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Denique sit quodvis simplex, duntaxat et unum.

HORAT. Art. Poët. v. 23.

Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre n'a encore rien vu au grand jour; il n'a vu que des ombres dans la caverne de Platon. Que dirait-on d'un architecte qui ne sentirait aucune différence entre un grand palais dont tous les bâtiments seraient proportionnés, pour former un tout dans le même dessein, et un amas confus de petits édifices qui ne seraient point un vrai tout, quoiqu'ils fussent les uns auprès des autres? Quelle comparaison entre le Colisée et une multitude confuse de maisons irrégulières d'une ville? Un ouvrage n'a une véritable unité que quand on ne peut en rien ôter sans couper dans le vif.

« Il n'a un véritable ordre que quand on ne peut en déplacer aucune partie sans affaiblir, sans obscurcir, sans déranger le tout.

<< Tout auteur qui ne donne point cet ordre à son discours ne possède pas assez sa matière: il n'a qu'un goût imparfait et qu'un demi-génie. L'ordre est ce qu'il y a de plus rare dans les opérations de l'esprit. Quand l'ordre, la justesse, la force et la véhémence se trouvent réunis, le discours est parfait. Mais il faut avoir tout vu, tout pénétré et tout embrassé, pour savoir la place précise de chaque mot. C'est ce qu'un déclamateur livré à son ima

gination et sans science ne peut discerner.

« Isocrate est doux, insinuant, plein d'élégance; mais peut-on le comparer à Homère? Allons plus loin. Je ne crains pas de dire que Démosthène me paraît supérieur à Cicéron. Je proteste que personne n'admire Cicéron plus que je le fais; il embellit tout ce qu'il touche; il fait honneur à la parole; il fait des mots ce qu'un autre n'en saurait faire; il a je ne sais combien de sortes d'esprits; il est même court et véhément toutes les fois qu'il veut l'être contre Catilina, contre Verrès, contre Antoine; mais on remarque quelque parure dans son discours. L'art y est merveilleux, mais on l'entrevoit. L'orateur, en pensant au salut de la république, ne s'oublie pas et ne se laisse point oublier. Demosthène paraît sortir de soi, et ne voir que la patrie: il ne cherche point le beau; il le fait sans y penser. Il est au-dessus de l'admiration. Il se sert de la parole, comme un homme modeste de son habit pour se couvrir. I tonne, il foudroie: c'est un torrent qui entraine tout. On ne peut le critiquer parce qu'on est saisi. On pense aux choses qu'il dit, et non à ses paroles. On le perd de vue: on n'est occupé que de Philippe qui envahit tout. Je suis charmé de ses deux orateurs; mais j'avoue que je suis moins touché de l'art infini et de la magnifique éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de Démosthène. »

AVIS D'UNE MÈRE A SA FILLE.

PAR MADAME DE LAMBERT.

QUELQUES essais de morale, qui remplissent à peine deux petits volumes, ont recommandé à la mémoire des gens de goût le souvenir de madame de Lambert, née en 1647, et morte en 1733. Elle est au premier rang de ces femmes qui sont sorties de l'obscurité sans sortir de leur sexe, et dont les écrits réunissent à la fermeté du jugement et à la précision de la pensée, ce charme de réserve et de pudeur que la profession d'auteur n'enlève pas nécessairement à une femme. Les idées morales de madame de Lambert sont élevées et délicates, et fort au-dessus de celles qui semblent avoir inspiré, dans des ouvrages d'imagination du 17e siècle, quelques écrivains de son sexe; mais, dans des écrits de morale et d'éducation, le 17e siècle eût peut-être exigé, d'une femme surtout, quelque chose de plus positif dans les idées religieuses. On sent dans les Avis de cette mère à son fils et à sa fille que le 17° siècle penche déjà vers le 18o, quoique, pour le sentiment des convenances et le respect de son sexe, Mme de Lambert soit tout à fait de l'époque de Louis XIV. Quant au style, on n'en était déja plus à la phrase nombreuse, liée et doucement sinueuse; le tour bref et sententieux commençait à prévaloir; la lettre de Fénelon à l'Académie française nous en offre un exemple; à une époque qui avait été littéraire de fort bonne foi et fort à son aise, succédait celle d'un style moins écrit et plus semblable à l'action. Les Avis de Mme de Lambert sont comme un chapelet de maximes, mais chaque grain de ce chapelet est une perle. Il n'y a pourtant, malgré cette façon d'écrire, commandée peut-être à l'auteur par son sujet et par son but, ni affectation ni roideur; et dans cette grande précision de la pensée et de l'expression, la grâce est loin de manquer. Incessu patuit fœmina.

