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pour ne pas ajouter foi au récit circonstancié d'un témoin oculaire; car il serait peu naturel de penser que le parterre ait pu être détrompé par les brusqueries que l'approbation de Philinte arrache à chaque strophe à Alceste. Ces exclamations furibondes ne sont point une critique raisonnée, et rien ne pouvait prouver au parterre que le Misanthrope fût plus sensé en les laissant échapper qu'en s'emportant contre Philinte, parce qu'il avait répondu avec affabilité à l'accueil empressé d'un homme qu'il connaissait peu. Ce n'est donc qu'après que le sonnet est entièrement lu, et conséquemment après que le parterre a eu le temps d'exprimer ce qu'il en pense, qu'Alceste en fait véritablement la critique; jusque-là on doit être au moins dans l'incertitude sur l'avis de l'auteur, puisque le sonnet est approuvé par l'homme modéré de la pièce. Ce panneau, dans lequel donna le public, dut nécessairement nuire un peu à la vogue de l'ouvrage; mais il contribua indubitablement à augmenter l'effet que produisit sur le mauvais goût cette scène, qui n'eut pas moins d'influence que les meilleures satires de Boileau.

Le Misanthrope est une véritable galerie des travers et des ridicules alors en faveur à la cour. Le temps, en effaçant quelques-uns des noms placés par les contemporains au bas de ces portraits, en a respecté quelques autres consacrés par la

tradition d'autorités malignes. Si ceux des originaux dont Arsinoé, Acaste, Clitandre, passaient pour être les copies sont aujourd'hui ignorés; si l'on ne connaît pas davantage l'homme entêté de sa qualité, le grand flandrin qui crache dans un puits pour faire des ronds, ni les autres personnages condamnés par contumace dans la fameuse scène des portraits, on nous a transmis du moins d'une manière plus ou moins certaine les noms des individus que Molière avait eus en vue en traçant quatre de ses rôles.

Timante le mystérieux n'est autre que l'antagoniste de La Fontaine, M. de Saint-Gilles, qui a déjà figuré dans cette histoire'.

Célimène, selon les uns, est cette fameuse madame de Longueville' qui pour une misérable querelle avec madame de Montbazon suscita entre son amant et celui de cette dame un duel fameux qui eut lieu sur la Place Royale et auquel elle assista cachée derrière une jalousie. Selon les autres, et c'est le plus grand nombre, c'était cette même femme de la cour dout Boileau a dit dans sa dixième satire 3:

3

Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,

1. Petitot, Vie de Molière, p. 40.

2. Lettre insérée au Journal Encyclopédique, du 1er mai 1776. OEuvres de Molière, édit. de Bret, t. III, p. 537, note.

3. Ibidem, p. 417.

Donner chez la Cornu rendez-vous aux galans.

Oronte passa pour la réflexion du duc de SaintAignan (49). Enfin la principale figure de cette grande composition, Alceste, fut généralement regardé comme le portrait du duc de Montausier. Voici ce que Saint-Simon, auteur anonyme de quelques notes tracées sur le manuscrit du Journal de Dangeau, rapporte à ce sujet :

<< Molière fit le Misanthrope; cette pièce fit grand bruit et eut grand succès à Paris, avant d'être jouée à la cour. Chacun y reconnut M. de Montausier, et prétendit que c'était lui que Molière avait eu en vue. M. de Montausier le sut et s'emporta jusqu'à faire menacer Molière de le faire mourir sous le bâton. Le pauvre Molière ne savait où se fourrer. Il fit parler à M. de Montausier par quelques personnes; car peu osèrent s'y hasarder, et ces personnes furent fort mal reçues. Enfin le Roi voulut voir le Misanthrope; et les frayeurs de Molière redoublèrent étrangement, car MONSEIGNEUR allait aux comédies suivi de son gouverneur. Le dénouement fut rare; M. de Montausier, charmé du Misanthrope, se sentit si obligé qu'on l'en eût cru l'objet, qu'au sortir de la comédie il envoya chercher Molière pour le remercier. Molière pensa mourir du message, et ne put se résoudre qu'après bien des assurances réitérées.

Enfin il arriva toujours tremblant chez M. de Montausier qui l'embrassa à plusieurs reprises, le loua, le remercia, et lui dit qu'il avait pensé à lui en faisant le Misanthrope, qui était le caractère du plus parfaitement honnéte homme qui pût être, et qu'il lui avait fait trop d'honneur, et un honneur qu'il n'oublierait jamais. Tellement qu'ils se séparèrent les meilleurs amis du monde, et que ce fut une nouvelle scène pour la cour, meilleure encore que celles qui y avaient donné lieu1 (50).

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Malgré tout ce qu'il y a d'évidemment faux dans ce récit et le soin manifeste qu'a pris l'anonyme, pour le rendre plus dramatique, de faire jouer à Molière un rôle inconciliable avec la noblesse de son caractère, il fournit du moins la preuve certaine que le parterre ne s'était pas trompé dans son application, et que l'original, loin d'être fâché qu'on l'eût fait poser, craignait encore de ne pas assez ressembler à son portrait.

Mais ce qui était un éloge flatteur aux yeux du duc de Montausier, passe pour une odieuse calomnie à ceux de J. J. Rousseau, qui ne voit dans la conception du rôle d'Alceste que l'intention de faire rire aux dépens de la vertu. Les attaques

1. Essai sur l'Etablissement monarchique de Louis XIV, précédé de nouveaux Mémoires de Dungeau, par P. E. Lémontey, p. 57 et suiv.

2. Lettre à d'Alembert, sur les spectacles.

du citoyen de Genève contre cette pièce ont été victorieusement réfutées par La Harpe, Marmontel et d'Alembert. Cependant il est juste de dire qu'il n'a pas dans cette circonstance émis une dé ces opinions tout-à-fait paradoxales que l'on rencontre quelquefois dans ses ouvrages et qui n'ont pas trouvé encore de partisans réfléchis; car outre le sage philosophe dont nous rapporterons bientôt la critique, on a vu Fabre d'Églantine, plein de l'idée de Rousseau, travailler sur le plan que celui-ci avait pour ainsi dire tracé. Son entreprise, si elle fut connue d'avance, dut sembler bizarre et téméraire; et ce serait encore le jugement qu'on en porterait aujourd'hui, si un succès, légitimé lui-même par sa durée, n'était venu la couronner. Il y a deux choses seulement à reprendre dans cet ya ouvrage : la première, c'est le style, qui semble d'autant plus faible que le titre de la pièce en rappelle un autre non moins vigoureux et bien plus facile, plus rapide et plus élégant; la seconde, qui est moins importante, il est vrai, c'est ce titre même de Philinte de Molière, titre faux, injurieux envers Molière, puisqu'il est constant que celui-ci avait donné à son Philinte plus d'un trait de son propre caractère, et précisément cette tolérance qui en était l'ornement et qui a excité l'indignation de l'intolérant Rousseau. « Les maximes de Philinte, dit-il, ressemblent beaucoup à celles

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