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REVUE MUSICALE

Comment se fait-il que d'année en année, le nombre des opéras nonveaux diminue, tandis qu'au contraire, par une invincible nécessité, celui des compositeurs augmente? Chaque année, nous avons un lauréat de l'Institut qui nous revient de Rome, sans préjudice des musiciens qui se forment en dehors de l'école et se dispensent fièrement de l'épreuve des concours. Si l'on en croyait certains critiques, sous le manteau desquels se cache presque toujours un aspirant à la palme lyrique, les directeurs de nos grands théâtres n'auraient été occupés dans tous les temps qu'à éloigner les chefs-d'œuvre qui ne demandaient pas mieux que de se produire. N'est-ce pas les supposer un peu trop simples, ou trop aveugles sur leurs intérêts? Eh quoi! des directeurs refuseraient systématiquement des ouvrages d'où ils pourraient espérer honneur et fortune? Supposons qu'ils se trompent quelquefois, on ne saurait admettre qu'ils se trompent toujours et qu'ils soient plus incapables de juger autrui que les auteurs de se juger eux-mêmes. Au surplus, la question sera bientôt vidée : avec la liberté des théâtres, que les auteurs réclamaient si ardemment, mais dont le public, il faut en convenir, ne sentait pas également la nécessité. Il n'y aura plus d'équivoque possible: chacun ayant la permission d'ouvrir un théâtre pour soi et ses amis, ceux qui se croiront méconnus n'auront plus qu'à se plaindre du ciel, s'il ne les a créés millionnaires.

En attendant, qui le croirait, et pareille chose s'est-elle jamais vue? Dans les douze mois qui viennent de finir, notre Grand-Opéra n'a représenté que deux ouvrages nouveaux : la Mule de Pedro en deux actes, et Diavolina en un seul. Les reprises, il est vrai, ont été fréquentes: on avait commencé par celle de la Muette de Portici; on a terminé par celle de Moïse. Quelle étrange destinée a toujours eue cette grande et sublime production! On la reprend sans cesse, parce qu'elle ne reste jamais. Tout directeur arrivant à son poste se promet immédiatement de reprendre Moïse; la chose faite, il est obligé de passer à une autre. Les vrais musiciens, les amateurs instruits peuvent hésiter entre Moïse et Guillaume Tell; nous comprenons même qu'on préfère le premier au second; mais pour le public, il n'y a pas de comparaison possible. Moïse n'est pour lui qu'une suite de prières, et les sévères beautés de l'oratorio ne conviennent pas au goût français. Ajoutons que, lorsque Rossini vint en France et qu'il retravailla son Mosé, à notre intention, comme il avait déjà rhabillé son Maometto secondo en Siége de Corinthe, au lieu de changer complétement le style, qui régnait chez nous, il se crut obligé de lui faire des concessions, lesquelles avec le temps deviennent de plus en plus sensibles. Aujourd'hui, nous trouvons qu'il y a beaucoup de vieilles conventions dans Moïse. C'est que le compositeur n'avait pas osé innover tout d'un coup il avait cru devoir se soumettre à d'anciennes habitudes, et surtout à celle d'ennuyer, que notre Grand-Opéra possédait comme par droit et privilége.

Dans le sens de la variété des tons, de l'animation, du mouvement scé

nique, la Muette de Portici et, un peu plus tard, Robert le Diable accomplirent une révolution que M. Rossini n'avait pas même essayée dans Guillaume Tell, et cela, on le comprend, non pas faute de génie, mais parce qu'en arrivant à Paris, par un fâcheux hasard, que bien des causes expliquent, on l'avait engagé à prendre pour collaborateur M. Jouy, le vieil Ermite de la Chaussée-d'Antin, l'auteur de la Vestale, de Fernand Cortez, des Bayadères, et non M. Scribe, qui n'avait pas encore fait d'opéra. Quel dommage que M. Rossini n'ait jamais écrit sur un libretto français de quelque valeur! Scribe lui-même nous expliquait un jour tout ce qu'on aurait pu faire de ce Guillaume Tell, dont l'action est si froide, en remplaçant par une simple paysanne, fiancée à Arnold, et insultée par Gessler, cette fantastique Mathilde, princesse destinée au gouvernement de la Suisse (ainsi la qualifie le livret), qui s'en va se promener dans les forêts en souliers de satin blanc.

