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Pour donc prendre les choses dans leur source et établir la vérité que nous soutenons sur un fondement inébranlable, il n'y a qu'à remarquer que tous ces philosophes païens ont entièrement ignoré la chute de l'homme, et que pas un d'eux n'a eu la moindre pensée, que par la révolte du premier homme contre Dieu, toute la nature humaine est devenue esclave de la mort et du péché. Car qui ne voit que cette connaissance est absolument nécessaire pour reconnaître la nécessité d'un rédempteur, et pour se porter à le rechercher et à le demander à Dieu; au lieu qu'il est impossible de ne le pas croire inutile, si on ne se croit pas dans cette servitude? Et c'est néanmoins le fondement de la théologie de S. Paul, qui joint toujours ensemble le vieil Adam, qui nous a précipité dans la mort, et le nouvel Adam qui nous a redonné la vie (I Corint, XV): Per unum hominem mors, el per unum hominem resurrectio mortuorum. C'est ce qui fait aussi dire à S. Augustin (1), que la foi en ces deux hommes est ce qu'à proprement parler on appelle la foi chrétienne.

Cependant il est certain que les plus sages du paganisme n'ont connu ni l'un ni l'autre: c'est pourquoi ils ont autant ignoré le péché originel, qui a sa source dans le premier Adam, que la grâce qui nous a été méritée par Jésus-Christ. Comment donc peut-on croire qu'ils se seraient imaginé que les hommes eussent besoin d'un libérateur, puisqu'il était impossible qu'ils s'imaginassent que toute la nature humaine eût été asservie au démon par le péché d'Adam, qu'ils n'ont point connu en qualité de premier homme, moins encore en qualité de corrupteur de tous les hommes ?

Mais que peut-on répondre à ce que JésusChrist lui-même nous assure si positivement, qu'il n'est descendu du ciel en terre (Luc, XIX), que pour sauver ce qui était perdu (Matth.. IX).Venit salvum facere quod perierat. Qu'il n'est point venu pour les justes, mais pour appeler les pécheurs à la pénitence; Non veni vocare justos, sed peccatores ad pœnitentiam (Matth., IX), et que lemédecin n'est nécessaire que pour les malades et non pour les sains, Non est opus valentibus medicus, sed malè habentibus ? N'est-il donc pas visible qu'il n'a point sauvé ceux qui ne se sont jamais cru perdus, ni délivré ceux qui bien loin de se croire esclaves, se glorifiaient d'être

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aussi libres que leurs faux dieux? Il est donc constant que Jésus-Christ n'a point guéri les païens, qui n'avaient garde d'avoir recours à lui comme au médecin, ni d'implorer son assistance, puisqu'ils n'avaient aucune connaissance de leur maladie. Enfin, il est sans doute que Jésus-Christ n'étant venu que pour appeler les pécheurs à la pénitence, il n'a point couronné ces prétendus justes orgueilleux qui n'étaient pas du nombre des brebis qui lui ont été données par son Père.

partie de l'humilité chrétienne, qui concerne Voilà pour ce qui regarde la première la vie passée des païens, pleine de ténèbres et de péchés; et il est évident que si elle n'est jamais entrée dans l'esprit de ces philosophes, la seconde, qui regarde la nouvelle vie et qui consiste dans une sincère reconnaissance de notre impuissance à faire le bien et de la nécessité de la grâce de Jésus-Christ pour cet effet, non seulement ne leur a pas été mais qu'elle est directement opposée à tous les principes fondamentaux de leur doctrine.

connue,

(1) S. August., lib. de Peccato origin, cap. 24. In eisa duorum hominum quorum per unum venundati sumus sub peccato, per alterum redimimur a peccatis... proprie fides christiana consistit.

Car on voit que les plus constantes maximes de leur morale ne sont autre chose que des leçons d'orgueil, pour apprendre aux hommes à ne dépendre que d'eux-mêmes et à n'adorer que leur propre raison; à n'établir leur bonheur que dans la jouissance de leurs propres biens; à ne reconnaître qu'euxmêmes pour auteurs de leur vertu et de leur félicité; à ne s'en vouloir pas tenir redevables à Dieu même; et à ne pouvoir pas seulement souffrir que nous lui adressions nos prières pour ce sujet.

