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pas plaisir à voir la discrète assiduité, l'inquiète sollicitude avec laquelle ils suivent la conduite de leurs fils entrant dans la vie; si l'on n'est pas touché de la sage ardeur qu'ils déploient à les rendre bons et heureux; si l'on ne respecte pas le soin jaloux qu'ils mettent à s'entourer pour leurs vieux jours d'une famille aimante? Ils ont la joie de laisser après eux quelque reconnaissance et quelque estime. Malgré leurs ridicules et leurs sévérités, ils sont, par les entrailles au moins, dignes du nom de père (1). Même chez les adorateurs de Vénus et de Bacchus, l'instinct moral conservait le sentiment de ces choses sacrées.

On ne saurait trop faire remarquer cette étonnante et désastreuse lacune dans la morale de Molière. On arrive à tirer de son théâtre des préceptes, exprimés avec une délicatesse et une fermeté supérieures, sur les devoirs de l'homme et de la femme envers euxmêmes, sur leurs devoirs réciproques quand ils s'aiment et s'unissent, sur leurs devoirs envers les semblables, envers la patrie, envers Dieu en sorte que la morale de Molière aura exprimé ce que doit être un homme, un époux, un citoyen, même un chré

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vieillards débauchés, des pères rivaux de leurs fils mais il se croyait obligé de s'en excuser publiquement :

Hi senes,

nisi fuissent nihili jam inde ab adolescentia,

Non hodiè hoc tantum flagitium facerent canis capitibus, etc.

(Bacchides, Grex.)

(1) Don Louis dans le Festin de Pierre (act. V, sc. 1), et Chrysale dans les Femmes savantes (act. III, sc. Ix) sont les seuls pères de Molière chez qui l'on trouve quelque élan de tendresse ; et c'est bien peu de chose.

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tien (1); et elle n'aura nulle part laissé entrevoir ce que doit être un père. Qu'est-ce pourtant qu'un honnête homme, un citoyen, qui ne sait être père? Que valent tous ses autres mérites, s'il n'est capable de donner à sa femme et à sa patrie des enfants dignes de lui, s'il ne peut remplir ce rôle saint par lequel l'homme ressemble le plus à Dieu?

On objectera en vain qu'au dix-septième siècle il y avait des abus d'autorité paternelle consacrés par les lois et par les mœurs, et que Molière a entrepris uue réforme utile en attaquant et en ridiculisant ces abus ce n'est pas en détruisant qu'on réforme, et je ne pense pas que personne puisse aujourd'hui accepter cette mauvaise excuse, qui est celle de tous les méchants quand ils déclarent la guerre aux bons, de tous les tyrans quand ils étouffent la liberté.

On objectera en vain que, du tableau de tant de pères ridicules et coupables, résulte un enseignement négatif, et que cette perpétuelle satire peut indiquer aux chefs de famille tout ce qu'ils ont à éviter pour accomplir leur mission (2). Quelque avantage qu'il y ait à démontrer que les pères ne

(1) Voir plus loin, chap. XI.

(2) Voir Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique, tome 1, XIII: Des pères dans la comédie, et surtout dans les comédies de Molière : « Les pères, les maris, les vieillards que Molière raille gaiement, ne sont pas ridicules par leur caractère de père, de mari et de vieillard, mais par les vices et les passions qui déshonorent en eux ce caractère même... Ce n'est point la vieillesse que Molière ridiculise, ce sont les défauts qui la discréditent, etc. » Voir tout ce plaidoyer fort ingénieux.

doivent être ni intéressés, ni débauchés, ni insouciants, ni égoïstes, ni avares, ni durs, il y a un plus grand désavantage à ne pas montrer qu'ils sont respectables parce qu'ils sont pères, à ne pas faire ressortir tout ce qu'il y a de naturel et de bon dans la famille grandissant autour d'eux avec amour et soumission. La société entière est une immense forêt où les vieux arbres sont les pères; Molière a porté la cognée contre eux, sans songer qu'à leur ombre seulement peuvent croître ceux qui doivent les remplacer, et faire reverdir sur leurs tiges vigoureuses l'éternelle jeunesse de la patrie.

La patrie! Molière semble pourtant l'avoir aimée : il a travaillé plus et mieux que d'autres à qui l'on en fait honneur, à la grande rénovation de la fin du siècle dernier. Mais, chose singulière! c'est à lui que nous devons, en partie du moins, l'orgueil d'enfants qui nous fait croire que nous avons tout inventé en politique en 1789. Nous méprisons nos pères, et nous ne voyons pas que c'est de leurs lents et continuels efforts qu'est péniblement sorti le perfectionnement des institutions et la proclamation des droits éternels. Nous insultons à la mémoire du Roi-Soleil, nous voulons croire que toute idée de justice ou de liberté devait sécher aux feux de ses rayons absolus. Nous nous obstinons à ignorer que c'est sous son règne que fut inventé le mot de patriote; que la tyrannie féodale fut définitivement vaincue; que la liberté commerciale et industrielle prit son

premier et victorieux essor; que le peuple fut déchargé des impôts du servage; que la justice cessa d'être une routine ou un abus; que ceux qui s'engraissaient du suc de la France (1) furent brisés, et que des fils de bourgeois et de marchands vinrent remplacer au ministère les ducs et les princes déchus; nous oublions qu'il souffrit que l'éducation de son petit-fils fût nourrie des plus hardies et même chimériques utopies républicaines; qu'il servit à sa table, de sa royale main, le valet de chambre qui proclama que la France est un peuple, qui immola les marquis au rire du peuple, cent cinquante ans avant que le peuple les traînât à la guillotine, et enfin qu'il voulut être le parrain du fils de ce fils du peuple.

Molière, avec une grande liberté de génie attaqua la société d'alors dans ce qu'elle avait de plus mauvais et de plus redoutable, la noblesse oisive.

On fait dater de 1789 le principe de l'égalité des hommes devant la loi civile: le principe de leur égalité devant l'estime et l'opinion des autres date de Molière. Au temps où l'orgueil des priviléges et des titres s'incarnait dans un duc de Saint-Simon, c'est Molière qui, du haut de son théâtre, disait en face aux marquis à la mode assis devant la scène :

« Qu'avez-vous fait dans le monde pour être gen

(1) Boileau, Satire VIII, v. 194.

tilhomme? Croyez-vous qu'il suffise d'en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d'être sortis d'un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes? Non, non, la naissance n'est rien où la vertu n'est pas. Aussi, nous n'avons part à la gloire de nos ancêtres qu'autant que nous nous efforçons de leur ressembler; et cet éclat de leurs actions qu'ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi, vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu'ils ont fait d'illustre ne vous donne aucun avantage; au contraire, l'éclat n'en rejaillit sur vous qu'à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d'un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu'un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu'on signe, qu'aux actions qu'on fait, et que je ferois plus d'état du fils d'un crocheteur, qui seroit honnête homme, que du fils d'un monarque, qui vivroit comme vous (1). »

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Devant cette cour infatuée de noblesse, devant

(1) Le Festin de Pierre, act. IV, sc. VI. Cette tirade, qui date de février 1665 au plus tard (la première représentation est du 15 février 1665), donna à Boileau l'idée de sa Satire V, qui fut composée la même année, et qui avait d'abord pour titre : Discours sur la noblesse dépourvue de vertu. Ce fut un renfort pour Mo

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