Revenons à Moïse, dont les premiers interprètes en France furent MM. Levasseur, Adolphe Nourrit, Dabadie, Mes Cinti-Damoreau, Dabadie et Mori. Aujourd'hui, ces artistes ont pour successeurs MM. Obin, Warot, Faure, et Miles Marie Battu, de Taisy, Godfrend. Déjà, lors de la reprise, qui eut lieu en 1852, M. Obin remplaçait M. Levasseur dans le rôle principal: c'était l'artiste le plus digne de cet héritage glorieux, mais non sans péril. Aujourd'hui, les choses ne sont pas changées, et M. Obin n'a pas encore de concurrent sérieux; quoique sa voix ait souffert quelque dommage, elle a conservé assez de force et d'ampleur pour bien rendre musicalement le caractère large, élevé du rôle; au point de vue dramatique, sa physionomie, sa taille, sa démarche imposante répondent peut-être encore mieux à l'idée qu'on se fait, d'après l'Ecriture et la tradition, du législateur des Hébreux.

Mais si, dans le rôle de Pharaon, M. Faure efface complétement, par la voix et par le talent, son prédécesseur, Dabadie, on ne saurait en dire autant de M. Warot, qui succède à Adolphe Nourrit dans le rôle d'Aménophis. Il est vrai que, dans ce même rôle, le pauvre Adolphe Nourrit avait été déjà remplacé, en 1852, par M. Gueymard. Ce dernier l'emportait, par la beauté extérieure, sur M. Warot, que le costume égyptien rend passablement grotesque; mais M. Warot lui disputerait avec avantage le prix du chant, malgré les défectuosités d'un organe rebelle, et qui ne nous semble pas appelé à charmer jamais les dilettantes de notre Grand-Opéra. Dans le rôle d'Anaï, d'abord chanté par Mme Cinti-Damoreau, plus tard par Mlle Falcon, par Mme Laborde, et enfin par Mme Bosio, se présentait une débutante, bien sûre d'être écoutée avec un intérêt mêlé d'une certaine surprise. Mlle Marie Battu, toute Française de naissance et d'éducation, avait eu le singulier bonheur d'être reçue avec acclamation cantatrice italienne. Ce que tant d'autres avaient essayé avant elle, et toujours vainement, elle y avait réussi de prime abord et sans conteste; à Paris, à Londres, à Bade, dans les concerts, on l'avait acceptée comme l'une des mélodieuses filles de l'Ausonie, et tout à coup elle revenait à la France; elle avait l'air de solliciter sa réintégration parmi les cantatrices de son pays. Qui pouvait douter

que cette faveur ne lui fût octroyée? Au Théâtre-Italien, on trouvait que Mile Marie Battu chantait fort bien, mais qu'elle avait peu de voix. Au théâtre de la rue Lepeletier, on a trouvé qu'elle en avait davantage; mais la salle est bien meilleure, et la différence toute naturelle. Le costume juif, dont on a revêtu la jeune cantatrice, transforme bien autrement sa physionomie. C'est à tel point qu'on a quelque peine à la reconnaître, et nous sommes d'avis qu'on l'a transformée un peu trop; dans le costume, il ne faut rien d'excessif, rien qui semble en deçà, et moins encore au delà du réel. Au demeurant, l'essentiel était que Mile Marie Battu retrouvât, sur la scène française, l'équivalent de ses succès italiens, et c'est ce qui ne lui a pas manqué. Elle s'est montrée non-seulement cantatrice élégante et fine, comme toujours, mais elle a chanté en actrice : elle a passionné beaucoup plus que ne le faisaient ses devancières, le grand air du quatrième acte: Je l'aimais, je fuis sa présence. Elle n'a donc qu'à se féliciter du parti qu'elle a pris, et d'unanimes bravos ont contresigné les lettres de naturalisation par elle reconquises dans sa véritable patrie. Splendidement remonté, rajeuni dans tous les détails et accessoires, sur lesquels l'action du temps s'exerce, Moïse a repris, au répertoire, la place que son immortelle partition devrait lui assurer pour toujours.

