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les rangs, toutes les conditions, toutes les professions, tous les vices.

De ces vices pourvoyeurs des prisons et des bagnes, le plus grand, le plus fécond, celui qui incessamment grossit cette immonde population, c'est le vice paresse. En langage d'argot, leur nom à tous ces gens sans nom est pègre, dérivée du mot latin pigritia, mère de tous les vices et de tous les crimes. Les coquins se connaissent, ils s'estiment ce qu'ils valent, ils se donnent le nom qu'ils méritent. Haute et basse pègre, telles sont les deux grandes divisions de ce sous-monde qui a aussi son aristocratie.

Les coquins ne sont pas des gens bâtis tout d'une pièce. Ils sont plutôt roseaux que chênes; ils font à la civilisation les concessions les plus larges; ils changent de peau, d'allures, d'habitudes et même de manière de travailler selon le temps et les circonstances. Tel industriel qui jadis arrê– tait les diligences sur les grandes routes s'est rabattu sur les villes, où il se contente d'exercer son petit commerce dans le périmètre circonscrit de la police correctionnelle. L'inclémence des temps l'a fait trébucher de l'assassinat dans l'escamotage. On fait ce qu'on peut.

Paris, rebâti de fond en comble et renouvelé, a détruit tous ces quartiers malsains, rues étroites et sombres où florissait le bouge, où s'étalait le tapis franc, où pullulaient les haillons. Ne pouvant faire autrement, le coquin a pris son parti de cette transformation radicale. Lùi aussi il s'est fait une façade en rapport avec la façade des rues nouvelles; il a rejeté la blouse, la casquette, le pantalon de toile; les tabourets boiteux ne lui vont plus, ni les brocs égueulés de Paul Niquet. Il s'attable en des salles plus conformes aux exigences du comfort moderne. C'est un surcroît de dépense, mais il ne lésine pas; il se remboursera sur l'ennemi, je veux dire sur les honnêtes gens.

Tous les moralistes se sont arrêtés avec stupeur devant ce terrible problème du crime et tous se sont efforcés de

le résoudre. De la lumière, disent ceux-ci; des gendarmes, disent ceux-là. S'il nous était permis d'élever notre faible voix dans ce concert de solutions, nous proposerions de marier les deux moyens indiqués comme remèdes : de la lumière et des gendarmes. (Le Siècle.)

HYPPOLITE LUCAS.

Le livre de M. Moreau-Christophe est fait pour effrayer tous les cœurs que l'auteur des Misérables a attendris. M. Victor Hugo est consolant dans son système. Tout ce monde de misérables qu'il fait voir, s'agitant dans le troisième dessous du théâtre social, peut, selon lui, à l'aide d'une bonne direction donnée à ses facultés, monter sur la scène et réussir dans les rôles d'honnêtes gens; des héros peuvent sortir de ces natures enveloppées d'ombres, et sur lesquelles ils ne s'agit que de répandre la lumière à flots. M. Moreau-Christophe, ancien inspecteur général des prisons, ne partage pas malheureusement ces croyances généreuses, et, peut-être trop passionné pour la science des Gall et des Spurzheim, voit une foule de cerveaux mal pétris qui, des bienfaits de l'éducation, ne retirent que la ruse et l'audace, degré de plus qu'ils ajoutent à l'échelle de leurs méfaits.

Nous eussions préféré que M. Moreau-Christophe ne s'appuyât que sur les observations morales qu'il a été à même de faire en visitant les principales prisons de l'Europe; mais il été entraîné à rechercher à quels signes on peut reconnaître les coquins.

Et ne devrait-on pas, à des signes certains,
Reconnaître le cœur des perfides humains?...

Ces signes, M. Moreau-Christophe s'est complu à les détailler minutieusement. Le front, les cheveux, les yeux, les sourcils, le nez, les oreilles, les joues, la bouche, les dents et jusqu'au menton ont passé dans l'analyse. Jamais passeport n'a été plus exact, à moins que ce ne soient les passeports italiens, où la voix elle-même est notée, ce qui caractérise bien un peuple musical.

Qui le croirait le genou lui-même a son langage; le genou charnu révèle la vertu débile et la mollesse de caractère; mais je me permets de faire ici une réflexion. S'il s'agit d'une femme et qu'elle montre son genou, cette infraction aux lois les plus ordinaires de la bienséance et de la modestie, me paraît constituer tout d'abord une atteinte à la vertu plus significative encore que tout le reste. Ce signe là me paraît pouvoir dispenser de l'autre.

