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ces grands seigneurs qui ne voulaient pas qu'il mangeât à la même table qu'eux, il fait parler un honnête homme justement fier de ses ancêtres roturiers, et aimant mieux perdre sa maîtresse que se déshonorer par un titre usurpé. Cléonte répond à M. Jourdain, qui, avant de lui accorder sa fille, lui demande s'il est gentilhomme :

<< Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n'hésitent pas beaucoup; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l'usage aujourd'hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de fa lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu

lière, qui dut être heureux de voir ses idées si nettement développées : il y a même un passage traduit :

Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous

Sont autant de témoins qui parlent contre vous;

Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie

Ne sert plus que de jour à votre ignominie.

En vain, etc., (v. 59).

Il est curieux de remarquer que cette idée, qui est de Juvénal (Satire VIII, v. 138):

Incipit ipsorum contra testare parentum

Nobilitas, claramque facem præferre pudendis,

va s'affaiblissant un peu à chaque traduction : servir de jour est plus faible qu'être un flambeau, qui est plus faible que præferre facem. Juvénal lui-même a sans doute imité Salluste, qui fait dire à Marius (Jugurtha, LXXXIII): << Majorum gloria posteris lumen est, neque bona neque mala eorum in occulto patitur. >>

des charges honorables; je me suis acquis, dans les armes, l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d'autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme (1). »

Immoler au parterre (2) l'orgueil du nom et de la race pour y substituer l'orgueil du mérite, faire de l'acte royal qui conférait des duchés-pairies la cérémonie du mamamouchi, c'était un acte de courage dans un temps où, à nos yeux, l'esprit de justice et de liberté était représenté par le duc de SaintSimon, si indigné de voir des bourgeois dans les charges. Molière y alla sans marchander : il mit sur la scène un gueux plus noble de cœur qu'un gentilhomme (3); il bafoua les bourgeois qui croient que c'est une belle chose de devenir gentilhomme; les Arnolphe qui se donnent le nom de Monsieur de la Souche; les Gros-Pierre qui s'appellent pompeusement Monsieur de l'Isle (4); les George Dandin qui, par un allongement, reçoivent le titre de Monsieur de la Dandinière (5); on n'oubliera jamais l'illustre maison de Sotenville, dans laquelle « Bertrand de Sotenville fut

(1) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. XII.

(2) Boileau, Epître VII, v. 32.

(3) Le Festin de Pierre, act. III, sc. II: le Pauvre.

(4) L'Ecole des Femmes, act. I, sc. I.

(5) Le Mari confondu, act. I, sc. IV.

si considéré en son temps que d'avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d'outre-mer (1), » ni celle de la Prudoterie « où le ventre anoblit (2); » on rira éternellement des manies de dignité et de vanité qui constituent toute la noblesse des Pourceaugnac et des Escarbagnas; enfin le type du marquis, produit par Molière et prodigué dans toutes ses pièces, est resté et restera comme l'un des meilleurs personnages du théâtre comique.

Il y en a partout, des marquis. Dans les Précieuses ridicules, ce sont deux valets qui laissent la livrée pour endosser les canons et l'épée (3), et perdre sous le bâton leur marquisat de Mascarille et leur vicomté de Jodelet (4) ce ne sont que deux valets rossés ; mais l'habit est rossé aussi, et il est impossible de ne pas songer que les faux marquis ne méritent pas seuls ce traitement. Dans ce hardi petit chef-d'œuvre, il faut remarquer la scène des Porteurs (5), où le sentiment des droits et de la valeur du peuple respire autant que dans celle du Pauvre (6).

Dans les Fâcheux, passent en courant devant les yeux étonnés d'une telle variété, le marquis du bel

(1) Le Mari confondu, act. I, sc. v.

(2) Id., act. I, sc. IV.

(3) Les Précieuses ridicules, sc. vIII, X, XII. Molière, qui jouait Mascarille, s'était composé un costume sur la dernière mode de la cour, qui était d'un comique admirable, en sorte que l'entrée produisait un effet irrésistible. Voir le Récit en prose et en vers de la Farce des Précieuses (Paris, 1660), cité par Aimé Martin.

(4) Les Précieuses ridicules, sc. XIV, XVI.

(5) Id., sc. VIII.

(6) Le Festin de Pierre, act. III, sc. 11. Voir plus haut, chap. II, p. 28.

air (1), le marquis musicien (2), le marquis duelliste (3), le marquis joueur (4), le marquis chasseur (5), le marquis obligeant (6).

Dans la Critique de l'Ecole des Femmes, l'Impromptu de Versailles, le Festin de Pierre, le Misanthrope, le Mari confondu, le Bourgeois gentilhomme, c'est le marquis bel-esprit (7), le marquis poëte (8), le marquis nécessaire (9), le marquis à bonnes fortunes (10), le marquis débauché (11), le marquis escroc (12).

Et quand Mlle Molière lui dit : «< Toujours des marquis! » il répond devant toute la cour: « Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie ; et comme, dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie (13). »

(1) Les Fâcheux, act. I, sc. 1.

(2) Id., act. I, sc. v, Lisandre.

(3) Id., act. I, sc. x, Alcandre. Voir plus haut, chap. II, p. 39.

(4) Id., act. II, sc. II, Alcippe.

(5) Id., act. II, sc. VII, Dorante.

(6) Id., act. III, sc. Iv, Filinte.

(7) La Critique de l'Ecole des Femmes, sc. IV-VII.

(8) Le Misanthrope, act. I, sc. II, Oronte.

(9) L'Impromptu de Versailles, Sc. IV-IX.

(10) Le Misanthrope, act. III, sc. 1, Clitandre, Acaste.

(11) Le Festin de Pierre, don Juan. Voir plus haut, chap. II, p. 22.

(12) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. IV, VI, XVIII-XX; act. IV, sc. I,

П, Dorante. Voir plus haut, chap. IV, p.

(13) L'Impromptu de Versailles, sc. I.

79.

Cette satire des marquis est faite avec verve et hardiesse, mais sans fiel. Si les défauts de la cour sont blâmés, les qualités d'esprit, de tact, de politesse, que Louis XIV sut développer dans son entourage, sont parfaitement reconnues et appréciées (1). D'ailleurs, ce qu'il y a de particulièrement juste dans cette guerre à la noblesse dégénérée, ce n'est pas la critique des prétentions vaniteuses de ceux qui ne voient dans les mérites de leurs ancêtres qu'un droit à morgue et à priviléges c'est l'affirmation formelle des devoirs qu'imposent une naissance et une fortune distinguées. Partout, mais particulièrement dans le Misanthrope (2), le tort des marquis, c'est d'être oisifs, c'est de n'employer qu'à des bagatelles toutes les ressources que leur fournit l'état où ils sont nés. Ils sont coupables, non-seulement quand ils font mal, mais quand ils ne font rien. L'ignorance et l'inutilité, qui seraient à peine excusables ailleurs, deviennent là de véritables crimes envers la société qu'on doit servir à proportion de ses facultés. Et on se trouve exercer une influence funeste, dont on est responsable, à Dieu toujours, et quelquefois aux hommes, quand on oublie, comme don Juan, que noblesse oblige (3).

Nous ne sommes pas libres, dans la famille im

(1) Les Femmes savantes, act. IV, sc. III. (2) Voir plus haut, chap. III, p. 44 et 52.

(3) Le Festin de Pierre, act. I, sc. I : « Gusman: Un homme de sa qualité feroit une action si lâche ? Sganarelle Hé! oui, sa qualité! La raison en est

belle; et c'est par là qu'il s'empêcheroit des choses! >>

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