C'est aussi cet esprit de vanité qui leur a fait prononcer comme des oracles indubitables, que l'unique bien d'où dépend l'origine et l'établissemeni de la vie heureuse, c'est de se confier à soi-même ; qu'il est impossible que celui-là ne soit pas heureux, qui ne dépend que de lui seul et qui établit toutes ses pensées et ses espérances en lui-même ; que ce qu'il y a de précieux et de magnifique dans la sagesse, c'est qu'elle ne nous vient point d'ailleurs; que chacun se la doit à soi-même ; qu'il ne la faut point demander à autrui; qu'elle n'aurait rien qui fût digne d'admiration si elle dépendait du bienfait d'un autre; que c'est le sentiment général de tous les hommes, que nous devons demander à Dieu la bonne fortune_et_nous donner à nous-mêmes la sagesse et la bonne vie; que jamais personne ne s'est cru redevable à Dieu de sa vertu et avec raison, parce que la vertu nous rend dignes de louanges; que c'est avec juste sujet que nous nous en glorifions; ce qui ne serait pas, si elle venait de Dieu, et non de nous-mêmes; que c'est une chose honteuse à un philosophe d'importuner encore les dieux par ses prières; qu'il n'a que faire de vœux, puisque sa félicité ne dépend que de lui seul; et que celui qui la possède devient le compagnon des dieux et non leur suppliant; qu'il suffit de demander à Dieu la vie et les richesses; mais que pour la tranquillite de l'esprit, nous la devons prendre de nousmêmes; qu'il ne s'est jamais trouvé personne qui ait rendu grâces aux dieux de ce qu'il était

homme de bien; mais seulement de ce qu'il était dans les richesses, dans les honneurs, dans la santé; et que ce n'est qu'à l'égard de ces biens que l'on appelle Dieu tout bon et toutpuissant et non pas de ce qu'il nous rend justes, tempérants et sages.

Voilà les pensées dominantes, pour ainsi dire, et les sentiments de ces sages du paganisme, dont on s'imagine pouvoir faire des saints et les placer avec les saints de la religion chrétienne; quoique cependant tout ce qu'ils ont fait de plus noble et de plus magnifique, ne soit que l'effet de cette vanité sacrilége. Car c'est proprement là l'esprit qui les a animés et le génie qui les a possédés: et ce n'est que sur ces fondements d'orgueil et de présomption, qu'ils ont bâti cet édifice ruineux de tant de fausses vertus, qu'il semble néanmoins que l'on voudrait soutenir être dignes d'être couronnées et récompensées de l'éternité bienheureuse.

Cependant il n'est pas difficile de démontrer que ce sentiment ne peut être avancé et soutenu sans une erreur manifeste; car il est évident par la doctrine de l'Ecriture sainte et par la théologie de S. Paul, qu'il est impossible que des gens prévenus par ces sentiments et pleins de cet esprit d'orgueil et de présomption et y persévérant, fassent rien de considérable devant Dieu et opèrent leur salut, quelque connaissance qu'ils aient pu avoir de la véritable Divinité, et quelque éclatante que puisse paraître leur vie par une suite glorieuse d'actions illustres aux yeux des hommes.

Il suffit pour cela de considérer avec un peu d'attention ce que S. Paul dit des Juifs, qui de tous les peuples était le seul qui connût le vrai Dieu, à qui Dieu eût confié ses lois et ses ordonnances, à qui les promesses de la rédemption du monde avaient été faites tant de fois et nonobstant toutes ces faveurs, cet apôtre leur déclare néanmoins que, quelque soin qu'ils prissent d'observer la loi de Dieu et de ne point transgresser ses commandements, ils ne pouvaient néanmoins être justes en sa présence, tant qu'ils prétendaient le pouvoir devenir par leurs propres forces, par leurs bonnes œuvres extérieures et non par la foi, c'est-à-dire en se persuadant de pouvoir accomplir sa loi par cuxmêmes et par leurs propres forces, au lieu de recourir à Jésus-Christ par la foi pour obtenir de lui l'esprit de sa grâce, qui seul la peut faire accomplir comme il faut. C'est sans doute ce que veulent dire ces paroles de S. Paul (1) Israel sectando legem justitiæ in legem justitiæ non pervenit. Quare? quia non ex fide, sed quasi ex operibus (Rom. IX). Qui ne voit donc, puisqu'il est aussi clair que le jour, qu'à plus forte raison ces païens n'ont pu faire autre chose par toute leur rectitude morale et toute leur sagesse prétendue, que d'acquérir de la gloire devant les hommes et non devant Dieu? Car qui ne sait que tous ces païens et ces philosophes n'avaient au plus qu'une connaissance naturelle de Dieu, Animent au-dessous de celle des Juifs, de même ils avaient appris les plus grandes

vérités de leur morale, comme disent les pères; mais qui d'ailleurs n'avaient garde de faire leurs bonnes œuvres, dans cette vue que c'est Dieu qui les opère en nous, puisque, comme je l'ai fait voir, ils étaient dans une créance

toute contraire?

