volontairement livrer aux ennemis, eux à qui l'ignominie était si cruelle, et à qui il en coûtait si peu de mourir? C'est qu'ils devaient à la patrie leur sang, leur vie et leurs derniers soupirs, et que la honte et les revers ne les pouvaient détourner de ce devoir sacré. Mais quand les lois furent anéanties, et que l'État fut en proie à des tyrans, les citoyens reprirent leur liberté naturelle et leurs droits sur eux-mêmes. Quand Rome ne fut plus, il fut permis à des Romains de cesser d'être; ils avaient rempli leurs fonctions sur la terre; ils n'avaient plus de patrie; ils étaient en droit de disposer d'eux, et de se rendre à eux-mêmes la liberté qu'ils ne pouvaient plus rendre à leur pays1. Mais toi, qui es-tu? qu'as-tu fait? crois-tu t'excuser sur ton obscurité? ta faiblesse t'exempte-t-elle de tes devoirs? et pour n'avoir2 ni nom ni rang dans ta patrie, en es-tu moins soumis à ses lois? I te sied bien d'oser parler de mourir, tandis que tu dois l'usage de ta vie à tes semblables! Apprends qu'une mort telle que tu la médites est honteuse et furtive. C'est un vol fait au genre humain. Avant de le quitter, rends-lui ce qu'il a fait pour toi. Mais je ne tiens à rien.... je suis inutile au monde .... 4) Nous ne supprimons pas ce dernier passage, tout faux qu'il est. Il peut servir à montrer aux élèves le côté faible du talent de Rousseau, que le goût des contrastes vigoureux entraîne souvent dans la déclamation. Il y a quelque chose de séduisant pour l'imagination dans l'idée de ces patriotes qui ne veulent plus vivre quand la patrie n'est plus, et dont les derniers soupirs se confondent avec les derniers soupirs de la liberté. Ainsi pouvaient agir des Romains, qui, dans une appréciation étroite de la vie, avaient absorbé leur qualité d'hommes dans leur qualité de citoyens, et que cette fausse vue pouvait rendre féroces envers eux-mêmes comme elle les rendait impitoyables envers le reste des hommes. Aujourd'hui, dans les États même où il y a le plus d'esprit public, l'homme sait bien que la patrie ne forme qu'une de ses relations ici-bas, qu'elle n'est qu'un des objets de ses devoirs, et qu'il est plus beau de les servir tous que de s'enflammer pour un seul. Quand la liberté a succombé malgré nos efforts, l'humanité existe encore, Dieu existe encore, comme objet et centre de tous nos devoirs moraux; en changeant la forme de notre existence, il n'en a pas détruit toutes les conditions; en altérant toutes nos relations, il ne les a pas toutes anéanties; il n'a pas détruit surtout celle qui nous lie éternellement à lui; et même au sein d'une patrie esclave, nous entendons sa voix continuer à nous dire: Vous n'êtes point à vous-mêmes. 1. Cor. VI. 19. 2) Parce que tu n'as. Le français préfère toujours l'infinitif; et l'emploi de pour lui permet dans ce cas de le substituer à un mode personnel qui embarrasserait la phrase d'une conjonction et d'un pronom. V. p. 201, 1. 38, un exemple tout pareil. Le Misanthrope dit chez Molière : Je hais tous les hommes, « Les uns parce qu'ils sont méchants et malfaisants, Philosophe d'un jour! ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la ferre sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l'humanité par cela seul qu'il existe ? Écoute-moi, jeune insensé: tu m'es cher; j'ai pitié de tes erreurs. S'il te reste au fond du cœur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi-même: Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir. Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Rapproche de moi les malheureux que mon abord intimide; ne crains d'abuser ni de ma bourse ni de mon crédit : prends, épuise mes biens, fais-moi riche. Si cette considération le retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, aprèsdemain, toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs ; tu n'es qu'un méchant. DE L'ÉLOQUENCE. PAR VOLTAIRE. L'ÉLOQUENCE est née avant les règles de la rhétorique, comme les langues se sont formées avant la grammaire. La nature rend les hommes éloquents dans les grands intérêts et dans les grandes passions. Quiconque est vivement ému voit les choses d'un autre. œil que les autres hommes. Tout est pour lui objet de comparaison rapide et de métaphore: sans qu'il y prenne garde, il anime tout, et fait passer dans ceux qui l'écoutent une partie de son enthousiasme. Un philosophe très-éclairé1 a remarqué que le peuple même s'exprime par des figures, que rien n'est plus commun, plus naturel que les tours qu'on appelle tropes. Ainsi dans toutes les langues le cœur brûle, le courage s'allume, les yeux étincellent, l'esprit est accablé: il se partage, il s'épuise: le sang se glace, la tête se renverse : on est enflé d'orgueil, enivré de vengeance. La nature se peint partout dans ces images fortes, devenues ordinaires. 