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le lui preferit, bientôt il n'ofera refpirer que fur vos regles. A quoi voulez-vous qu'il penfe, quand vous penfez à tout pour lui? Affuré de votre prévoyance, qu'a-t-il befoin d'en avoir? Voyant que vous vous chargez de fa confervation, de fon bienêtre, il fe fent délivré de ce foin; fon jugement fe repofe fur le vôtre; tout ce que vous ne lui défendez pas, il le fait fans réflexion, fachant bien qu'il le fait fans rifque. Qu'a-t-il befoin d'apprendre à prévoir la pluye? Il fait que vous regardez au ciel pour lui. Qu'a-t-il befoin de regler fa promenade? Il ne craint pas que vous lui laiffiez paffer l'heure du dîné. Tant que vous ne lui défendez pas de manger, il mange; quand vous le lui défendez, il ne mange plus; il n'écoute plus les avis de fon eftomac, mais les vôtres. Vous avez beau ramollir fon corps dans l'inaction, vous n'en rendez pas fon entendement plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de décrediter la raifon dans fon efprit, en lui faifant ufer le peu qu'il en a, fur les chofes qui lui paroiffent le plus inutiles. Ne voyant jamais à quoi elle eft bonne, il juge enfin qu'elle n'eft bonne à rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal raisonner fera d'être repris, & il l'eft fi fouvent qu'il n'y fonge gueres; un danger fi commun ne l'effraye plus.

Vous lui trouvez pourtant de l'efprit, & il en a pour babiller avec les femmes, fur le ton dont j'ai déjà parlé; mais qu'il foit dans le cas d'avoir à payer de fa perfonne, à prendre un parti dans quelque occafion difficile, vous le verrez cent fois plus ftupide & plus bête que le fils du plus gros manan.

Pour mon Eleve, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à fe fuffire à lui-même, autant qu'il eft poffible, il ne s'accoûtume point à recourir fans ceffe aux autres, encore moins à leur éta

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ler fon grand favoir. En revanche il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui fe rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit; il ne fait pas un mot de ce qui fe fait dans le monde, mais il fait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il eft fans ceffe en mouvement, il eft forcé d'obferver beaucoup de chofes, de connoître beaucoup d'effets; il acquiert de bonne heure une grande expérience, il prend fes leçons de la nature & non pas des hommes; il s'inftruit d'autant mieux qu'il ne voit nulle part l'intention de l'inftruire. Ainfi fon corps & fon efprit s'exercent à la fois. Agiffant toujours d'après fa pensée, & non d'après celle d'un autre, il unit continuellement deux opérations; plus il fe rend fort & robufte, plus il devient fenfé & judicieux. C'est le moyen d'avoir un jour ce qu'on croit incompatible, & ce que prefque tous les grands Hommes ont réuni: la force du corps & celle de l'ame; la raifon d'un fage & la vigueur d'un athlete.

Jeune Instituteur, je vous prêche un art difficile; c'est de gouverner fans préceptes, & de tout faire en ne faifant rien. Cet art, j'en conviens, n'est pas de votre âge; il n'eft pas propre à faire briller d'abord vos talens, ni à vous faire valoir auprès des peres; mais c'est le feul propre à réuffir. Vous ne parviendrez jamais à faire des fages, fi vous ne faites d'abord des poliçons (*): c'étoit l'éducation des Spartiates; au lieu de les coller fur des livres, on commençoit par leur apprendre à voler leur dîné. Les Spartiates étoient-ils pour cela groffiers étant grands? Qui ne connoît la force & le fel de leurs

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(*) Des fages, des poliffons. C'est enter un fruit exquis fur un bien mauvais fauvageon.

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réparties? Toujours faits pour vaincre, ils écra foient leurs ennemis en toute efpece de guerre, & les babillards Atheniens craignoient autant leurs mots que leurs coups.

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Dans les éducations les plus foignées, le Maître commande & croit gouverner; c'eft en effet l'enfant qui gouverne. Il fe fert de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu'il lui plaît, & il fait toujours vous faire payer une heure d'affiduité par huit jours de complaifance. A chaque inftant il faut pactifer avec lui. Ces traités, que vous propofez à votre mode, & qu'il exécute à la fienne, tournent toujours au profit de fes fantaisies; fur-tout quand on a la mal-adreffe de mettre en condition pour fon profit, ce qu'il est bien fûr d'obtenir, foit qu'il rempliffe ou non la condition qu'on lui impofe en échange. L'enfant, pour l'ordinaire, lit beaucoup mieux dans l'efprit du Maître, que le Maître dans le cœur de l'enfant, & cela doit être; car toute la fagacité qu'eût employé l'enfant livré à lui-même à pourvoir à la confervation de fa perfonne, il l'emploie à fauver fa liberté naturelle des chaînes de fon tyran. Au lieu que celui-ci, n'ayant nul intérêt fi preffant à pénétrer l'autre, trouve quelquefois mieux fon compte à lui laiffer fa pareffe ou fa vanité.

