Images de page
PDF
ePub

18 Brumaire. M. Fiévée, qui n'était qu'un royaliste d'opinion, et qui ne tenait pas essentiellement aux personnes, voyant un Gouvernement ferme s'inaugurer par l'ascendant d'un seul, se délia du côté de l'exil, et se tint prêt à servir ou à conseiller le pouvoir nou

veau.

Bonaparte, qui, à cette heure de formation sociale, cherchait partout des hommes, de bons instruments ou d'utiles informateurs, avait l'œil sur M. Fiévée. Tandis que M. Roederer le désignait au premier Consul, Fouché travaillait à l'écarter. Fouché, qui ne l'aimait pas et qui voulait lui nuire, trouva moyen de l'impliquer dans une affaire, et le fit mettre au Temple. Cette prison amena précisément un résultat heureux, et M. Fiévée n'en sortit que pour entrer en relation personnelle et directe avec le Consul. Pour couper court aux insinuations secrètes, il se hâta de lui donner des gages publics d'adhésion. Dans une brochure qu'il publia alors, et qui avait pour titre Du 18 Brumaire opposé au Système de la Terreur (1802), il posait un principe qui ne pouvait déplaire : « Si le Terrorisme n'a été, disait-il, qu'une folie destructive, l'esprit militaire fut, au contraire, à toutes les époques de la Révolution, un moyen de conservation. » Il faisait le procès au Directoire, qu'il accusait de s'être chargé de « régulariser les effets de la Terreur. » Entre la Convention et le Directoire, M. Fiévée ne mettait de différence que celle qui se trouve entre tuer et laisser mourir. Il disait du Directoire, mis en présence des triomphes de nos armées : « On ne règne pas dans un pays à la fois couvert de gloire et d'ignominie, quand on n'a pour soi que l'ignominie. Les États en révolution ne se sauvent point par des Constitutions, mais par des hommes. » On voit assez le sens de cette brochure. Lorsque plus tard, sous la Restauration (1817), elle fut reprochée à M. Fié

vée par ses adversaires politiques et constitutionnels d'alors, il faisait remarquer qu'il n'avait jamais vanté le Gouvernement militaire, mais l'esprit militaire, ce qui était bien différent, et il se couvrait du mot de M. de Bonald : « Les nations finissent dans les boudoirs, elles recommencent dans les camps (1). »

Bien qu'il ne fût qu'une seule fois nommé dans cette brochure, Bonaparte sentit bien qu'elle lui était tout entière dédiée; il fit venir aux Tuileries M. Fiévée, se montra avec lui « simple, spirituel, coquet et confiant, » comme il savait l'être quand il voulait séduire, et, pour conclusion, il l'envoya en Angleterre, avec ordre d'observer ce pays, avec qui on était nouvellement en trêve, et de lui en écrire. C'était un stage politique qu'il faisait faire à M. Fiévée avant de l'essayer de plus près. Il en résulta les Lettres sur l'Angleterre (1802), dans lesquelles l'auteur, qui combat l'anglomanie et toutes ses conséquences, avait mêlé des réflexions très-vives et très-acérées sur la philosophie du dix-huitième siècle : il la considérait et la dénonçait comme antipathique à tout établissement social et comme hostile à tout principe stable de gouvernement. A la manière dont il y jugeait Rousseau, Voltaire, Mably, Raynal, Helvétius et tutti quanti, on sentait un esprit singulièrement dégagé de toute superstition envers les grandes illustrations littéraires : « Heureux, disait-il en concluant, heureux ceux qui n'ont pas fermé les yeux sur les événements pour ne les ouvrir que sur les livres ! »

A son retour d'Angleterre, M. Fiévée, après avoir vu Bonaparte, reçut par l'intermédiaire de M. de Lavalette

(1) M. Fiévée ajoutait : « Il en sera de même des nations qui s'obstinent à finir dans les bureaux » (les bureaux ministériels du Directoire); et nous dirions de même des nations qui s'obstinent aux intrigues parlémentaires, qu'il y a pour elles une manière de finir dans les couloirs.

