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Lyon. Elle était d'un caractère altier et dominant, et la crainte de trouver un maître dans un mari l'avait jusque-là détournée de former une union. Il y avait dans la troupe où elle venait d'être enrôlée un homme d'une simplicité à toute épreuve, qui n'était que gagiste, et que son intelligence bornée semblait condamner à jamais à l'emploi dont il était alors chargé, celui de moucher les chandelles. Beauval, c'était son nom, parut à la jeune Bourguignon un sujet précieux pour le mariage aussi convinrent-ils de s'unir. Le chef de la troupe, père adoptif de la fiancée, voulut mettre des obstacles à l'exécution de ce projet ; il parvint même à obtenir de l'archevêque de Lyon une défense à tous les curés de son diocèse de marier ces deux amans. Mais l'esprit inventif de la future trouva un singulier moyen pour éluder cet ordre. Elle se rendit à sa paroisse un dimanche matin avant l'office, accompagnée de Beauval, qu'elle fit cacher sous la chaire où le curé faisait le prône; et, lorsqu'il l'eut fini, elle se leva et déclara à haute voix qu'elle prenait, en présence de l'église et des assistans, Beauval pour son légitime époux. Celui-ci sortit aussitôt de sa cachette et fit la même déclaration. Après cet éclat, on ne jugea pas prudent de leur refuser un sacrement dont ils menaçaient de se passer.

Quelque temps après, Beauval et sa femme en

trèrent dans la troupe du Palais-Royal. Celle-ci créa plusieurs rôles avec un véritable talent ; et son mari, dont on avait désespéré jusque-là, représenta de la manière la plus satisfaisante certains personnages des comédies de notre auteur, notamment Thomas Diafoirus du Malade imaginaire. Molière, à une des répétitions de cette pièce, parut mécontent des acteurs qui y jouaient, et principalement de mademoiselle Beauval, qui faisait Toinette. Cette actrice, peu endurante, après lui avoir répondu assez brusquement, ajouta : « Vous nous tourmentez tous, et vous ne dites mot à mon mari? J'en serais bien fâché, reprit Molière, je lui gâterais son jeu; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle1.» Ces divers faits prouvent suffisamment qu'il n'y a rien d'exagéré dans les éloges que Segrais a donnés à «< cette troupe accomplie de comédiens formée de la main de Molière, dont il était l'ame, et qui ne peut pas avoir de pareille'. »

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Quinze jours après la défense du parlement on vit paraître, à la date du 20 août, une Lettre sur la comédie de l'Imposteur, qui dut nécessairement être très-recherchée alors. Beaucoup de personnes

1. Histoire du Théâtre français ( par les frères Parfait), t. XIV, p. 257 et suiv.

2. Segraisiana, 1721, première partie, p. 213.-Perrault, Éloge des hommes illustres, p. 79.

n'avaient ni entendu de lectures particulières, ni assisté à l'unique représentation de la pièce : c'était pour elles une bonne fortune que la publication d'une analyse aussi détaillée du chef-d'oeuvre dont une défense doublement cruelle les privait à la scène et à la lecture. Cet examen raisonné, que l'auteur anonyme donne comme écrit de mémoire après la représentation, offre un extrait d'une scrupuleuse fidélité tant pour l'enchaînement des scènes que pour la citation des passages les plus remarquables et des vers les plus saillans. Cette exactitude, l'adresse avec laquelle l'auteur de la Lettre se constitue le défenseur de la pièce, le tact et le goût dont il fait preuve dans ce compte rendu, tout nous porte à croire que cette analyse ne put sortir que de la plume de Molière. Cependant plusieurs littérateurs, n'apercevant pas dans cette brochure toute l'économie de son style, ont pensé qu'il ne fallait l'attribuer qu'à quelque ami qui l'aurait composée sous ses yeux. Il importait trop à Molière de confondre les infames calomnies répandues contre lui et son ouvrage, pour confier ce soin même à un ami. D'un autre côté il sentait que sa défense n'arriverait au but qu'il se proposait qu'autant qu'on ne pourrait deviner qu'il en fût l'auteur. Son plus sûr moyen était donc de chercher à déguiser son style : c'est le parti qu'il prit en cette occasion. Mais quiconque aura étudié

la manière d'écrire de l'auteur du Tartuffe retrouvera dans la Lettre sur l'Imposteur des tours et des expressions qui ne sont qu'à lui. Cette pièce, une des plus importantes de ce grand procès, sert à constater quelques changemens qui différencient l'Imposteur et le Tartuffe.

Cinq mois après la première représentation de ce chef-d'œuvre, au milieu des orages qui s'amassaient et éclataient sans cesse sur sa tête, quand l'air retentissait encore des vociférations effrénées qu'une fanatique hypocrisie avait proférées contre lui, Molière, dont le génie avait à tâche de prouver son mépris pour de si basses attaques, enrichit notre scène de l'imitation la plus heureuse et la plus enjouée du drame le plus original qui ait jamais été représenté sur aucun théâtre, Amphitryon. Voltaire disait que la première lecture de cette pièce le fit rire de si bon cœur, qu'il se renversa sur sa chaise, tomba en arrière et faillit se tuer. La folâtre gaieté dont le rôle du nouveau Sosie est empreint, les boutades si comiques de Cléanthis, en prouvant dans leur auteur une entière liberté d'esprit, dévoilent suffisamment à ceux qui se reportent au temps et aux circonstances qui les virent naître et la grande ame de Molière et sa noble philosophie.

1. OEuvres complètes de Molière, édit publiée par M. AiméMartin, t. I, p. cxviij, note.

Ce contraste entre la situation de l'auteur et la disposition de son esprit nous amène à en faire ressortir un non moins saillant dans la conduite de ses ennemis. Certes, s'il est dans tout son théâtre un ouvrage où la décence soit presque continuellement blessée, c'est bien Amphitryon. Cependant parmi ces mêmes hommes qui s'étaient montrés si acharnés à crier au scandale à l'occasion du Festin de Pierre et du Tartuffe, il ne s'en trouva pas un seul dont les sorties et les surprises souvent plus que gaies de Cléanthis et de Sosie, d'Alcmène et d'Amphitryon, choquassent la religion, ou alarmassent la pudeur. Cette inconséquence ne peut, ne doit s'expliquer que par la réponse du prince de Condé à Louis XIV à l'occasion de Scaramouche Hermite : le sujet de l'une blessait la morale, dont ils ne se souciaient point; les autres les jouaient eux-mêmes, ce qu'ils ne pouvaient souffrir.

Ce fut le 13 janvier que cette œuvre nouvelle fut représentée, pour la première fois, sur le théâtre du Palais-Royal. Elle obtint un succès des plus grands, constaté par vingt-neuf représentations consécutives. Imprimée dans la même année, elle parut précédée d'une dédicace au prince de Condé: c'était un hommage rendu par l'auteur d'Amphitryon au protecteur zélé du Tartuffe.

Le sujet de cette pièce n'appartient pas plus

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