Mais ce qui est encore admirable sur ce sujet, c'est que S. Paul parlant d'Abraham assure positivement que ce qui est arrivé à ces philosophes et à ces païens, serait arrivé à Abraham même, s'il n'eût été justifié que par les œuvres et non par sa foi : Si Abraham ex operibus justificatus est, habet gloriam, sed non apud Deum (Rom. IV). Et S. Paul dit la même chose des Juifs; qu'encore qu'ils parussent animés de zèle pour la gloire de Dieu, ils ne pouvaient néanmoins avoir part à la justification: et cet apôtre n'en donne point d'autre raison, sinon qu'ignorant que ce fût à Dieu à les rendre justes, ils voulaient établir leur propre justice en eux-mêmes : Ignorantes Dei justitiam et suam quærentes statuere, justitiæ Dei non sunt subjecti (Ibid. X).

Or qui ne voit donc, encore un coup, que rien n'est plus juste que l'application de ces principes de S. Paul à l'égard de ces philosophes païens? car il est évident que les plus vertueux d'entre eux n'ont point eu d'autre pensée touchant la justice et la vertu, que celle que S. Paul nous assure avoir été le sujet de la réprobation des Juifs. Ainsi loin d'avoir recours à la grâce d'un Rédempteur, comme nécessaire pour se retirer de la servitude du péché, ils ont au contraire rejeté avec injure et avec mépris toute assistance. divine pour ce qui regarde la bonne vie. On voit même que leur orgucil les a portés jusques à cette impiété, que de condamner comme inutiles les prières que l'on adresse à Dieu pour obtenir de lui la sagesse et le véritable bonheur qu'ils prétendaient ne dépendre que de nous-mêmes. S. Augustin remarque que ne pouvant pas désavouer qu'ils n'eussent eu besoin de Dieu pour devenir hommes, ils avaient voulu se persuader qu'ils n'avaient point besoin de lui pour devenir bons. Sur quoi donc pourrait être fondé le doute de leur éternelle damnation? Ne seraitce point douter plutôt de l'immuable et éternelle vérité de la parole de Dieu, qui nous en assure si positivement par l'oracle de son Apôtre?

Il est donc indubitable que cette foi fantastique que l'on s'imagine pouvoir attribuer à ces sages païens, afin de leur trouver quelque place dans le ciel, n'a rien de commun avec la foi au Sauveur du monde, que l'Ecriture nous déclare en tant de manières être nécessaire pour la justification et pour le salut. On ne peut même désirer de preuve plus claire, qu'ils n'avaient cette vraie foi ni implicitement, ni explicitement, que de co qu'ils ont condamné toutes les prières comme superflues en ce qui regarde la bonne vie : car il est évident que les prières sont les premiers fruits de la foi, comme la foi est le fruit de la prédication; de même que la connaissance que l'on donne à un malade d'un médecin ne tend qu'à lui faire implorer son

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assistance pour lui faire obtenir la guérison de ses maux.

CHAPITRE XIV.

Que ce qui a donné lieu à avancer cette maxime pernicieuse du salut des philosophes païens sans la foi en Jésus-Christ, c'est 1. l'attachement à la lecture des livres de ces philosophes, qui fait que se remplissant de leurs dogmes, on est moins rempli de la doctrine de Jésus-Christ: et 2. l'imagination qu'on a qu'ils ont eu la foi en Jésus-Christ, ce qu'on prouve n'être pas, par l'opposition de leurs sentiments à ceux de la religion

chrétienne.

Que si maintenant on voulait examiner ce qui a pu donner lieu à avancer ces maximes pernicieuses touchant le salut de ces philosophes païens sans là foi en Jésus-Christ, et contre tant d'oracles de l'Ecriture sainte, il semble que l'on en pourrait trouver deux

causes.

