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vient d'effleurer d'une de ces courbes sinueuses la base de La RocheGuyon, va, dans un nouveau grand cirque, baigner les ruines de Château-Gaillard. Cependant elle n'est encore qu'à demi engagée dans la puissante assise qu'elle doit traverser aux arides croupes de la rive droite s'oppose, sur l'autre rive, vers Gaillon, un pays de coteaux, mamelonné et verdoyant. Ce n'est que lorsque l'Eure, après avoir longé parallèlement cette longue croupe, débouche dans la plaine d'alluvions qui la réunit à la Seine, que désormais se reconstituent sur les deux bords de la vallée les traits caractéristiques du paysage crayeux. Fièrement découpé à pans géométriques, un coteau, dont la silhouette reste obstinément gravée dans le souvenir, domine le confluent de l'Andelle. Désormais les falaises se déroulent plus hautes et plus régulières. Aux abords de Rouen, elles se dressent, d'un jet, de 145 mètres au-dessus de la vallée. Aussi loin que l'œil peut s'étendre sur l'autre rive, une ligne uniforme et boisée signale le soubassement du plateau du Roumois, qui correspond au Sud à celui de Caux. Tandis que Rouen se serre au pied de sa falaise, une pente ménagée termine l'éperon crayeux qui se projette dans la concavité de la boucle fluviale. Les caractères du paysage sont désormais définitivement fixés; et presque jusqu'à l'extrémité de son embouchure, c'est à travers la masse crayeuse surélevée que la Seine va achever son cours. Quoiqu'elle ait senti depuis Pont-de-l'Arche les premiers frémissements de la marée, elle est lente à modifier sa physionomie. Peu à peu cependant les éperons qui s'avançaient dans la concavité des courbes, s'amortissent le fleuve, aidé de la force des marées, est venu à bout de les ronger; et il étale à leur place de larges nappes de graviers et d'alluvions. Tantôt des forêts ont continué à s'y maintenir; tantôt le sol aménagé de bonne heure s'est revêtu de riantes cultures. C'est au milieu de vergers que s'élancent, dans une de ces péninsules aplanies, les fins arceaux de Jumièges. Même lorsque, à Quillebeuf, la nature de fleuve se change décidément en celle d'estuaire marin, c'est encore entre de verdoyantes collines que s'achève la Seine. Dans l'aspect toujours élégant du paysage où elle expire, rien ne rappelle le grandiose imprégné de tristesse des embouchures plates de l'Escaut, de la Meuse, de la Tamise.

Extérieurement tout respire la régularité et l'harmonie. C'est tout au plus si, à la surface, une dissymétrie passagère des rives, la subite saillie de quelque coteau de craie, peut donner le soupçon des accidents qui ont affecté la contrée. Ils ont été pourtant nombreux et répétés. On sait, par les travaux des géologues, que le cours inférieur de la Seine a été guidé par une série de dislocations et de failles. Ces accidents ont facilité l'érosion fluviale à travers l'extrémité méri

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dionale du plateau crayeux, et leur prolongement existe sans doute sous les flots de la Manche.

Il est résulté cette baie qui, avec la vallée qui s'y annexe, est une porte ouverte vers l'intérieur de la France. Par là une combinaison étrangère, une Normandie pouvait prendre pied. L'abri des péninsules fluviales offrait une prise multiple à des envahisseurs ou à des colons. Ils pouvaient s'y retrancher, s'introduire de là dans les petits estuaires latéraux, s'emparer des vallées qui aboutissent au fleuve, remonter le fleuve lui-même. Et, de fait, les désinences scandinaves (fleur, bec, dal) abondent dans les noms de lieux.

Mais, d'autre part, depuis qu'il existait en Gaule des rapports généraux, cette vallée avait joué le rôle d'un débouché commercial actif. Strabon note l'embouchure comprise entre le Lieuvin et le Pays de Caux comme le principal siège des relations avec l'île de Bretagne. Des villes y avaient brillé de bonne heure: Lillebonne, Harfleur (l'ancien Caracolinum), Rouen. La dernière ne tarda pas à prendre la prépondérance. Elle possédait le privilège de tenir la position extrême où il est encore facile de traverser le fleuve. C'était là que, pour la dernière fois, les rapports étaient aisés entre les pays situés au nord et au sud de la Seine.