Le théâtre italien, désormais privé de la subvention, qui depuis le commencement de l'année est acquise au théâtre Lyrique, vient d'achever le premier trimestre de la saison actuelle. Il faut savoir gré à M. Bagier des efforts qu'il a dû faire pour arriver à bon port, et ne pas trop lui en vouloir pour les contre-temps dont il a été la première victime. Il avait à composer une troupe entièrement nouvelle, et ce n'était pas une petite affaire pour un directeur plus familier avec le public de Madrid qu'avec celui de Paris. Il en est résulté quelques erreurs, quelques mécomptes dans la distribution des rôles, ainsi que dans la composition des spectacles. Ce qu'il nous a donné de mieux, ce sont toujours les deux artistes dont nous avons déjà signalé le mérite supérieur, M. Fraschini et Mme Anna de La Grange. M. Fraschini nous était inconnu, et sans M. Bagier, qui le comptait parmi ses sujets du théâtre de l'Oriente, sans les rapports établis entre le directeur et l'artiste, il ne se serait jamais décidé à venir débuter en France. Il y est venu et nous avons salué en lui l'une des gloires les plus pures de l'art du chant. Nous avons admiré cette voix puissante, cette méthode exquise, qui, pour atteindre aux plus grands effets, n'ont besoin d'aucun charlatanisme, et devant lesquelles tous les ut dièzes s'évanouissent, comme le bruit de ces pétards qu'on ne tire qu'à une heure dite, ou - comme l'éclat de ces soleils qui ne brillent un instant que pour vous replonger dans les ténèbres.

Quant à Mme de La Grange, que nous avions vue à son aurore, nous remercions M. Bagier de nous l'avoir rendue en sa maturité, parvenue à l'apogée du talent, suppléant aux défauts de sa voix par les délicatesses infinies de l'art, parfait spécimen de la distinction comme femme et comme artiste. On a regretté Mme Penco, et nous le concevons, mais Mme de La Grange lui est préférable : elle chante bien mieux et n'est jamais indisposée, double avantage pour un directeur et un théâtre.

Faut-il blamer M. Bagier d'avoir rappelé d'Espagne une autre femme de talent, Mme Borghi-Mamo, tout exprès pour lui faire jouer les rôles les plus antipathiques à sa nature, la Sonnambula, Rosine du Barbiere et Cenerentola? M. Bagier avait ses raisons, sans doute, et il les aura fait valoir auprès de Mme Borghi-Mamo. Un directeur dans l'embarras mérite plus souvent d'être plaint que blàmé. Maintenant, d'ailleurs, il y a lieu d'espérer que les embarras de M. Bagier ont touché à leur terme. Il a engagé Mme Charton-Demeur, qui a déjà fait sa rentrée, en chantant le rôle de Violetta dans la Traviata; quelques jours après, Mile Adelina Patti est revenue, et avec elle les applaudissements sans fin, les recettes sans pareilles. Il est bon de noter pourtant, comme point de comparaison, qu'avec M. Fraschini et Mme de La Grange, le théâtre Italien a souvent encaissé plus de quinze mille francs par soirée. Souhaitons que Mile Adelina Patti dépasse encore ce beau chiffre. Elle a reparu dans la Sonnambula, et chanté ce charmant rôle d'Amina, qui lui avait servi de début l'année dernière. M. Mario et les sœurs Marchisio sont attendus; Paris les reverra prochainement, et alors il sera permis d'espérer une seconde moitié de saison plus brillante et plus riche encore que la première.

Certainement on n'accusera pas le directeur du Théâtre-Lyrique, M. Carvalho, de repousser les compositeurs nouveaux, ni de reculer devant les entreprises aventureuses. Depuis le mois de septembre, il a monté les Pêcheurs de Perles, premier ouvrage de l'un des plus jeunes lauréats de l'Institut, M. Bizet. Il a fait représenter les Troyens, de M. Hector Berlioz, auxquels notre grande scène lyrique avait refusé l'hospitalité. Nous avons dit de quelle façon noble et généreuse M. Carvalho s'est acquitté de la double mission qu'il s'était imposée. Une subvention de cent mille francs a été sa récompense; mais une subvention ne suffit pas à soutenir un théâtre; il faut encore des recettes, et pour s'en procurer, M. Carvalho n'a trouvé d'autre moyen que d'emprunter au répertoire italien un de ses meilleurs ouvrages, le Rigoletto, de Verdi. Nous ne doutons pas que le directeur du Théâtre-Lyrique n'eût préféré pouvoir se passer d'un tel secours, et célébrer la bienvenue de la faveur dont il est l'objet en jouant quelque ouvrage national. S'il ne l'a pas fait, croyons qu'il n'a pu le faire, et qu'il n'avait pas sous la main d'opéra français capable de lui inspirer une confiance absolue. Rigoletto a donc été choisi par lui, et un succès éclatant est venu à l'appui de son intelligence administrative. MM Ismaël et Monjauze ont été chargés des rôles du bouffon et du prince. Mile de Maesen, qui avait fait ses débuts dans les Pêcheurs de Perles, et dont on avait aussitôt remarqué le talent, s'est tout à fait distinguée dans le rôle de Gilda. Sa voix timbrée, dont toutes les notes arrivent si nettement à l'oreille, produit le plus grand effet dans tous les morceaux auxquels elle prend part, et notamment dans le fameux quatuor du quatrième acte, qui n'avait jamais été mieux écouté ni plus applaudi qu'il ne l'est au Théâtre-Lyrique. La Mireille, de M. Gounod, nous ramènera bientôt à la musique française; le rôle principal de cet ouvrage appartient de droit à Mme Carvalho, la reine actuelle du chant français. Pour s'y préparer, la célèbre artiste a repris successivement le rôle de Zora, dans la

