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Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes...

ALCESTE.

Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :
Les uns, parcequ'ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants 1,
Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux ames vertueuses.
De cette complaisance on voit l'injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès.

Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être;
Et ses roulements d'yeux, et son ton radouci,
N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.
On sait que ce pied-plat, digne qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu;
Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
Nommez-le fourbe, infame, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.
Cependant sa grimace est partout bien venue;
On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue;
Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.
Têtebleu! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu'avec le vice on garde des mesures;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l'approche des humains.

PHILINTE.

Mon Dieu! des mœurs du temps mellons-nous moins en peine,

'Timon Atheniensis dictus proávçwns; interrogatus cur omnes homines odio prosequeretur: Malos, inquit, merito odi; cæteros ob id odi, quod malos non oderint. (Erasmi appohthegmata.) -La mi anthropie était, à ce qu'il paraît, assez fréquente dans l'antiquité; Platon en parle en ces termes, qui s'appliquent assez bien à Alceste: « La misanthropie, dit Platon, vient de ce qu'après > s'ètre beaucoup trop fié, sans aucun examen, à quelqu'un, et l'avoir cru tout » à fait sincère, honnête, et digne de confiance, on le trouve peu de temps > après méchant et infidèle, et tout autre encore dans une autre occasion; et > lorsque cela est arrivé à quelqu'un plusieurs fois, et surtout relativement à ceux > qu'il aurait crus ses plus intimes amis, après plusieurs mécomptes, il finit par › prendre en haine tous les hommes, et ne plus croire qu'il y ait rien d'honnête > dans aucun d'eux »

Et faisons un peu grace à la nature humaine;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable;
A force de sagesse, on peut être blamable;
La parfaite raison fuit toute extrémitė,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages,
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination;
Et c'est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours;
Mais, quoi qu'à chaque pas je puisse voir paroître,
En courroux comme vous, on ne me voit point être;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont;
J'accoutume mon ame à souffrir ce qu'ils font,
Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

ALCESTE.

Mais ce flegme, monsieur, qui raisonnez si bien 1,
Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien?
El s'il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux?
PHILINTE.

Oui, je vois ces défauts, dont votre ame murmure,
Comme vices unis à l'humaine nature;

Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

ALCESTE.

Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,

Sans que je sois... Morbleu ! je ne veux point parler, Tant ce raisonnement est plein d'impertinence!

'VAR.

Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien.

PHILINTE.

Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.
Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins

ALCESTE.

Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.

PHILINTE.

Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?

ALCESTE.

Qui je veux? La raison, mon bon droit, l'équité.

PHILINTE

Aucun juge par vous ne sera visité?

ALCESTE.

Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse?

PHILINTE.

J'en demeure d'accord: mais la brigue est fâcheuse,

Et...

ALCESTE.

Non. J'ai résolu de n'en pas faire un pas

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Si les hommes auront assez d'effronterie,
Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l'univers.

PHILINTE.

Quel homme!

ALCESTE.

Je voudrois, m'en coutât-il grand'chose, Pour la beauté du fait, avoir perdu.ma cause 1.

PHILINTE.

On se riroit de vous, Alceste, tout de bon

Si l'on vous entendoit parler de la façon.

ALCESTE.

Tant pis pour qui riroit.

PHILINTE.

Mais cette rectitude

Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez?

Je m'étonne, pour moi, qu'étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux 2;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C'est cet étrange choix où votre cœur s'engage.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d'un œil fort doux ;
Cependant à leurs vœux votre ame se refuse,
Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse,
De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant
Semblent si fort donner dans les mœurs d'à présent.
D'où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux?
Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?

'Quelque tour qu'on donne à la chose, ou celui qui sollicite un juge l'exhorte à remplir son devoir, et alors il lui fait une insulte, ou il lui propose une acception de personnes, et alors il le veut séduire, puisque touts acception de personnes est un crime dans un juge, qui doit connoitre l'affaire et non les parties, et ne voir que l'ordre et la loi; or, je dis qu'engager un juge à faire une mauvaise action, c'est la faire soi-même, et qu'il vaut mieux perdre une cause juste, que de faire une mauvaise action. Cela est clair, net; il n'y a rien à répondre. (Jean-Jacques Rousseau.) 2 VAR. Vous avez pris chez lui ce qui charme vos yeux.

ALCESTE.

Non. L'amour que je sens pour cette jeune veuve

Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve;
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,

Je confesse mon foible; elle a l'art de me plaire :
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer;

Sa grace est la plus forte; et sans doute ma flamine
De ces vices du temps pourra purger son ame.

PHILINTE.

Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé d'elle?

ALCESTE.

Oui, parbleu!

Je ne l'aimerois pas, si je ne croyois l'être.

PHILINTE.

Mais si son amitié pour vous se fait paroître,

D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui?

ALCESTE.

C'est qu'un cœur bien atteint veut qu'on soit tout à lui. Et je ne viens ici qu'à dessein de lui dire

Tout ce que là-dessus ma passion in'inspire.

PHILINTE.

Pour moi, si je n'avois qu'à former des desirs,
Sa cousine Éliante auroit tous mes soupirs :
Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme étoit mieux votre affaire.

ALCESTE.

Il est vrai ma raison me le dit chaque jour;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

PHILINTE.

Je crains fort pour vos feux; et l'espoir où vous êtes
Pourroit..

SCÈNE II. ORONTE, ALCESTE, PHILINTE.

ORONTE, à Alceste.

J'ai su là-bas que, pour quelques emplettes, Éliante est sortie, et Célimène aussi.

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