Rappelez-vous maintenant l'œuvre de Grandville, car si Lafontaine, comme le fait remarquer spirituellement M. Moreau-Christophe, a prêté aux bêtes le langage des hommes, Grandville a prêté aux hommes le visage des bêtes. Ce Grandville était un grand moraliste, qui n'a prétendu rien moins que de nous tenir en éveil contre les loups, les tigres, les lions, les vautours, les pies, les renards et les dindons à forme humaine que vous pouvez rencontrer à chaque pas. Il n'y a pas à batailler, chacun a l'esprit de la bête à laquelle il ressemble, et que d'hommes ressemblent aux bêtes!

Toutes ces analogies offrent des signes certains à l'observateur, selon M. Moreau-Christophe; tant y a qu'il est à craindre que la description faite par l'auteur ne jette le trouble dans les relations du monde, et qu'on ne s'occupe désormais qu'à s'assurer, son livre en main, si l'on n'a pas des coquins pour amis.

Voyez-vous d'ici un grand nombre de personnes s'examiner avec inquiétude et rompre avec d'anciennes connaissances dont, jusque-là, la physionomie ne leur avait paru annoncer rien de fâcheux et de fatal?

O moralistes! qui ne voyez les hommes, comme les commissaires de police et les juges d'instruction, que par leurs mauvais côtés, savez-vous bien qu'avec votre monde d'honnêtes gens et votre monde de coquins, vous créez une armée anti-sociale comme celle des gladiateurs romains, toujours prête à vous dévorer.

Je voudrais que tout tendìt à prouver aux hommes qu'ils sont même meilleurs qu'ils ne sont; qu'on ne traçât pas une ligne de démarcation infranchissable entre ceux qui ont failli et ceux qui sont restés honnêtes, et qu'on ne marquât pas du sceau d'une réprobation permanente une classe d'individus, en la mettant d'avance en suspicion sur des signes, plus ou moins problématiques, et en la rejetant de la société, comme si on la plongeait dans les cercles d'un enfer où elle se débat, et d'où elle surgit ainsi que d'un gouffre pour épouvanter les honnêtes gens.

Mais, répondra M. Moreau-Christophe, « ce sont là des chimères! tout ce que vous dites, je l'ai dit, je l'ai pensé moi-même; mille systèmes pénitentiaires ont été mis en avant, et ma statistique est là. Tous les ans, deux cent mille délits, et les mêmes à peu de chose près et dans les mêmes proportions, se reproduisent sur la surface de notre beau pays, le plus civilisé du globe. Ce n'est pas moi qui ai inventé la statistique. »

Je courbe la tête sous la statistique, sans être convaincu, et à propos de ces deux cent mille coquins qui se manifestent tous les ans, il m'est venu, pas plus tard qu'hier, une singulière frayeur. Je me trouvais au Champ-de-Mars, au milieu de deux cent mille personnes attirées par le ballon Nadar, et je me disais : Si les deux cent mille coquins de M. Moreau-Christophe étaient réunis ici, comme les

montagnards de M. Scribe, je n'aurais rien de mieux à faire que de quitter cette terre avec M. Nadar, qui, du moins, est un honnête garçon, malgré la couleur de ses cheveux. (La Nation.)

MOREL, SARCEY, ETC.

MM. Morel, dans le Temps, et Francisque Sarcey, dans l'Opinion nationale, se sont pareillement occupés de mon Monde des Coquins. Par malheur, ce dernier m'a mal lu, au point de ne m'avoir pas lu. Je reviendrai sur leurs appréciations et sur plusieurs autres, dans la seconde partie de cette Étude.

Les petits journaux ont été les premiers à parler de mon livre. Ils m'ont pris, bien entendu, toutes mes histoires de coquins. L'un d'eux, le Nain jaune, lui a consacré un piquant article dans lequel on lit ;

<<< Peut-on diagnostiquer, par des indices extérieurs, l'état sain ou morbide de l'âme, comme on est parvenu à le faire du corps?

>> Peut-on discerner, par des signes sensibles, Satan de l'archange, Caïn d'Abel, l'honnête X..., qu'on dit fripon, de ce coquin de Z..,, qui passe pour honnête homme?

>> Oui, on le peut; et M. Moreau-Christophe le prouve par une série d'exemples frappants.

>> Mirez-vous donc dans son livre, vous tous qui... mais évitez son regard; il vous reconnaîtrait.

>> Ce qu'il y a de curieux dans le Monde des coquins, dans ce livre bien plus curieux que ne l'imaginent ceux qui

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