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le mouvement, l'élan, le transport, ce que le sentiment vrai, profond, le battement plus précipité du coeur donne à la poésie lyrique. Hugo (souvent) ne sent pas assez, ne se jette pas lui-même dans la mêlée de ses strophes, semble les lancer de loin à la charge, et, à l'examiner d'un peu près, il arrive que son mouvement lyrique réssemble à un mouvement oratoire.

Poète épique, il le sera, absolument, dans toute l'acception du terme, et sans qu'ici, en cherchant bien, je puisse voir quoi que ce soit qui lui ait manqué. Des idées très générales suffisent pour soutenir ce genre d'ouvrages, et les grands sentiments primitifs, sans complexité et sans nuances, suffisent également. Ce sont des lieux communs de sentiment ou d'idées que la colère d'Achille, la soif de vengeance d'Achille, la pitié d'Achille, le respect des dieux, le respect des hôtes, le respect des suppliants, l'amour du pays, l'esprit de retour, l'idée de justice, l'esprit de prudence dans le danger, de modération dans la fortune, de patience au mal et de persévérance dans les malheurs. C'est le fond moral d'une épopée. C'est ce qui fait qu'une œuvre de ce genre est si vide quand elle n'a pas couleur, relief, dessin sculptural des choses et des hommes, profond sentiment du caractère et de la physionomie d'une époque, invention facile, narration large et forte, imagination aisée de détails vrais et frappants, et ce je ne sais quoi qui sent l'abondance, cette joie de l'auteur à créer et à épancher, qui se communique au lecteur et le ravit. Voilà la vie même d'une épopée, et c'est justement tout ce qu'Hugo a pleinement et comme jusqu'au fond de l'âme.

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Et s'il y ajoute! Si, à la vue puissante des choses, il joint encore le sentiment dont il anime les choses! S'il sait, non sculement voir « les moissonneurs couchés faisant

ÉTUD. LITT.

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des groupes sombres » et « les rouges lanciers fourmillant dans les piques, comme des fleurs de pourpre en l'épaisseur des bles»; non seulement entendre « les grelots des troupeaux palpitant vaguement » et « dans les plaines voisines Le cliquetis confus des lances sarrazines; mais encore sentir l'éclair farouche des épées, » et l'horreur qui flotte aux plafonds des cachots », Durandal qui « semble un sinistre esprit », qui « donne des coups d'estoc qui semblent des coups d'aile et« fait la fête effrayante du glaive »;l'épopée ne sera-t-elle pas bien évidemment son fief propre, sa demeure seigneuriale, et comme la patrie même de son génie ?

Ajoutons-y, ce qui n'est pas autre chose qu'une transformation, et même un simple prolongement de l'épopée, l'évocation cimmérienne ou sibylline des mondes inconnus, des pays du rêve, des sept cieux ou des sept replis du Styx, les voyages au surnaturel et à l'insondable, où, du même mouvement d'imagination, il aime à s'enfoncer, trop romanesque alors et artificiel, puissant encore d'audace et de fantaisie aventureuse, comme un Cyrano homérique.

En résumé Hugo est magnifique metteur en scène de lieux communs, dramaturge pittoresque, romancier descriptif, lyrique puissant, froid quelquefois, épique supérieur et merveilleux.

VIII

COMMENT IL COMPOSE.

Personne dans toute la littérature française, non pas meme Malherbe, n'a plus aimé que Victor Hugo la composition exacte et bien ordonnée. Il est incroyable que

ses contempteurs de 1840, qui croyaient représenter la tradition classique, ne se soient pas aperçus, au moins par cet endroit, qui est le plus sensible, et saute aux yeux, qu'Hugo est tout à fait un classique et un classique français;; que ses expositions d'idées sont beaucoup plus suivies qu'une satire d'Horace ou de Juvénal; que ses poèmes lyriques sont d'un arrangement bien plus surveillé que ceux de Pindare; que ses drames, en leur fond si différents de ceux de Racine, sont, par la composition, des tragédies aussi sévèrement distribuées que Britannicus. Que ce ne soit pas là le fond de Victor Hugo, je l'accorde; mais c'en est bien l'aspect extérieur, et qui doit frapper au premier regard. Il a le goût de la composition même matérielle : il aime la symétrie. Les premiers vers de son premier recueil sont ceux-ci :

Le vent chasse loin des campagnes
Le gland tombé des rameaux verts:
Chêne, il le bat sur les montagnes ;
Esquif, il le bat sur les mers.