La première est sans doute de ce qu'on s'set trop attaché à la lecture des livres de ces philosophes; et que peut-être on s'est plus rempli des dogmes de cette philosophie païeune, que de la doctrine de la religion chrétienne. Mais il faut bien prendre garde qu'une des choses que nous devons plus craindre est de considérer la foi au Rédempteur des hommes, comme une simple spéculation, ou comme une connaissance stérile qui n'a aucune influence particulière dans le réglement des mœurs; et qui peut bien accompagner la vertu, mais non pas en être nécessairement la source.

Cependant c'est encore là un des principaux points de la doctrine de saint Paul, lorsqu'il nous apprend à reconnaître que toutes les grâces de Dieu, toutes les vertus et tou1es les actions vertueuses qu'il opère dans les fidèles, ne viennent que de ce principe. Qui ergo tribuit vobis spiritum et operatur virtutes in vobis: ex operibus legis ? un ex auditu fidei (Galat. III)? Si donc il arrive que l'on ne fasse pas assez d'attention à ce grand principe, on tombera facilement dans le sentiment que la foi en Jésus-Christ est inutile pour la bonne vie. Ainsi l'on ne retiendra plus que le nom de foi, et on la confondra avec toute sorte de connaissance de Dieu, et d'une Providence qui veille sur les affaires des hommes.

credimus, ut justificemur ex fide Christi et non ex operibus legis (Galat. II).

Il faut donc être persuadé que cette foi ne nous donne pas la connaissance du Rédempteur pour repaître seulement nos esprits par une vaine méditation; mais afin que nous nous adressions à lui dans une humble reconnaissance de nos misères, et que nous l'invoquions sans cesse, suivant cette promesse de l'Ecriture sainte : Quicumque invocaverit nomen Domini, salvus erit (Roman. X). Ainsi c'est à cette foi que nous devons attribuer toutes nos bonnes œuvres, comme à leur première racine, parce qu'elle en établit le principe et la fin le principe en nous obtenant de Jésus-Christ cet esprit de grâce et de charité qui seul nous fait accomplir la loi de Dieu, comme dit saint Augustin: Fides impetrat spiritum largiorem, diffundit spiritus charitatem, implet charitas legem ( Epistola olim 144, jam 145); et la fin, en ce que c'est elle qui doit régler notre intention, et nous éclairer de sa lumière, pour porter toutes nos affections et tous nos désirs vers Dieu, et nous apprendre à ne rechercher que sa gloire, et non pas la nôtre dans toutes nos bonnes œuvres : Bonum opus intentio facit, intentionem fides dirigit (August. in Psalm. XXXI; Enarrat. 2).

Certainement ces pensées n'ont garde de tomber dans l'esprit de ceux qui ont appris de l'Ancien et du Nouveau Testament, que le juste vit de la foi : justus ex fide vivit (Habac. 11; Roman. I); que nous ne pouvons avoir aucune pureté de cœur, que celle que la foi nous donne: Fide purificans corda eorum (Actor. XV); que toute justice qui n'a point son fondement et son origine dans la foi en Jésus-Christ, et qui n'est point obtenue par les prières qu'elle forme dans nous, n'est tout au plus qu'une justice pharisienne, et une justice des œuvres, qui n'est d'aucun prix devant Dieu Et nos in Christo Jesu

Il est certain que quiconque sera instruit de ces vérités fondamentales de la religion chrétienne, ne s'avisera pas d'attribuer le salut et la vie éternellement bienheureuse aux philosophes païens, qui n'ont point connu Jésus-Christ, quelque justes et vertueux qu'ils aient paru aux yeux des hommes, puisqu'il sera persuadé que la plupart de leurs actions n'ont été qu'impureté devant Dieu. C'est ce que marque aussi le Fils de Dieu en parlant à ceux qui paraissaient les plus vertueux, les plus savants, et les plus excellents d'entre les Juifs car il leur déclare que leurs actions qui paraissent si belles aux yeux des hommes, étaient néanmoins abominables aux yeux de Dieu. Vos estis qui justificatis vos coram hominibus. Deus autem novit corda vestra, quia quod altum est hominibus, abominatio est apud Deum (Luca XVI).