Vous arrivez dans le monde: venez-y, ma fille, avec des principes; vous ne sauriez trop vous fortifier contre ce qui vous attend. Apportez-y toute votre religion: nourrissez-la dans votre cœur par des sentiments; soutenez-la dans votre esprit par des réflexions et par des lectures convenables.

Rien n'est plus heureux et plus nécessaire que de conserver un sentiment qui nous fait aimer et espérer, qui nous donne un avenir agréable, qui accorde tous les temps, qui assure tous les devoirs, qui répond de nous à nous-mêmes, et qui est notre garant envers les autres. De quel secours la religion ne vous sera

t-elle pas contre les disgrâces qui vous menacent? car un certain nombre de malheurs vous est destiné. Un ancien disait qu'il s'enveloppait du manteau de sa vertu enveloppez-vous de celui de votre religion; elle vous sera d'un grand secours contre les faiblesses de la jeunesse, et un asile assuré dans un âge plus avancé.

Les femmes qui n'ont nourri leur esprit que des maximes du siècle, tombent dans un grand vide en avançant dans l'âge; le monde les quitte, et leur raison leur ordonne aussi de le quitter. A quoi se prendre? le passé nous fournit des regrets; le présent, des chagrins; et l'avenir, des craintes. La religion seule calme tout, et console de tout: en Vous unissant à Dieu, elle vous réconcilie avec le monde et avec vous-même.

Une jeune personne qui entre dans le monde, a une haute idée du bonheur qu'il lui prépare; elle cherche à la remplir: c'est la source de ses inquiétudes: elle court après son idée; elle espère un bonheur parfait. C'est ce qui fait la légèreté et l'in

constance.

Les plaisirs du monde sont trompeurs: ils promettent plus qu'ils ne donnent; ils nous inquiètent dans leur recherche, ne nous satisfont point dans leur possession, et nous désespèrent dans leur perte.

Pour fixer vos désirs, pensez que vous ne trouverez point hors de vous de bonheur solide ni durable. Les honneurs et les richesses ne se font point sentir longtemps: leur possession donne de nouveaux désirs; l'habitude des plaisirs les fait disparaître. Avant que de les avoir goûtés, vous pouvez vous en passer; au lieu que la possession vous a rendu nécessaire ce qui était superflu vous êtes plus mal à votre aise que vous n'étiez auparavant : en les possédant, vous yous y accoutumez, et en les perdant, ils vous laissent du vide et du besoin. Ce qui se fait sentir, c'est le passage d'un état à un autre ; c'est l'intervalle d'un temps malheureux à un temps heureux. Dès que l'habitude est formée, le sentiment du plaisir s'évanouit. On y gagnerait, si on pouvait tout d'un coup tirer de la raison tout ce qu'il faut pour son bonheur; l'expérience nous renvoie à nous-mêmes: épargnez-vous ce qu'elle coûte, et dites-vous de bonne heure, d'une manière ferme et qui vous fixe: La vraie félicité est dans la paix de l'âme, dans la raison, dans l'accomplissement de nos devoirs. Ne nous croyons heureuses, ma fille, que lorsque nous sentirons nos plaisirs naître du fond de notre âme.

Les vertus d'éclat ne font point le partage des femmes; mais bien les vertus simples et paisibles. La renommée ne se charge point de nous. Un ancien dit que les grandes vertus sont pour les hommes; il ne donne aux femmes que le seul mérite d'être inconnues. Ce ne sont pas celles, dit-il, qu'on loue le plus, qui sont les mieux louées, mais celles dont on ne parle point. La pensée me paraît fausse; mais pour réduire cette maxime en conduite, je crois qu'il faut éviter le monde et l'éclat, qui prennent toujours sur la pudeur, et se contenter d'être à soi-même son propre spectateur.