« Antithèse ! » va-t-on dire. Car il faut reconnaître qu'on a vu tout d'abord qu'Hugo aime l'antithèse. Mais ce qu'on n'a pas remarqué tout de suite, c'est que l'antithèse chez Hugo, bien avant d'être un procédé de style, est un procédé de composition, parce qu'elle est un tour de son esprit. C'est le goût de la symétrie dans l'exposition des idées. Il aime que les pensées se répondent l'une à l'autre, comme strophe et antistrophe, ou pavillon de droite et pavillon de gauche. Souvent il se contente de cette composition élémentaire, qui tient plus du dessin que de la poésie.

Beaucoup de ses lieux communs sont coulés dans ce

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moule. Soirée en mer: deux personnages, l'un triste, l'autre souriant, l'un regardant la mer sombre, l'autre le ciel clair, et ainsi de suite. Magnitudo parvi : Étoile et feu de pâtre, ciel et terre, homme et Dieu, etc. Les Malheureux: Malheureux selon le monde, vrais heureux; heureux du siècle, vrais misérables; opprimés radieux; oppresseurs ulcérés; Abel; Caïn: la composition symétrique d'un sermon de Bossuet. Dieu est toujours là : En été la nature est douce au misérable; en hiver la charité s'éveille pour le secourir: « avec des urnes différentes, Dieu verse à grands flots son amour. ▾ Tout le passé et tout l'avenir: Le passé, c'est la misère, et il doute ou il blaspheme; l'avenir, c'est le bonheur, et il croit et il adore.

C'est pour cela que Victor Hugo, quand il disserte, aime la forme du dialogue. Le dialogue distribue de luimême l'exposition par antithèse. Voyez dans les Malheureux l'antithèse particulière intercalée dans l'antithèse générale. Elle est en dialogue. A un moment, une objection se présente : « Oui, sans doute, la misère est belle, quand elle est glorieuse ». Réponse : « Eh bien ! non ! le sublime est en bas...»-De petites pièces, très nombreuses, sont distribuées ainsi : « La Tombe dit à la Rose... » « La Fleur disait au Papillon... » De grandes aussi : Zénith et Nadir (Quatre Vents).

Il aime, ce qui est le même procédé, très agréablement raffiné, et d'un bon effet de surprise, se répondre à luimême, dans une seconde pièce, et quand on croit qu'il est arrivé dans la première à sa conclusion. Dans les CHATIMENTS: Le bord de la mer Non; dans les QUATRE VENTS: Chanson-Coup d'épée ; oui, mais non de poignard; dans les CONTEMPLATIONS: «?» Explication; dans les QUATRE VENTS tout le poème de la Révolution, et puis,

ce poème fini: Soit; mais quoi que ce soit qui ressemble à la haine. Une fois même il se répond à distance, pardessus un demi-volume intercalé entre le premier membre de l'antithèse et le second: SECONDE LÉGENDE: La Comète, et, cent pages plus loin, la Vérité. Ici le procédé devient un peu compliqué, et il fait bien d'avertir.

Un autre procédé d'arrangement qui est un peu matériel encore et artificiel, mais déjà sentant moins l'école, c'est cette adresse de grossissement et de renflement progressif, que les grammairiens d'Alexandrie auraient appelé la composition ropalique. Figurez-vous les pianissimo, puis les piano, puis les rinforzando, puis les crescendo et enfin le chorus universel du couplet sur la calomnie de Beaumarchais. Cette allure, qui marquerait à elle seule combien le génie d'Hugo est oratoire, est très sensible dans un très grand nombre de poèmes, ,soit élégiaques, soit lyriques, soit épiques. Après des débuts modestes et de ton mesuré, il aime à nous amener, comme par un degré, à des péroraisons larges et éclatantes, où l'on entend sonner les cuivres d'un finale d'opéra italien.

Claire (des Contemplations, II), qui a des détails ravissants du reste, est gâtée, pour moi, par une de ces conclusions à grand orchestre; Stella (Châtiments) est conduit ainsi (mais en toute perfection); la Tristesse d'Olympio, très habilement, mais avec un peu de froideur, tout de même. Ainsi le Satyre (Première Légende). Ainsi le Titan (Deuxième Légende). Ainsi les deux pièces soudées l'une à l'autre, Réponse à un acte d'accusation - Suite (Contemplations, I). Ainsi les deux premiers chants de l'Expiation (Moscou et Waterloo), si on les détache comme un fragment épique; et ici le procédé est d'une science sûre, d'un art consommé, d'un effet prodigieux.

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