Si Rouen possédait vers le Nord des relations aussi faciles qu'avec la contrée qui est au Sud du fleuve, sa position ressemblerait à celle de Londres. Mais le pays auquel il donne immédiatement accès au Nord est une sorte de péninsule, coupée de vallons profonds et transversaux; et, au delà, c'est vers Paris, ou Reims, bien plus que vers Rouen, que regardent la Picardie et les Flandres. Au contraire, sur la rive gauche de la Seine, il suffit de traverser la frange de forêts qui s'inscrit dans la boucle fluviale, pour atteindre de grands plateaux en grande partie limoneux et reposant, comme celui de Caux, sur un soubassement de craie. Un Romain y retrouverait les grandes surfaces agricoles, les champs de blé qui ont frappé sa vue, les directions de routes dont il a fait usage. Telle est la voie qui, partie de Rouen, se dirige, par le plateau du Roumois, vers Brionne 1, passage ancien et traditionnel de la Risle. De là il est facile d'atteindre Lisieux ou Évreux, sur les plateaux découverts qui recommencent: aucune rivière entre Brionne et Évreux, aucune entre cette dernière ville et Dreux. Les plains ou campagnes, divisés seulement par des lambeaux de forêts, se succèdent au même niveau, homogènes de composition et de structure. Ils se déroulent comme une arène ouverte jusqu'au Pays chartrain et à la Beauce, montrant la voie aux maîtres

1. Un gué, comme l'indique le nom (Brivodurum).

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CALIFORNIA

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AMBORLAD

de la Seine maritime. Ce fut un procès plein de vicissitudes que celui qui se débattit, du xe au XIIe siècle, pour la possession de cette grande zone qui se prolonge jusqu'à la Loire. De Rouen à Orléans la distance est plus longue d'un tiers que de Paris; mais les obstacles naturels ne sont guère plus considérables. Les seuls qui s'offraient étaient ces rivières lentes et profondes qui creusent à la base des plateaux des côtes assez raides, et sur lesquelles les forteresses normandes s'opposèrent longtemps aux forteresses françaises. L'Avre devint ainsi une ligne stratégique, défendue à Nonancourt, Tillières, Verneuil.

Médiocres séparations en somme, et partout, au contraire, des conditions homogènes de culture, une circulation depuis longtemps régularisée: tout ce qui contribue à cimenter un état social. Il se trouva donc que la contrée qui offrait à un état constitué à l'embouchure de la Seine les perspectives les plus naturelles d'extension, était une contrée profondément romanisée, tout imprégnée de civilisation antérieure. Un groupement politique s'y était déjà opéré au profit de Rouen. Métropole de la deuxième Lugdunaise, puis métropole ecclésiastique, Rouen était, comme Tours, Reims, une gardienne de traditions romaines. Autour de ce centre urbain gravitaient d'anciens pays gaulois échelonnés sur les voies romaines se dirigeant vers l'Ouest et le Sud. L'existence de cadres anciens perpétuait des influences nées du sol et déjà consolidées par l'histoire. Il y avait comme une force enveloppante, dès qu'on s'écartait des côtes et des fleuves.

L'antagonisme des influences intérieures et extérieures ne s'est posé nulle part avec autant de netteté qu'en Normandie. Vue par le dedans, elle prolonge sans discontinuité la France intérieure, elle s'associe étroitement à son sol et à ses habitudes invétérées d'existence. La perspective change, dès qu'on part de la mer. Une large baie se creuse légèrement du cap de la Hève à la pointe granitique du pays de Saire.Grâce aux inflexions de la côte et aux rivières que remontent les marées, la pénétration est aisée Entre les molles collines qu'ont découpées dans les argiles la Touques et la Dives et les plates-formes calcaires de la Campagne de Caen, l'accès est large et facile. Bientôt le littoral s'affaisse, se perd en marais d'alluvions fluviatiles et marines, dans lesquelles les riverains de la Frise et du Slesvig pouvaient retrouver les marschen de leur pays natal. Le temps n'est pas bien loin où la mer séparait complètement du tronc continental la partie septentrionale de la péninsule. Puis, un littoral plus articulé, une série de péninsules et d'îles commence avec l'apparition des granits au Nord de la Hougue. Des promontoires élevés (nez) servent de

INFLUENCES DU LITTORAL.

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