Qui donc après cela pourra attribuer le salut à ces païens, dont le seul défaut de foi les exclut; et qui ont été semblables à ces fruits de Sodome et de Gomorrhe, dont la beauté extérieure charmait les yeux; mais qui au dedans n'étaient remplis que de cendre, et ne servaient qu'à conserver les restes funestes de la colère de Dieu. Ainsi il ne faut pas se laisser éblouir au faux lustre de leurs actions éclatantes, mais plutôt s'arrêter à l'esprit dont elles étaient animées. Car on verra alors qu'ils n'ont le plus souvent agi que par eux-mêmes et pour eux-mêmes; qu'ils se sont mis à la place de Dieu, et ont voulu être seuls le principe et la fin de leurs bonnes actions; qu'ils ont considéré la raison comme la règle souveraine de leur devoir, leur volonté comme la maîtresse absolue des passions et des vices; et leur grandeur, et l'éclat de leur vertu morale, comme la fin principale qui la leur faisait embrasser.

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Il ne faut donc pas s'imaginer que Dieu veuille jamais récompenser ceux qui ne l'ont point servi, et qui n'ont recherché que leur propre satisfaction dans le réglement de leurs mœurs et il faut aussi par conséquent retrancher tous ces grands éloges que l'on veut leur donner, en les élevant même jusqu'au ciel; et les considérer plutôt comme des impies et des victimes éternelles de la justice

de Dieu.

C'est au moins l'idée que nous en donne le saint auteur du livre de la Vic contemplative (1); et on peut dire que ses paroles comprennent tous les fondements de la morale chrétienne sur ce sujet : Nous savons, dit-il, qu'encore que tous les infidèles aient fait quelques actions extérieures de vertu, elles leur ont néanmoins été inutiles, parce qu'ils n'ont point cru les avoir reçues de Dieu, et ne les ont point rapportées à Dieu qui est la fin de tous les biens.

La seconde chose qui peut donner lieu à ces sentiments erronés, c'est que l'on s'imagine qu'on peut en quelque manière les rendre participants de la grâce de J.-C. Mais il est sans doute que ce serait une hérésie trèsévidente, de croire que la mort seule de Jésus-Christ nous puisse mettre dans le ciel, sans qu'il arrive quelque changement dans le cœur, et sans que le Saint-Esprit y forme les dispositions des grâces nécessaires pour participer au fruit de cette mort. C'est même l'erreur où sont tombés les hérétiques de notre temps, lorsque pour élever davantage les mérites de Jésus-Christ dans lui-même, ils ont voulu ruiner les mérites du chef dans ses membres; et ils se sont persuadés que Jésus-Christ ayant satisfait à son Père pour nos péchés, nous n'étions plus obligés d'y satisfaire nous-mêmes ni de gagner le ciel par nos bonnes œuvres, parce qu'il nous l'avait acquis par l'effusion de son sang.

Mais ce qui peut paraître fort étrange sur cela, c'est que le sentiment de ces hérétiques a quelque chose de moins choquant que celui que nous réfutons. Car ces hérétiques au moins désirent-ils la foi en Jésus-Christ et la confiance en ses mérites pour étre sauvés; au lieu que dans l'autre sentiment on prétend que les mérites de Jésus-Christ ont acquis la gloire éternelle à une infinité de païens qui ne l'ont jamais reconnu pour leur Rédempteur, et qui n'ont jamais eu de confiance qu'en leurs propres mérites.

Il ne suffit donc pas, pour rendre ces philophes païens éternellement bienheureux, de dire que c'est par les mérites de Jésus-Christ; mais I faut voir avant toutes choses s'ils ont été dans les dispositions que Jésus-Christ demande à tous ses élus, et sans lesquelles l'Ecriture sainte nous assure que la justice ne se trouve point. Or nous avons montré combien tous ces sages du paganisme en avaient été

éloignés, el principalement de l'humilité que
Jésus-Christ lui-même nous apprend être si
nécessaire pour participer à la grâce du Saint-
Esprit ; c'est ce qui fait que saint Augustin ne
craint pas de dire que presque toutes les
des Livres saints annoncent cette vérité :
pages
Que Dieu résiste aux orgueilleux ; et ne donne
sa grâce qu'aux humbles (1).