Perle du Brésil, et celui de Marguerite dans Faust. Jamais sa voix n'y avait paru plus charmante; cela est d'un bon augure pour le rôle nouveau qu'elle va créer.

Mais à propos de rôle nouveau, d'opéra nouveau, de compositeurs nouveaux, quoi de plus neuf, de plus étonnant, de plus extraordinaire que le spectacle auquel nous assistions, lundi dernier, 11 janvier, au théâtre de l'Opéra-Comique? On y donnait la Fiancée du roi de Garbe, œuvre posthume de Scribe, par lui composée en société avec M. de Saint-Georges, qui avait été son collaborateur pour l'Ambassadrice, les Diamants de la Couronne, dont M. Auber a écrit la musique. Et le même M. Auber, que nous appellerons, comme on voudra, soit le glorieux chef de l'école française, soit le plus jeune de nos compositeurs nationaux, a aussi composé la partition de la Fiancée du roi de Garbe! Or, M. Auber est né le 29 janvier 1782; quelques jours encore, et il aura ses quatre-vingt-deux ans sonnés. Dans quel pays, dans quel temps chercherait-on l'exemple d'un génie musical se prolongeant ainsi sans avoir rien perdu de sa fécondité, de sa légèreté, de sa grâce? Nous ne voulons rien exagérer: mais nous le disons avec pleine conscience, M. Auber pourra, lorsqu'il lui plaira, s'inscrire en faux contre son acte de naissance. Pour le convaincre d'erreur, il n'aura qu'à produire sa dernière partition.

Une autre fois, nous raconterons avec plus de détails les aventures de cette Fiancée du roi de Garbe, dont Boccace et La Fontaine ont établi la réputation dans le monde. On verra que MM. Scribe et de Saint-Georges ont eu grand soin de ne pas suivre trop fidèlement la tradition des deux conteurs. Le théâtre ne jouit pas de libertés assez grandes pour que la légende d'Alaciel puisse s'y dérouler sans voile. Les auteurs de l'opéra ont beaucoup gazé, beaucoup adouci ce qu'il y avait de trop accentué dans la version originale. Ils ont poussé le scrupule jusqu'à détourner sur une compagne d'Alaciel la responsabilité de fautes présentées de façon à n'être plus considérées que comme des peccadilles.

Sur ce texte ainsi expurgé, M. Auber a écrit une musique aussi spirituelle, aussi vive que claire et limpide. C'est à Mlle Cico qu'il a confié son rôle de femme principal, et Mile Cico a pour compagnes Miles Belia, Tual, Decroix. Les rôles d'homme sont confiés à MM. Achard, Prilleux, SainteFoy, Bataille. L'ouvrage ne pouvait être ni mieux joué, ni mieux chanté. La mise en scène est d'une magnificence qui s'autorise de la nature féerique du sujet. Le théâtre de l'Opéra-Comique, si peu favorisé en fait de nouveautés, tant qu'a duré l'année dernière, a enfin rompu le charme qui semblait le condamner à ne vivre que de reprises. M. Auber et sa ravissante partition l'y auront puissamment aidé. Le premier soir, les applaudissements de la salle entière ont salué les noms des auteurs. LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice honoraient la seconde représentation de leur présence. C'est un événement unique dans l'histoire musicale, qu'un opéra composé, représenté, applaudi comme l'a été la Fiancée du Roi de Garbe. A ce titre, on nous permettra d'y revenir et d'insister plus longuement sur un fait sans précédent, qui, peut-être, ne doit jamais se reproduire.

WILHELM.

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