1) Dumarsais, Traité des Tropes. «Je suis persuadé, dit-il, qu'il se fait plus de figures un jour de marché à la Halle, qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées académiques. » C'est elle dont l'instinct enseigne à prendre d'abord un air, un ton modeste avec ceux dont on a besoin. L'envie naturelle de captiver ses juges et ses maîtres, le recueillement de l'âme profondément frappée, qui se prépare à déployer les sentiments qui la pressent, sont les premiers maîtres de l'art. C'est cette même nature qui inspire quelquefois des débuts vifs et animés une forte passion, un danger pressant appellent tout d'un coup l'imagination; ainsi un capitaine des premiers Califes voyant fuir les Musulmans, s'écria: «< Où courez-vous? Ce n'est <«< pas là que sont les ennemis. » On attribue ce même mot à plusieurs capitaines; on l'attribue à Cromwell. Les âmes fortes se rencontrent beaucoup plus souvent que les beaux-esprits. Rasi, un capitaine musulman, voit les Arabes effrayés qui s'écrient que leur général Dérar est tué: « Qu'importe, dit-il, que Dérar soit mort? Dieu est vivant et vous regarde: marchez.» C'était un homme bien éloquent que ce matelot anglais qui fit résoudre la guerre contre l'Espagne en 1740: «Quand les Espagnols, m'ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie. » La nature fait donc l'éloquence, et si on a dit que les poëtes naissent, et que les orateurs se forment, on l'a dit quand l'éloquence a été forcée d'étudier les lois, le génie des juges et la méthode du temps: la nature seule n'est éloquente que par élans. Les préceptes sont toujours venus après l'art. Lisias fut le premier qui recueillit les lois de l'éloquence, dont la nature donne les premières règles. Platon dit ensuite, dans son Gorgias, qu'un orateur doit avoir la subtilité des dialecticiens, la science des philosophes, la diction presque des poëtes, la voix et les gestes des plus grands acteurs. Aristote fit voir ensuite que la véritable philosophie est le guide secret de l'esprit dans tous les arts. Il creusa les sources de l'éloquence dans son livre de la rhétorique; il fit voir que la dialectique est le fondement de l'art de persuader, et qu'être éloquent, c'est savoir prouver. Il distingua les trois genres, le délibératif, le démonstratif et le judiciaire. Dans le délibératif il s'agit d'exhorter ceux qui délibèrent à prendre un parti sur la guerre et sur la paix, sur l'administration publique, etc.; dans le démonstratif, de faire voir ce qui est digne de louange ou de blâme; dans le judiciaire, de persuader, d'absoudre ou de condamner, etc. On sent assez que ces trois genres rentrent souvent l'un dans l'autre. Il traite ensuite des passions et des mœurs, que tout orateur doit connaître. Il examine quelles preuves on doit employer dans ces trois genres d'éloquence. Enfin il traite à fond de l'élocution, sans laquelle tout languit; il recommande les métaphores, pourvu qu'elles soient justes et nobles; il exige surtout la convenance, la bienséance. Tous ses préceptes respirent la justesse éclairée d'un philosophe, et la politesse d'un Athénien; et, en donnant les règles de l'éloquence, il est éloquent avec simplicité. Il est à remarquer que la Grèce fut la seule contrée de la terre où l'on connût alors les lois de l'éloquence, parce que c'était la seule où la véritable éloquence existât. L'art grossier était chez tous les hommes; des traits sublimes ont échappé partout à la nature dans tous les temps; mais remuer les esprits de toute une nation polie; plaire, convaincre et toucher à la fois, cela ne fut donné qu'aux Grecs. Les Orientaux étaient presque tous esclayes; c'est un caractère