C'est encore ce que le même saint Augustin inculque puissamment en un autre endroit, lorsqu'il dit, qu'il n'y a point d'autre voie pour arriver à la possession de la vérité, que celle que Jésus-Christ nous a tracée (2); or cette voix, ajoute-t-il, consiste premièrement dans l'humilité, secondement dans l'humilité, troisièmement dans l'humilité: et je ne vous répondrais autre chose tout autant de fois que vous m'interrogeriez sur ce sujet. Ce n'est pas qu'il n'y ait d'autres préceptes que je vous pourrais marquer; mais c'est que l'orgueil nous ravit des mains toutes les bonnes œuvres que nous faisons lorsque nous nous réjouissons de les avoir faites, si l'humilité ne les prévient, ne les accompagne et ne les suit: à moins que d'abord elle ne se présente à nous pour purifier notre intention; si ensuite elle ne se joint à nous pour attacher notre cœur, et si après elle n'agit sur nous pour réprimer notre vanité: car on ne doit craindre les autres vices que dans les péchés; mais on doit craindre l'orgueil dans les vertus mêmes, les actions les plus louables se pouvant perdre par l'amour de la louange. C'est ainsi qu'un célèbre orateur étant interrogé autrefois pour savoir qu'elle était la première partie de l'éloquence, répondit que c'était la prononciation; et lorsqu'on lui demanda qu'elle était la seconde et la troisième, il répondit encore que c'était la prononciation; de même si vous me demandiez quels sont les préceptes de la religion chrétienne, je vous répondrais que c'est l'humilité; et tout autant de fois que vous me feriez la même question, je prendrais plaisir à ne vous faire que la même réponse, quoique peut-être la nécessité me forcerait à vous parler des autres préceptes.

(1) Julian. Pomer, lib. 1, de Vita contemplat., cap. 1. Ut infidelibus nihil profuisse credamus, etiam si sunt aliquas per corpus virtutes operati, quod eas, nce a Deo suo se accepisse crederent, nec ad eum qui est finis omnium bonorum referre voluerunt.

(1) Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam. Jacob. IV, et 1 Petri V.

August.. epist. jam 118, olim 56. ad Dioscorum, numero 22. Nec aliam tibi ad capessendam et obtinendam veritatem viam munias quam quæ munita est ab illo qui gressuum nostrorum tanquam Deus, vidit infirmitatem ea est autem prima humilitas, secundi humilitas, tertia humilitas; et quoties interrogares, hoc dicerem, non quo alia non sint præcepta quæ dicantur, sed nisi humilitas omnia quæcumque bene facimus, et præcesserit, et comitetur, et consecuta fuerit, et proposita quam intueamur et apposita cui adhæreamus, et imposita qua reprimamur, jam nobis de aliquo bono facto gaudentibus totum extorqueat de manu superbiæ. Vitia quippe cætera in peccatis, superbia vero etiam in recte factis timenda est, ne illa quæ laudabiliter facta sunt, ipsius laudis cupiditate amittantur. Itaque sicut rhetor ille nobilissimus, cum interrogatus esset quid ei primum videretur in eloquentiæ præceptis observari oportere, pronuntiationem fertur respondisse; cum quæreretur quod secundo, camdem pronuntiationem; quid tertio, nihil aliud quam pronuntiationem dixisse. Ita si interrogares et quoties interrogares de præceptis christiane religiouis, nibil me aliud respondere, nisi humilitatem libere et si forte alia dicere necessitas cogeret.

li s'en suit de là que, pour détruire absolument la fausse prétention du salut des païens par la grâce de Jésus-Christ, il doit suffire de montrer, comme on l'a fait, qu'ils ont été trèséloignés de cet esprit d'humilité qui est le véritable esprit du christianisme; et sur cela seul, on peut très-justement conclure qu'ils n'ont point eu de part à la justice, ni au salut éternel, sans s'arrêter à une infinité d'autres défauts, dont le moindre était capable de les en exclure; et sans parler des crimes dont la vie des plus innocents d'entre ces prétendus sages païens a été souillée. Ainsi il est évident que l'on ne peut leur attribuer ce salut et la participation à cette grâce de Jésus-Christ, sans renverser les principales maximes de la foi, de la solide piété et de la religion chrétienne.

Nous pourrons donc leur appliquer un trait d'histoire rapporté dans la vie des anciens pères. Il y est dit que le démon étant apparu au grand saint Macaire, lui voulut soutenir que toutes ses mortifications et tous ses exercices de vertu ne lui donnaient aucun avantage au-dessus de lui: Tu jeûnes, lui dit-il, et moi je ne mange point; tu veilles, et je ne dors jamais; mais il y a une chose qui m'oblige de te céder, c'est que tu es humble, et que je ne le puis être.

