Images de page
PDF
ePub

XXIX

MISSOLONGHI

L

Es Turcs, après avoir subi de grandes pertes, avaient abandonné le siège de Missolonghi; leurs navires étaient rentrés

dans les Dardanelles, et la flotte grecque était arrivée. Byron avait alors fait dire au prince Mavrocordato que l'argent promis était à sa disposition et qu'il se tenait prêt à venir conférer avec lui. Le moment était critique, en effet. Faute de solde, les marins de la flotte allaient se révolter. Le colonel Stanhope, qui avait devancé Byron, lui écrivait : « On attend beaucoup de vous comme conseil et comme argent. Si l'argent n'arrive pas à temps, ce qui reste de la flotte, c'est-à-dire cinq vaisseaux, retournera à Spezzia. L'impatience de vous voir est générale. On espère que vous prendrez quinze cents Souliotes à votre service pour trois mois. La ville est pleine de soldats qu'on ne sait comment nourrir. » Tout cela n'avait rien de très encourageant. Les espoirs démesurés qu'éveillait l'arrivée du poète ne pouvaient qu'être déçus, et Byron devait sentir déjà qu'il s'engageait dans une voie qui les mènerait sûrement à une catastrophe. Mais il n'était pas homme à renoncer pour cela à ses projets. Sa mort lui épargna probablement les suprêmes désillusions.

D'ailleurs, le Conseil législatif lui écrivait à la date du 26 décembre (1823) de coopérer avec le prince Mavrocordato à l'organisation de la Grèce continentale et de se rendre à cette fin, le plus rapidement possible, auprès de lui. Byron avait pris les devants. Il avait affrété trois bateaux battant pavillon des îles Ioniennes, l'un, voilier rapide, un Misticon, pour lui et ses com

pagnons, l'autre pour ses bagages, le troisième, que montait Gamba, pour les chevaux et les soldats, les armes et les munitions. Le mauvais temps retarda le départ jusqu'au 28 décembre. Le lendemain, on était à Zante, où Byron avait un dépôt d'argent qu'il se fit remettre. Au soir, on mit à la voile pour Missolonghi. <«< Le ciel était clair, les marins chantaient des chansons patriotiques et monotones. On espérait qu'on allait faire de grandes choses,» dit un des voyageurs.

Durant la nuit, les bateaux se séparèrent. Celui que montait le comte Gamba approchait déjà de Missolonghi quand une frégate fit voile sur lui. On était sans appréhensions, puisqu'on pensait que la flotte ennemie était au loin; mais voici que, arrivée à portée de la voix, la frégate hisse le pavillon turc. La situation était grave. Il y avait à bord des munitions et des soldats. Le pavillon ionien serait-il une sauvegarde suffisante? Le capitaine turc somma le capitaine grec, Spiro Valsa, de monter à son bord, et il s'apprêtait à lui couper la tête avec son sabre quand celui-ci le reconnut pour un homme auquel il avait jadis sauvé la vie dans la mer Noire, et la scène s'acheva en embrassades. Gamba, ayant déclaré qu'il allait à Calamata, fut conduit à Patras, où le gouverneur turc, Youssouf, ne le retint que trois jours.

Au moment de leur capture, Gamba et les Anglais qui se trouvaient avec lui à bord avaient eu la même pensée : « Que va-t-il arriver à Byron? » En fait, il allait affronter de graves dangers. Son navire passa durant la nuit tout près de la frégate turque, mais on fit si grand silence que les ennemis ne se doutèrent de rien; même les chiens de Byron, qui n'avaient cessé d'aboyer depuis le départ, se turent par miracle. Puis ce fut une épouvantable tempête qui faillit briser le brick sur des rochers. Plus de la moitié des matelots sautèrent à la mer. Byron, qui aimait tant à décrire les naufrages, courut encore une fois grand risque d'en éprouver un; mais il se montra intrépide à son ordinaire et remplaça le capitaine affolé. Il fallut chercher un abri dans un petit port où l'on demeura deux jours. Enfin, le 5 janvier 1824, Byron débarquait à Missolonghi, où il avait fait escale quinze ans auparavant lors de son voyage dans le Levant.

Sa popularité l'avait devancé; on connaissait en Grèce ses œuvres, ce qu'il y avait dit d'éloquent sur la Grèce, la noblesse de

sa naissance, sa richesse. On supportait bien des misères dans la pensée que sa venue y mettrait fin. Sa responsabilité était engagée. Le prince Mavrocordato et le colonel Stanhope étaient venus à sa rencontre suivis d'un grand nombre d'officiers grecs et européens. Byron, vêtu de rouge, descendit à terre salué par des décharges d'artillerie et des salves de mousqueterie, au milieu d'une émotion profonde et générale.

Missolonghi était alors une petite ville de quatre à cinq mille habitants, la plupart laboureurs, pêcheurs ou marins, aux rues étroites, sombres, encombrées d'immondices. Bâtie au milieu de marais, sur un terrain formé d'alluvions et d'algues, elle était extraordinairement humide. « Si l'on ouvrait les digues de Hollande, écrivait Byron, le pays ne serait pas plus marécageux qu'ici1. » ·

La fièvre y régnait. Quand Trelawny y vint au printemps, il fut frappé de la malpropreté et de l'insalubrité de la ville.

Les murailles construites par les Vénitiens tombaient en ruine; il n'y avait qu'un fossé de quatre pieds de profondeur, en partie comblé et, pour toute artillerie, que quatre vieilles pièces de marine et une de 35 démontée. Néanmoins, la ville venait de soutenir un siège fort dur où les Turcs avaient perdu la moitié de leurs effectifs, ce qui avait exalté le courage des habitants.

