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LIVRE

VIII.

De la corruption des principes des trois gouvernemens.

CHAPITRE PREMIER.

Idée générale de ce Livre. LA corruption de chaque gouvernement com

mence prefque toujours par celle des principes.

CHAPITRE II.

De la corruption du principe de la

démocratie.

LE principe de la démocratie se corrompt, non

feulement lorfqu'on perd l'efprit d'égalité, mais encore quand on prend l'efprit d'égalité extrême, & que chacun veut être égal à ceux qu'il choifit pour lui commander. Pour lors le peuple ne pouvant fouffrir le pouvoir même qu'il confie

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veut tout faire par lui-même, délibérer pour le fénat, exécuter pour les magiftrats, & dépouiller tous les juges.

Il ne peut plus y avoir de vertus dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des Magiftrats; on ne les refpecte donc plus. Les délibérations du fénat n'ont plus de poids; on n'a donc plus d'égard pour les fénateurs, & parconféquent pour les vieillards. Que fi l'on n'a pas du refpect pour les vieillards, on n'en aura pas non plus pour les peres; les maris ne méritent pas plus de déférence ni les maîtres plus de foumiffion. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage; la gêne du commandement fatiguera comme celle de l'obéiffance. Les femmes, les enfans, les efclaves, n'auront de foumiffion pour perfonne. Il n'y aura plus de mœurs, plus d'amour de l'ordre, enfin plus de vertu.

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On voit dans le banquet de Xénophon, une peinture bien naive d'une république où le peuple a abufé de l'égalité. Chaque convive danne à fon tour la raifon pourquoi il eft content de lui. « Je fuis content de moi dit Chao » mides, à cause de ma pauvreté. Quand j'étois riche, j'étois obligé de faire ma cour aux calomniateurs, fachant bien que j'étois plus » en état de recevoir du mal d'eux que de leur » en faire. La république me demandoit toujours quelque nouvelle fomme; je ne pouvois m'abfenter. Depuis que je fuis pauvre, j'ai acquis

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de l'autorité; perfonne ne me menace, je » menace les autres; je puis m'en aller ou refter.

Déjà les riches fe levent de leurs places & me cedent le pas. Je fuis un roi, j'étois ef clave; je payois un tribut à la république, aujourd'hui elle me nourrit; je ne crains plus » de perdre, j'efpere d'acquérir.

Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il fe confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu'il ne voie pas leur ambition, ils ne lui par lent que de fa grandeur; pour qu'il n'appercoive pas leur avarice, ils flattent fans ceffe la fienne.

La corruption augmentera parmi les corrup teurs; & elle augmentera parmi ceux qui font déjà corrompus. Le peuple fe diftribuera tous les deniers publics ; & comme il aura joint à fa pareffe la geftion des affaires, il voudra joindre à fa pauvreté les amufemens du luxe. Mais avec fa pareffe & fon luxe, il n'y aura que le réfor public qui puiffe être un objet pour lui.

Il ne faudra pas s'étonner fi l'on voit les fuffrages fe donner pour de l'argent. On ne peut donner beaucoup au peuple, fans retirer encore plus de lui; mais pour retirer de lui, il faut renverfer l'état. Plus il paroftra tirer d'avantage de fa liberté, plus il s'approchera du moment où il doit la perdre. Il fe forme de petits tyrans, qui ont tous les vices d'un feul.

Bientôt ce qui refte de liberté devient infup portable; un feul tyran s'éleve, & le peuple perd tout, jufqu'aux avantages de fa corruption.

La démocratie a donc deux excès à éviter; l'efprit d'inégalité, qui la mène à l'aristocratie, ou au gouvernement d'un feul; & l'efprit d'éga lité extrême, qui la conduit au defpotifme d'un feul, comme le defpotifme d'un feul finit par la conquête.

Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques Grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C'eft qu'ils s'étoient plus attachés à l'éloquence qu'à l'art militaire: outre qu'il y avoit dans le cœur de tous les Grecs une haine implacable contre ceux qui renverfoient le gouvernement républicain; ce qui fit que l'anarchie dégénéra en anéantiffement, au lieu de fe changer en tyrannie.

Mais Syracufe, qui fe trouva placée au milieu d'un grand nombre de petites oligarchies chan gées en tyrannies: Syracufe qui avoit un fénat dont il n'eft prefque jamais fait mention dans T'hiftoire, effuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville, toujours dans la licence ou dans l'oppreffion, également travaillée par fa liberté & par fa fervitude, recevant toujours l'une & l'autre comme une tempête; &, malgré fa puiffance au- dehors " toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangère, avoit dans fon fein un

peuple immenfe, qui n'eut jamais que cetta cruelle alternative de fe donner un tyran, on de l'être lui-même.

CHAPITRE III.

De l'efprit d'égalité extrême.

AUTANT

que le ciel eft éloigné de la terre, autant le véritable efprit d'égalité l'eft-il de l'efprit d'égalité extrême. Le premier ne confifte point à faire en forte que tout le monde commande, ou que perfonne ne foit commandé; mais à obéir & à commander à fes égaux. Il ne cherche pas à n'avoir point de maître mais à n'avoir que fes égaux pour maîtres.

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Dans l'état de nature les hommes naiffent bien

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dans l'égalité mais ils n'y fauroient refter. La fociété la leur fait perdre, & ils ne redeviennent égaux que par les loix.

Telle eft la différence entre la démocratie réglée & celle qui ne l'eft pas; que dans la première, on n'eft égal que comme citoyen; & que dans l'autre, on eft encore égal comme magiftrat, comme fénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître.

La place naturelle de la vertu eft auprès de

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