Il faut dire la même chose de ces philosophes païens. Ils ont paru avoir des vertus éclatantes ; ils ont aimé la justice et la tempérance; ils ont été ennemis des crimes grossiers, affectionnés à leur patrie, fidèles envers leurs amis, équitables envers tous les hommes, courageux dans la mauvaise for tune et modérés dans la prospérité. Ils ont fait peu de cas des biens et des grandeurs du monde; ils ont été fermes dans les plus grands dangers et dans les plus âpres douleurs; ils ont eu peu d'attache à la vie, et ils ont méprisé la mort; mais quelque louange qu'on leur puisse donner de ces vertus, elles tombent par terre, selon le véritable esprit du christianisme, dès qu'on n'y aperçoit point d'humilité, et que l'on voit manifestement au contraire que la plupart de ces vertus apparentes n'ont reçu leur naissance que do l'orgueil et n'ont enfanté que l'orgueil; et qu'ainsi ils ne se sont portés à ces belles actions que par cet esprit de présomption qui les leur représentaient comme absolument dépendantes de leurs propres forces; ils ont même jugé qu'il était si raisonnable de s'en attribuer toute la gloire, qu'ils n'ont pu souffrir de la partager, ainsi qu'ils s'en expriment eux-mêmes. Propter virtutem enim jure laudamur, et in virtute jure gloriamur quod non contingeret si id donum a Deo non a nobis haberemus. Ce sont leurs propres paroles; c'est pourquoi on peut dire, selon la pensée de Tertullien (1), que si on définit l'homme un animal doué de raison, on peut définir aussi un philosophe païen, un animal rempli d'orgueil et de vanité. Philosophus gloriæ animal.

(1) Libro de Anima statim ab initio, DEMONST. EVANG. III.

C'est aussi ce qui fait dire à saint Augustin (1) que c'est cette vanité qui a été la maladie particulière de ces philosophes, qui les a trompés en les flattant de la bonne opinion d'eux-mêmes. C'est ce qui leur a fait croire qu'ils étaient quelque chose de grand, lorsqu'ils n'étaient rien; et c'est cette enflure d'orgueil qui a couvert leur cœur et leur esprit de ténèbres et qui les a privés de la lumière de la vérité immuable. C'est pourquoi ils sont tombés dans la plus grande des ingratitudes, qui consiste à s'attribuer à soimeme ce qui vient de Dieu, principalement la justice et la vertu; car il faut bien remarquer que quand l'âme regarde ses actions. justes comme propres à soi et enfantées par elle-même, elle n'en conçoit pas une vanité commune et populaire, comme elle ferait des richesses, de la beauté, de l'éloquence et des autres biens extérieurs ou intérieurs du corps et de l'esprit, que les plus scélérats peuvent posséder; mais elle en conçoit comme une sage et raisonnable vanité, comme do biens qui ne sont propres qu'aux bons.

Saint Augustin dit ailleurs (2), en parlant de ces mêmes philosophes, que ne se plaisant pas en Dieu qui est immuable, mais en euxmêmes, ils n'ont pu éviter d'être orgueilleux, parce qu'ils s'estimaient comme souverains et indépendants de Dieu qui était leur supérieur et leur maître, et que comme ils ne voyaient pas et ne voulaient pas croire la véritable félicité, ils ont tâché de s'en faire une très-fausse, par une vertu d'autant plus trompeuse, qu'elle était plus remplie d'orgueil.

Ce n'est pas que la vanité de tous ces païens, prétendus vertueux, fût toujours de la nature de cette vanité commune et populaire, qui ne recherche que les louanges des hommes et les applaudissements du peuple : il y en a une autre, dit saint Augustin, plus secrète et plus cachée qui emporte ceux qui se plaisent en eux-mêmes, soit qu'ils plaisent ou qu'ils déplaisent aux autres, et qu'ils n'affectent pas même de leur plaire; mais en se plaisant à eux-mêmes, ils déplaisent beau. coup à Dieu (3). C'est aussi cette sorte de vanité qui faisait dire à Cicéron que, pour supporter les maux avec patience, il faut se proposer qu'il y a une grandeur et une élévation d'esprit et de courage, qui ne paraît jamais avec plus d'éclat que dans le mépris de la douleur; que la vertu est la plus belle de toutes les choses du monde; qu'elle n'est jamais si belle, que lorsqu'elle ne recherche

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