On avait été fort embarrassé de loger Byron, car il n'existait guère de maison sortable; il fallut qu'il se contentât du second étage de celle qu'habitait Stanhope et qui était vieille, à peine close, située sur le port et fort petite, ainsi que nous le montre une gravure contemporaine. Byron s'y installa inconfortablement. La pièce où il vivait fut garnie par lui d'armes de toutes sortes, pistolets, poignards, carabines, sabres, dont il était, on le sait, grand amateur. Au-dessus étaient des livres sur des planches. On vit dans cette disposition un symbole marquant qu'il fallait avoir d'abord recours aux armes et ne songer qu'ensuite à la culture intellectuelle. Cela paraissait évident, mais tout le monde ne pensait pas ainsi.

Un matelas posé par terre figurait un divan; Byron, assis au

1. Dans une de ses lettres, il fait le calembour suivant : « Nous mourrons ici ou martially ou marshally, ou militairement ou marécageusement. »

milieu sur des coussins, dominait ses interlocuteurs. Il portait généralement des pantalons larges, une veste blanche et une calotte.

Tout de suite il reçut la visite des chefs montagnards du voisinage, qui ne s'entendaient pas entre eux, redoutaient Mavrocordato et ses cinq mille hommes et donnèrent au pauvre philanthrope un avant-goût des difficultés contre lesquelles il allait avoir à lutter. Ce ne furent que vociférations et querelles. Il eut beaucoup de peine à les calmer.

La garnison de la ville, composée, raconte Byron, de Grecs, de Souliotes', de volontaires anglais, de barons allemands, d'aventuriers venus de tous les coins du monde, n'était pas sans l'inquiéter. Tout était confusion et discorde. Byron s'appliqua, dès l'abord, à mettre de l'ordre dans ce chaos, à concilier les bonnes volontés éparses et souvent contradictoires, à calmer les passions et à rendre la guerre moins inhumaine. Cette dernière pensée l'occupait depuis longtemps.

Une de ses premières démarches fut de faire remettre en liberté un Turc détenu depuis longtemps dans une dure prison. Il l'hébergea en attendant de le renvoyer chez lui. Quinze jours plus tard, quatre autres Turcs furent envoyés par ses soins au gouver neur de Patras, Youssouf (27 janvier 1824). Il lui écrivit en même temps pour le remercier de la façon dont il avait traité le comte Gamba et son équipage et lui demander de persévérer dans ces bons procédés, comme il comptait le faire lui-même.

Cependant les Grecs, qui avaient pâti de la brutalité des Turcs, n'admettaient pas sans protester ces procédés chevaleresques; deux marins vinrent chez Byron réclamer comme leur bien l'un des prisonniers et menèrent tant de bruit qu'il dut les menacer de son pistolet. Ce fut depuis cet incident que Byron s'entoura d'une garde de Souliotes.

Il fallait songer à la campagne d'été. La prise de Patras eût été d'extrême conséquence, mais la ville était bien gardée, et l'on dut chercher une proie plus facile; Lépante n'était pas éloignée; cette bourgade n'avait pour défense qu'un vieux mur vénitien sans

1. Les Souliotes, chassés de leur patrie Souli et en partie exterminés par Ali pacha, venaient d'être rapatriés après sa mort (1821). C'étaient de hardis soldats difficiles à

manier.

fossé et une petite garnison. Byron pensait qu'une tentative sur cette place servirait à aguerrir ses hommes et faciliterait plus tard l'attaque sur Patras. Encore fallait-il de l'artillerie. Heureusement, le 7 février, le major Parry lui amena d'Angleterre quelques canons et des munitions. Des techniciens anglais, canonniers et artificiers, dont on avait grand besoin, l'accompagnaient ainsi que des officiers anglais, allemands. suédois et suisses.

Ce Parry était un singulier personnage. Il avait exercé bien des métiers, jouait admirablement la comédie, faisait des imitations, avait de la repartie, mais son principal mérite aux yeux de Byron était sa franchise, qui lui plaisait d'autant plus que son entourage se montrait plus dissimulé.

Comme il possédait beaucoup d'entregent, il avait donné à croire au Comité de Londres qu'il était très versé en artillerie et en pyrotechnie et saurait fabriquer quantité d'engins qui sèmeraient la terreur parmi les ennemis, entre autres les fameuses fusées à la congrave qui venaient d'être inventées. Le Comité, avec une extrême légèreté, l'avait recommandé à Byron; d'autre part, le colonel Stanhope le considérait comme un excellent officier, de sorte que Byron le nomma d'emblée major de l'artillerie. Immédiatement, tous les officiers de quelque valeur donnèrent leur démission, déclarant que, s'ils considéraient comme un honneur de servir sous les ordres de Byron, il ne serait ni de leur dignité ni de l'intérêt du service d'obéir à un homme aussi incompétent que Parry, et ils offraient de faire la preuve de son incapacité. Mais Byron refusa de les écouter, s'imaginant qu'ils n'agissaient ainsi que par jalousie et disant que, dans un pays comme la Grèce, le mérite seul devait procurer de l'avancement.

Il était difficile pourtant d'ignorer que Parry manquait au moins de sang-froid. Au cours d'un tremblement de terre pendant lequel les Grecs tirèrent, à leur habitude, de nombreux coups de fusil pour arrêter le cataclysme, Parry, terrifié par les secousses et par le bruit, se donna en spectacle, ce qui divertit infiniment Byron. Aussi, le lendemain, il cacha ses Souliotes dans une pièce audessus de celle où couchait Parry et leur ordonna de se mettre à trépigner et à claquer les portes à un signal convenu. Le malheu

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]
« PrécédentContinuer »