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ne pouvait permettre qu'on portât à la scène. Ce qui justifie Molière, c'est ce qu'il a dit contre les attaques personnelles et insultantes de ses ennemis :

La courtoisie doit avoir des bornes ; et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix, et ma façon de réciter, pour en faire et dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage je ne m'oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. Mais en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la gràce de me laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquoient dans leurs comédies. C'est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur qui se mêle d'écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi 1.

IX

Molière, en effet, ne répondit plus et ne fit même pas imprimer l'Impromptu de Versailles, tandis que les attaques de ses adversaires continuaient, plus furieuses et plus envenimées. Robinet écrit le Panégyrique de l'École des femmes (ce panégyrique est une satire) ou conversation comique sur les œuvres de M. de Molière; de Visé, peut-être aidé par un acteur de l'Hôtel de Bourgogne, de Villiers, revient à la charge avec la Réponse à l'Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis; Montfleury, fils du comédien, fait jouer l'Impromptu de l'Hôtel de Condé. On travestit certaines paroles de Molière, on excite les marquis à se venger, et l'on veut que le Roi lui-même soit offensé par les attaques dirigées contre sa cour. Surtout, on attaque la femme de Molière et on atteint le poète dans son honneur. Le comédien Montfleury va plus loin que son fils et, dans un placet au Roi, insinue que Molière a épousé sa propre

1. Scène v.

fille. En guise de réponse, le Roi, quelque temps après, devient le parrain d'un fils du poète1.

C'est seulement en mars 1664 que cette sotte et perfide guerre finit par le seul écrit favorable à Molière : la Guerre comique ou la défense de l'École des femmes par Philippe de la Croix. Molière avait continué à se taire, et peut-être a-t-il eu tort de se montrer trop endurant. Mais la bile cependant s'amassait en lui: elle se déchargera bientôt dans le Tartuffe.

1. Cf. ci-dessus, p. 140.

T I. - 14

CHAPITRE X

ENTRE LA QUerelle de l'école des femmes et la QUERELLE DU TARTUFFE

Nous voici arrivés au moment où la faveur du Roi pour Molière est le plus marquée et où Molière a le plus besoin de compter sur cette faveur. La guerre déchaînée par l'École des femmes durait encore, quand, le 29 janvier 1664, Molière fait jouer au Louvre la comédie-ballet du Mariage forcé. Trois mois plus tard, à Versailles, pendant la série de fêtes qu'on désigne de ce nom : les Plaisirs de l'île enchantée, il est partout et suffit à tout. Il représente le dieu Pan, il fait un compliment à la Reine, il joue les Fâcheux et le Mariage forcé, il donne pour la première fois la Princesse d'Élide, et, le 12 mai, date mémorable, il présente à la cour les trois premiers actes du Tartuffe. Aussitôt une tempête éclate, auprès de laquelle celle qui a suivi l'École des femmes fait l'effet d'un calme plat. C'est la grande crise de la vie de Molière.

I

Avec les Fâcheux, Molière avait joué sa première comédie-ballet, et il l'avait jouée devant le Roi. Mais la danse et la musique, ce qu'on appelait alors « les agréments », ne se mêlaient pas trop intimement à la comédie dans les Fâcheux, et l'œuvre n'avait pas été commandée par

Louis XIV, mais par le surintendant Fouquet. Dans le Mariage forcé, la musique composée par Lulli et les danses réglées par Beauchamps se glissent dans l'intérieur des actes mêmes (car la pièce avait trois actes et n'a été réduite à un que plus tard, en perdant une partie de ses << agréments » musicaux et chorégraphiques). A l'acte I, Sganarelle s'endort, et voici que lui apparaissent en songe la Beauté, qui lui chante un récit, la Jalousie, les Chagrins et les Soupçons qui font une inquiétante entrée dansante, quatre Plaisants ou Goguenards qui dansent un pas moqueur. Au second acte, c'est un magicien qui chante, des démons qui gambadent, des bohémiens et des bohémiennes qui ne répondent qu'en dansant aux questions de Sganarelle. Au troisième, concert et danses espagnoles, charivari grotesque mené par Lulli en personne ; danse de quatre galants qui cajolent la femme de Sganarelle. Et parmi ces galants il y avait le duc de Saint-Aignan et le duc d'Enghien, fils du grand Condé ; parmi les Égyptiens, le marquis de Rassan, le marquis de Villeroy et Louis XIV lui-même. En attendant le jour où, selon la légende, le Roi-Soleil devait, écoutant les vers de Racine dans Britannicus, rougir de « se donner lui-même en spectacle aux Romains »>, je veux dire à ses sujets, il raffolait de ces pièces, dont il était à la fois le spectateur et l'acteur ; et le Mariage forcé, notamment, plut si fort, qu'il ne fut pas donné au Louvre moins de quatre fois en douze jours. Avec le Roi et les grands seigneurs dansaient des baladins de profession, tantôt graves, tantôt burlesques, parfois agiles comme des clowns. Le gentilhomme gascon Tartas faisait dans un ballet des sauts périlleux ; il « montait sur cinq hommes, trois en bas et deux au-dessus; il était le sixième et se tenait au sommet, droit sur les épaules des deux autres. >>

L'habitude pour ces ballets royaux était de prendre un sujet mythologique ou allégorique, et, quelques jours après

le Mariage forcé, le roi allait danser dans un ballet, qu'ouvrait un noble prologue, avec Pallas, Vénus, Mercure, les Arts et les Vertus. Mais Molière n'avait nulle envie de se conformer à cette tradition. La toile levée, ce n'est pas une divinité qu'on voit, c'est le grotesque Sganarelle : « Je suis de retour dans un moment, crie-t-il à ses valets. Que l'on ait bien soin du logis et que tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo; et si l'on vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti et que je ne dois revenir de toute la journée. » On ne peut être davantage sur la terre, n'est-ce pas ?

Et pourquoi donc le seigneur Sganarelle sort-il de chez lui?

Vous vous rappelez la démangeaison de mariage qui prit autrefois à Panurge, et comment il consulta à ce sujet. Pantagruel:

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Mais (dist Panurge) si vous congnoissiez que mon meilleur feust tel que je suys demeurer, sans entreprendre cas de nouvelleté, j'aymerois mieulx ne me marier poinct. Poinct doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel. Voire mais (dist Panurge) vouldriez vous qu'ainsi seulet je demeurasse toute ma vie sans compaignie conjugale? Vous sçavez qu'il est escript: Veh soli. L'homme seul n'a jamais tel soulas qu'on veoyd entre gens mariez. Mariez vous doncq, de par Dieu, respondit Pantagruel. Mais si (dist Panurge)... 1

C'est un même souci qui point Sganarelle; mais, pluscomiquement humain que Panurge lui-même, Sganarelle va consulter Géronimo quand déjà son parti est pris, quand sa parole est donnée, quand il va épouser le soir même, lui plaisant bonhomme de cinquante-trois ans, la très jolie, très coquette et très délurée Dorimène.

Gardez-vous bien de vous marier, lui dit Géronimo. Et moi, je le veux.

Vous le voulez ! Mariez-vous donc,

1. Livre III, chapitre Ix.

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