fiction (à part les hyperboles qui sont de l'essence même de la poésie orientale), et qu'au moins, sous ce rapport, il a le pas sur tous les poètes qui n'ont fait que rêver le meurtre et la vie sauvage.

Je ne saurais terminer cette lettre sans exprimer une plainte et un vœeu. Il me semble que je comprends Schanfara, que je m'identifie avec lui, au moins pour un instant, et alors j'éprouve le besoin de faire entrer sa pensée tout entière dans l'ame de mes contemporains; ce besoin, je vous l'assure, tient de la nature de l'inspiration; mais voyez un peu le contraste: Schanfara, homme de sang et de rapine, qui n'a jamais su ni lire ni écrire (je vous en réponds), l'un des plus fameux coureurs de son temps, demi-loup et demi-hyène, comme il le dit lui-même d'un seul mot, sima (et e'est là une des idées que je n'ai pas pu faire passer dans ma version), Schanfara répand son fiel et son orgueil en vers de vingt-huit

à une

syllabes, assujettis à une rime riche et unique, à la césure, succession sévèrement cadencée de longues et de brèves, aux règles d'une syntaxe extrêmement compliquée. L'expression n'en souffre pas; elle est forte comme sa pensée; et moi, traducteur français, traducteur juré, traducteur-né, homme de lettres, homme de cabinet, rompu à écrire sur tous les tons et dans tous les genres, depuis le Mémoire de Chimie, jusqu'à la Romance de l'Oiseau mystérieux, — je sue sang et eau pour produire, avec ma phrase française, un pâle reflet de cette magnifique éruption ; les mots que je suis forcé d'employer sont les fils grossiers d'un voile de serge dont je couvre la statue de Schanfara, et qui en laisse à peine de'viner les formes.... Est-ce ma faute? Non. Est-ce celle de la langue dans laquelle je suis condamné à écrire? N'en doutez Puisse la génération qui s'élève la refondre en entier !

pas.

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Enfans de ma mère, retournez sur vos pas: il me faut d'autres compagnons que vous, une autre famille que la vôtre. Aussi bien, tout est prêt pour mon départ; la lune brille dans le ciel, et j'avais sans doute un but quand j'ai fait seller mes chameaux.

celui-là

Il est sur la terre une retraite pour l'homme de cœur fuyant le chagrin, et un asile pour celui qui redoute les traits de la haine. J'en jure par vos vies ne tombera jamais dans la détresse, qui a du jugement et sajt marcher la nuit, cherchant tout ce qu'il aime, évitant tout ce qu'il déteste. A défaut de vous, j'ai làbas tout une famille le loup coureur infatigable, la panthère au poil ras et lisse, l'hyène au poil hérissé. Voilà mon monde. Avec ces gens-là, un secret confié n'est

point divulgué, et le coupable n'est point abandonné en punition de sa faute. Tous ils repoussent l'insulte; tous sont braves, moins braves que moi cependant quand il faut soutenir le choc des premiers chevaux de l'ennemi; mais je leur cède le pas quand il s'agit d'attaquer les vivres, alors que le plus glouton est le plus diligent. Tout cela n'est que l'effet d'une générosité qui déborde, et par laquelle je prétends m'élever au-dessus d'eux, et ici le prétendant est en effet le plus digne. Trois fidèles amis me tiendront lieu de ces hommes qui ne savent pas rendre le bien pour le bien, et dont le voisinage n'offre aucune ressource, pas même celle d'un passe-temps. Ces trois amis sont un cœur intrépide, un glaive étincelant et un arc de naba, long, retentissant, au bois jaune, fort et poli, orné de courroies, muni d'un baudrier; quand la flèche part de son centre, il gémit longuement comme une (1) mère éplorée qui vient de perdre son enfant.

Je ne suis pas de ces pasteurs sujets à la soif, qui, n'osant s'écarter des puits, font paître au soir leurs troupeaux dans des lieux sans cesse parcourus et dépouillés de verdure ; les petits de leurs chameaux font pitié à voir, quoique les mères ne portent point d'entraves aux mamelles. - Je ne suis point de ces lâches et stupides époux qui, toujours auprès de leurs femmes, les tiennent au courant de tout, et les consultent sur tout ce qu'ils ont à faire ; ni de ces cœurs d'autruche qui montent et baissent comme portés sur les ailes d'un petit oiseau; ni de ces marchands de musc, rebut de leurs familles, qui ne sont bons qu'à singer l'amour, qui soir et matin se parfument, et se teignent les paupières en noir; — ni de ces hommes chétifs et inertes, qui cachent toujours un mal derrière un bien, qui ne portent point d'armes, et s'épouvantent d'une menace. - Je ne suis pas non plus de ces voyageurs pusillanimes que les ténèbres saisissent d'effroi quand, une fois égarés dans le désert, ils n'ont devant eux qu'une vaste plaine sans route frayée ni moyens de reconnaissance.

Lorsque la plante calleuse de mes pieds frappe une terre

(1) Le motarabe qui signifie un arc est du genre fém (N. du trad.)

dure, semée de cailloux, elle en tire des étincelles et les fait voler en éclats.

Je réponds aux exigences de la faim par des délais successifs. Je l'abuse et la promène jusqu'à ce qu'enfin je la tue; j'en détourné ma pensée et finis par l'oublier. Au besoin, j'avale une motte de terre plutôt que de subir l'hospitalité d'un homme arrogant qui me croirait son débiteur parce qu'il m'aurait donné à manger. N'était l'horreur du blâme qui s'attache à toutes mes entreprises, c'est chez moi que l'on viendrait manger ; l'on ne trouverait que chez moi tout ce qui peut calmer la faim et la soif. Mais l'ame fière qui réside en mon sein ne peut tenir contre le blâme qu'autant que je mène une vie vagabonde. Je replie donc mes entrailles sur la faim, comme un fileur tord ses fils entre eux et les enroule sur le fuseau.

Je me mets en course le matin n'ayant pris qu'une bouchée comme un loup aux fesses maigres et au poil gris, qu'une solitude conduit à une autre. Il part au point du jour, entortillant la faim dans les replis de ses entrailles, trottant contre le vent, s'élançant au fond des ravins et trottant de plus belle. Mais après une quête vaine, quand le besoin l'a chassé de tous les lieux où le besoin l'avait poussé, il appelle : à sa voix répondent des loups efflanqués comme lui, dont la face est blanchie par l'âge ; à voir leurs mouvemens précipités, on dirait des flèches qui s'entre-choquent dans les mains de celui qui les mêle pour consulter le sort, ou des abeilles expulsées de leur demeure, et dont l'essaim hâte sa fuite, harcelé par les baguettes qu'enfonce dans leur nid l'homme perché là-haut pour recueillir leur miel. Ces loups ouvrent une gueule immense; leurs mâchoires écartées semblent des bâtons fendus en deux; ils montrent leurs dents, rident leur nez et font peur à voir. Le premier a hurlé d'un son lamentable, et les autres hurlent après lui dans le désert; on croit entendre des pleureuses qui pleurent du haut des collines la perte d'un époux ou d'un enfant. Après avoir hurlé il se tait; les autres se taisent à son exemple, malheureux qu'un malheu reux console en se consolant avec eux. Il se plaint et ils se plaignent, puis il se résigne et les autres se résignent comme lui, et certes, quand la plainte ne sert à rien, la patience a bien meil

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