Prenez une route oppofée avec votre Eleve; qu'il croye toujours être le Maître, & que ce foit tou jours vous qui le foyez. Il n'y a point d'affujettissement fi parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté; on captive ainfi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne fait rien, qui ne peut rien, qui ne connoît rien, n'eft-il pas à votre merci? Ne difpofez vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'environne? N'êtes-vous pas le maître de l'affecter comme il vous plaît? Ses travaux, fes jeux, fes plaifirs, fes peines, tout n'eft-il pas dans vos mains

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fans qu'il le fache? Sans doute, il ne doit faire que ce qu'il veut; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il faffe; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu, il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne fachiez ce qu'il va dire.

C'est alors qu'il pourra fe livrer aux exercices du corps, que lui demande fon âge, fans abrutir fon efprit; c'eft alors qu'au lieu d'aiguiser fa rufe à éluder un incomode empire, vous le verrez s'occuper uniquement à tirer de tout ce qui l'environne le parti le plus avantageux pour fon bien-être actuel; c'eft alors que vous ferez étonné de la fubtilité de fes inventions, pour s'approprier tous les objets auxquels il peut atteindre, & pour jouir vraiment des cho, fes, fans le fecours de l'opinion.

Én le laiffant ainfi maître de fes volontés, vous ne fomenterez point fes caprices. En ne faifant jamais que ce qui lui convient, il ne fera bientôt que ce qu'il doit faire; & bien que fon corps foit dans un mouvement continuel, tant qu'il s'agira de fon inté rêt préfent & fenfible, vous verrez toute la raison dont il eft capable fe développer beaucoup mieux, & d'une maniere beaucoup plus appropriée à lui, que dans des études de pure fpéculation.

Ainfi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne fe défiant point de vous, n'ayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous mentira point, il fe montrera tel qu'il eft fans crainte; vous pourrez l'étudier tout à votre aife, & difpofer tout autour de lui les leçons que vous vou lez lui donner, fans qu'il penfe jamais en recevoir

aucune.

Il n'épiera point, non plus, vos mœurs avec une curieufe jaloufie, & ne fe fera point un plaifir fe cret de vous prendre en faute. Cet inconvénient que nous prévenons eft très-grand. Un des premiers

foins des enfans eft, comme je l'ai dit, de décou vrir le foible de ceux qui les gouvernent. Ce pen chant porte à la méchanceté, mais il n'en vient pas : il vient du befoin d'éluder une autorité qui les importune. Surchargés du joug qu'on leur impose, ils cherchent à le fecouer, & les défauts qu'ils trouvent dans les Maîtres, leur fourniffent de bons moyens pour cela. Cependant l'habitude fe prend d'obferver les gens par leurs défauts, & de fe plaire à leur en trouver. Il eft clair que voilà encore une fource de vices bouchée dans le cœur d'Emile; n'ayant nul intérêt à me trouver des défauts, il ne m'en cherchera pas, & fera peu tenté d'en chercher à d'autres.

Toutes ces pratiques femblent difficiles parce qu'on ne s'en avife pas, mais dans le fond elles ne doivent point l'être. On eft en droit de vous fuppofer les lumieres néceffaires pour exercer le métier que vous avez choifi; on doit préfumer que vous connoiffez la marche naturelle du cœur humain, que vous favez étudier l'homme & l'individu, que vous favez d'avance à quoi fe pliera la volonté de votre Eleve, à l'occasion de tous les objets intéressans pour fon âge que vous ferez paffer fous fes yeux. Or, avoir les inftrumens & bien favoir leur usage, n'eftce pas être maître de l'opération?

Vous objectez les caprices de l'enfant : & vous avez tort. Le caprice des enfans n'eft jamais l'ouvrage de la nature, mais d'une mauvaise discipline: c'eft qu'ils ont obéi ou commandé; & j'ai dit cent fois qu'il ne falloit ni l'un ni l'autre. Votre Eleve n'aura donc de caprices que ceux que vous lui aurez donnés ; il eft jufte que vous portiez la peine de vos fautes. Mais, direz-vous, comment y remé dier? Cela fe peut encore, avec une meilleure conduite & beaucoup de patience.

Je

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