de la servitude de tout exagérer; ainsi l'éloquence asiatique fut monstrueuse. L'Occident était barbare du temps d'Aristote. L'éloquence véritable commença à se montrer dans Rome du temps des Gracques, et ne fut perfectionnée que du temps de Cicéron. Marc-Antoine l'orateur, Hortensius, Curion, César, et plusieurs autres, furent des hommes éloquents. Cette éloquence périt avec la république, ainsi que celle d'Athènes. L'éloquence sublime n'appartient, dit-on, qu'à la liberté 2; c'est qu'elle consiste à dire des vérités hardies, à étaler des raisons et des peintures fortes. Souvent un maître n'aime pas la vérité, craint les raisons, et aime mieux un compliment délicat que de grands traits. Cicéron, après avoir donné les exemples dans ses harangues, donna les préceptes dans son livre de l'Orateur; il suit presque toute la méthode d'Aristote, et l'explique avec le style de Platon. 4) Sont échappés. Andrieux, écrivain d'ailleurs si correct, a écrit: « Le secret m'a échappé, et je ne puis m'en repentir.» Mais il a dit correctement: «Je vous demande pardon pour l'expression qui m'est échappée.»> 2) «Un esclave ne peut être éloquent; cet axiome est de Longin, et rien n'est mieux senti ni mieux prouvé. Quand la Grèce cessa d'être libre, ses orateurs disparurent: elle eut des rhéteurs et des sophistes. Le plus éloquent des Romains mérita le surnom de père de la patrie. Après Cicéron plus de patrie, comme aussi plus de tribune. Chez les Français, la chaire fut éloquente, parce qu'elle fut libre: l'orateur républicain, l'orateur sacré jouissent de la même indépendance: protégés, l'un par la loi commune, l'autre par le privilége de la religion, tous deux s'élèvent à un point d'où ils peuvent tout dire.» Chénier. 3) De Oratore. Il distingue le genre simple, le tempéré et le sublime. Rollin a suivi cette division dans son Traité des Études; et, ce que Cicéron ne dit pas, il prétend que le tempéré est une belle rivière ombragée de vertes forêts des deux côtés; le simple, une table servie proprement, dont tous les mets sont d'un goût excellent, et dont on bannit tout raffinement; que le sublime foudroie et que c'est un fleuve impétueux qui renverse tout ce qui lui résiste1. ce Sans se mettre à cette table, et sans suivre ce foudre 2, fleuve et cette rivière, tout homme de bon sens voit que l'éloquence simple est celle qui a des choses simples à exposer, et que la clarté et l'élégance sont tout ce qui lui convient. Il n'est pas besoin d'avoir lu Aristote, Cicéron et Quintilien pour sentir qu'un avocat qui débute par un exorde pompeux au sujet d'un mur mitoyen, est ridicule: c'était pourtant le vice du barreau jusqu'au milieu du XVIIe siècle; on disait avec emphase des choses triviales; on pourrait compiler des volumes de ces exemples ; mais tous se réduisent à ce mot d'un avocat, homme d'esprit, qui, voyant que son adversaire parlait de la guerre de Troie et du Scamandre, l'interrompit, en disant: «La cour observera que << ma partie ne s'appelle pas Scamandre, mais Michaut. » Le genre sublime ne peut regarder que de puissants intérêts, traités dans une grande assemblée: on en voit de vives traces dans le parlement d'Angleterre: on a quelques harangues qui y furent prononcées en 1759, quand il s'agissait de déclarer la guerre à l'Espagne. L'esprit de Démosthène et de Cicéron a dicté plusieurs traits de ces discours; mais ils ne passeront pas à la postérité comme ceux des Grecs et des Romains, parce qu'ils manquent de cet art et de ce charme de la diction, qui mettent le sceau de l'immortalité aux bons ouvrages. Le genre tempéré est celui de ces discours d'appareil, de ces harangues publiques, de ces compliments étudiés, dans lesquels il faut couvrir de fleurs la futilité de la matière. et Ces trois genres rentrent encore souvent l'un dans l'autre, ainsi que les trois objets de l'éloquence qu'Aristote considère, le grand mérite de l'orateur est de les mêler à propos. La grande éloquence n'a guère pu, en France, être connue au barreau, parce qu'elle ne conduit pas aux honneurs, comme dans -- 4) Ce passage de Rollin est un peu défiguré par la malice de Voltaire. 2) On dit un foudre d'éloquence, un foudre de guerre; mais partout ailleurs ce mot est féminin. |