Les vertus des femmes sont difficiles, parce que la gloire n'aide pas à les pratiquer. Vivre chez soi; ne régler que soi et sa famille; être simple, juste et modeste; vertus pénibles, parce qu'elles sont obscures. Il faut avoir bien du mérite pour fuir l'éclat, et bien du courage pour consentir à n'être vertueuse qu'à ses propres yeux. La grandeur et la réputation sont des soutiens à notre. faiblesse c'en est une que de vouloir se distinguer et s'élever. L'âme se repose dans l'approbation publique, et la vraie gloire consiste à s'en passer. Qu'elle n'entre donc pas dans les motifs de vos actions: c'est bien assez qu'elle en soit la récompense.

Les jeunes personnes sont sujettes à s'ennuyer: comme elles ignorent tout, elles courent avec inquiétude vers les objets sensibles. L'ennui est pourtant le moindre des maux qu'elles aient à craindre. Les joies excessives ne sont point à la suite des vertus. Tout ce qui s'appelle plaisir vif, est danger. Quand on serait assez retenue pour ne point blesser les bienséances et pour demeurer dans les bornes prescrites à la pudeur, dès que le plaisir du cœur s'est fait sentir, il répand dans l'âme je ne sais quelle douceur, qui donne du dégoût pour tout ce qui s'appelle vertu: il vous arrête et vous ralentit sur vos devoirs. Une jeune personne ne voit pas les suites de ce poison, dont le moindre effet est de troubler le repos de la vie, de gåter le goût, et de rendre insipides tous les plaisirs simples. Quand on établit une personne assez heureuse pour n'avoir pas le cœur touché, comme il y a en nous un sentiment qui cherche à s'unir, et que ce sentiment n'a point été employé, elle se porte et se donne naturellement à la personne qu'on lui destine.

Quand nous avons le cœur sain, nous tirons parti de tout, et tout se tourne en plaisirs. Nous approchons des plaisirs avec un goût de malade; souvent nous croyons être délicats, que nous ne sommes que dégoûtés. Quand on ne s'est pas gâté l'esprit et le cœur par

les sentiments qui séduisent l'imagination, ni par aucune passion ardente, la joie se trouve aisément la santé et l'innocence en sont les vraies sources. Mais dès qu'on a eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs vifs, on devient insensible aux plaisirs modérés. On se gâte le goût par les divertissements; on s'accoutume tellement aux plaisirs ardents, qu'on ne peut se rabattre sur les simples.

Il faut craindre ces grands ébranlements de l'âme, qui préparent l'ennui et le dégoût; ils sont plus à redouter pour les jeunes personnes, qui résistent moins à ce qu'elles sentent. La tempérance, disait un ancien, est la meilleure ouvrière de la volupté. Avec cette tempérance, qui fait la santé de l'àme et du corps, on a toujours une joie douce et égale; on n'a besoin ni de spectacles, ni de dépenses. Une lecture, un ouvrage, une conversation, font sentir une joie plus pure que l'appareil des plus grands plaisirs. Enfin, les plaisirs innocents sont d'un meilleur usage; ils sont toujours prêts: ils sont bienfaisants, ils ne se font point acheter trop cher. Les autres flattent, mais ils nuisent; le tempérament de l'âme s'altère et se gâte, comme celui du corps.

Mettez de la règle dans toutes vos vues et dans toutes vos actions. Il serait heureux de n'avoir jamais à compter avec sa fortune; mais comme la vôtre est bornée, elle vous assujettit à la régle: soyez retenue sur la dépense. Si vous n'y apportez de la modération, vous verrez bientôt le désordre dans vos affaires; dès que vous n'avez plus d'économie, vous ne pouvez répondre de rien.

Le faste entraîne la ruine. La ruine est presque toujours suivie de la corruption des mœurs. Mais pour être réglée, il ne faut pas être avare. Songez que l'avarice profite peu, et déshonore beaucoup. On ne doit chercher dans une conduite réglée, qu'à éviter la honte et l'injustice attachées à une conduite déréglée : il ne faut retrancher les dépenses superflues, que pour être en état de faire mieux celles que la bienséance, l'amitié et la charité inspirent.

C'est le bon ordre, et non l'attention aux petites choses, qui fait les grands profits. Pline, en renvoyant à son ami une obligation considérable qu'il avait de son père, avec une quittance générale, lui dit: J'ai peu de bien, je suis obligé à beaucoup de dépense; mais je me suis fait un fonds de ma frugalité, et c'est d'où je tire les services que je rends à mes amis. Prenez sur vos goûts et sur vos plaisirs, pour avoir de quoi satisfaire aux sentiments de générosité que toute personne qui a le cœur bien fait doit avoir.

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