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docile, et moi je promets de n'user de cette docilité que pour vous rendre le plus heureux des hommes. J'ai pour garant de ma promesse le sort dont vous avez joui jusqu'ici. Trouvez quelqu'un de votre âge qui ait passé une vie aussi douce que la vôtre, et je ne vous promets plus rien.

Après l'établissement de mon autorité, mon premier soin sera d'écarter la nécessité d'en faire usage. Je n'épargnerai rien pour m'établir de plus en plus dans sa confiance, pour me rendre de plus en plus le confident de son cœur et l'arbitre de ses plaisirs. Loin de combattre les penchans de son âge, je les consulterai pour en être le maître'; j'entrerai dans ses vues pour les diriger, je ne lui chercherai point, aux dépens du présent, un bonheur éloigné. Je ne veux point qu'il soit heureux une fois, mais toujours, s'il est possible.

Ceux qui veulent conduire sagement la jeunesse pour la garantir des piéges des sens, lui font horreur de l'amour, et lui feroient volontiers un crime d'y songer à son âge, comme si l'amour étoit fait pour les vieillards. Toutes ces leçons trompeuses que le cœur dément ne persuadent point. Le jeune homme conduit par un instinct plus sûr, rit en secret des tristes maximes

auxquelles il feint d'acquiescer, et nattend que le moment de les rendre vaines. Tout cela est contre la nature. En suivant une route opposée, j'arriverai plus sûre ment au même but. Je ne craindrai point de flatter en lui le doux sentiment dout il est avide; je le lui peindrai comme le suprême bonheur de la vie, parce qu'il l'est en effet ; en le lui peignant, je veux qu'il s'y livre. En lui faisant sentir quel charme ajoute à l'attrait des seus l'union des cœurs, je le dégoûterai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux.

Qu'il faut être borné pour ne voir dans les desirs naissans d'un jeune homme qu'un obstacle aux leçons de la raison! Moi, j'y vois le vrai moyen de le rendre docile à ces mêmes leçons. On n'a de prise sur les passions, que par les passions; c'est par leur empire qu'il faut combattre leur tyrannie, et c'est toujours de la nature elle-même qu'il faut tirer les instrumens propres à la régler.

Emile n'est pas fait pour rester toujours solitaire; membre de la société, il en doit remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les hommes, il doit les connoître. Il connoît l'homme en général ; il lui reste à con noître les individus. Il sait ce qu'on fait

dans le monde; il lui reste à voir comment on y vit. Il est temps de lui montrer l'extérieur de cette grande scène dont il connoît déjà tous les jeux cachés. Il n'y portera plus l'admiration stupide d'un jeune étourdi, mais le discernement d'un esprit droit et juste, Ses passions pourront l'abuser, sans doute; quand est-ce qu'elles n'abusent pas ceux qui s'y livrent ? Mais au moins il ne sera point trompé par celles des autres. S'il les voit, il les verra de l'œil du sage, sans être entraîné par leurs exemples, ni séduit par leurs préjugés

Comme il y a un âge propre à l'étude des sciences, il y en a un pour bien saisir l'usage du monde. Quiconque apprend cet usage, trop jeune, le suit, toute sa vie, sans choix, sans réflexion, et, quoiqu'avec suffisance, sans jamais bien savoir ce qu'il fait. Mais celui qui l'apprend, et qui en voit les raisons, le suit avec plus de discernement, et par conséquent avec plus de justesse et de grace. Donnez-moi un enfant de douze ans, qui ne sache rien du tout, à quinze ans, je dois vous le rendre aussi savant que celui que vous avez instruit dès le premier âge, avec la différence que le savoir du vôtre ne sera que dans sa mémoire, et que celui du mien sera dans

son jugement. De même, introduisez un jeune homme de vingt ans dans le monde; bien conduit, il sera, dans un an, plus aimable et plus judicieusement poli, que celui qu'on y aura nourri dès son enfance; car le premier étant capable de sentir les raisons de tous les procédés relatifs à l'âge, à l'état, au sexe, qui constituent cet usage, les peut réduire en principes, et les étendre aux cas non prévus; au lieu que l'autre, n'ayant que sa routine pour toute règle, est embarrasé sitôt qu'on l'en sort.

Les jeunes demoiselles françaises sont toutes élevées dans des couvens, jusqu'à ce qu'on les marie. S'aperçoit-on qu'elles aient peine, alors, à prendre ces manières qui leur sont si nouvelles, et accusera-t-on les femmes de Paris, d'avoir l'air gauche et embarrassé, d'ignorer l'usage du monde, pour n'y avoir pas été mises dès leur enfance? Ce préjugé vient des gens du monde, eux-mêmes, qui, ne connoissant rien de plus important que cette petite science, s'imaginent, faussement, qu'on ne peut s'y prendre de trop bonne heure pour l'acquérir.

Il est vrai qu'il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a passé toute sa jeunesse loin du grand monde, y porte,

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le reste de sa vie, un air embarrassé, contraint, un propos toujours hors de propos, des manières lourdes et mal-adroites, dont l'habitude d'y vivre ne le défait plus, et qui n'acquièrent qu'un nouveau ridicule, par l'effort de s'en délivrer, Chaque sorte d'instruction a son temps propre qu'il faut connoître, et ses dangers qu'il faut éviter. C'est surtout pour celle-ci qu'ils se réunissent; mais je n'y expose pas non plus mon élève, sans précautions, pour l'en garantir.

Quand ma méthode remplit d'un même objet toutes les vues, et qu'en parant up inconvénient elle en prévient un autre, je juge alors qu'elle est bonne, et que je suis dans le vrai. C'est ce que je crois voir dans l'expédient qu'elle me suggère ici. Si je veux être austère et sec avec mon disciple, je perdrai sa confiance, et bientôt il se cachera de moi. Si je veux être complaisant, facile, ou fermer les yeux, de quoi lui sert d'être sous ma garde? Je ne fais qu'autoriser son désordre, et soulager sa conscience aux dépens de la mienne. Si je l'introduis dans le monde, avec le seul projet de l'instruire, il s'instruira plus que je ne veux. Si je l'en tiens éloigné jusqu'à la fin, qu'aura-t-il appris de moi? Tout, peut

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