l'invitation de lui écrire dans une série de Notes ses impressions et ses vues sur les événements et les choses. En publiant, en 1837, ces Notes ou rapports, qu'il intitule assez improprement Correspondance, M. Fiévée ne peut se défendre de quelque mouvement qu'il faut bien appeler de fatuité. Il se pose trop à nos yeux sur le pied d'égalité avec celui qu'il informe et devant qui il cause : << On ignorait ce que contenait cette Correspondance, dit-il, mais on savait qu'elle existait; il ne s'en cachait pas, ni moi non plus. Quand nous l'eussions voulu, cela aurait été impossible. » Ce nous revient plus souvent qu'il ne convient. Que M. Fiévée, en causant avec Bonaparte, fasse preuve de tout son esprit, et en use en toute liberté et franchise, rien de plus simple et de mieux entendu. Un homme ne doit jamais s'effacer devant un homme, et surtout quand c'est son esprit que l'on consulte. Mais la dignité ne consiste pas à maintenir et à concerter si soigneusement, dans les préfaces et récits, ce semblant d'égalité plus que jamais impossible quand on écrit trente ans après et devant la majesté de l'histoire. M. Fiévée a manqué, sur ce point, du goût qui tient au sentiment du respect et à celui des proportions.

Les premières parties de ces Notes sont pleines, d'ailleurs, d'excellentes observations et d'aperçus dont un chef d'État pouvait faire son profit. A cette époque du lendemain de Brumaire, où tout est en question et où tout recommence, M. Fiévée montre au premier Consul la société telle qu'elle est véritablement au fond, lasse, épuisée, se reprenant à une espérance précaire sitôt que quelques bons symptômes reparaissent : « On peut dire des peuples qui sont entrés dans la carrière des révolutions, qu'après s'être fatigués d'idées et d'espérances, ils retombent lourdement sous le joug de leurs besoins. » Il montre cette situation favorable à tout pouvoir qui s'élève, mais bien difficile à ménager :

[ocr errors]

«La Révolution ayant exagéré toutes les espérances populaires et n'ayant produit qu'un plus grand malaise, le peuple, toujours dupe de ceux qui l'exaltent, attendait tant de ses flatteurs qu'on ne peut rien faire pour lui qui approche de ce qu'on lui avait promis.

« Il espère cependant que chaque Gouvernement qui survient réalisera le bonheur dont on l'avait flatté. Aussi, huit jours après la Paix générale (la Paix d'Amiens), se demandait-on déjà Paris quel bien il en résultait. Tel est le peuple que la Révolution a formé. »

Pour lui, il se fait auprès du Consul le représentant et l'organe des anciennes forces conservatrices de la société, par antagonisme à ce qu'il y a, dans un autre sens, de forces et d'intérêts purement révolutionnaires. Bonaparte était entouré d'hommes de la Révolution qu'il apaisait ou comprimait tour à tour M. Fiévée insiste pour que, malgré l'influence de ces hommes et les ménagements qu'on leur doit, le Gouvernement en vienne le plus tôt possible à condamner hautement les faux principes. Le scandale qui eut lieu à Saint-Roch lors du refus de sépulture de la danseuse, mademoiselle Chameroi, lui fournit l'occasion de remarques politiques relativement à la religion : « Elle aura longtemps encore, dit-il, plus besoin d'être soutenue que contenue. » Il établit très-bien la différence qu'il y a entre ces deux supports de l'ancien régime, la noblesse qui est véritablement finie, et l'établissement religieux qui doit se transformer et subsister. Quant à la noblesse, la grande preuve qu'elle est finie en tant que privilégiée, et que l'égalité triomphe, c'est « cette vérité, dit M. Fiévée, qu'on oserait moins contester de nos jours qu'à une autre époque : Il n'est personne qui ne soit apte à recevoir de l'argent. Or, dans tout pays où il n'y a plus de service qui ne soit soldé, il y a réellement égalité politique en dépit des prétentions et des souvenirs. » Mais cette vérité de fait ne l'empêche pas de remarquer que l'opinion a gardé pourtant des restes bien légitimes de religion historique : « Des hommes qui ont leur nom dans

l'histoire, qui se lient à tout le passé d'une nation, ne sont jamais nuls dans leur patrie. »

Dans toutes ces Notes de début, M. Fiévée pousse le premier Consul à la politique qui rallie. Il met une grande importance à ce que le pouvoir se tienne en accord avec l'opinion publique; il insiste «< sur la nécessité de la soigner, de faire quelques frais pour se l'attacher. » Il était lui-même, à cette époque, un très-bon et très-fidèle indicateur à consulter sur cette opinion sage. Dans son but constant de pousser à la restauration des anciens principes, il va au-devant d'une objection qu'il sent qu'on devait lui faire. Les hommes sortis de la Révolution et rangés autour du Consul dénonçaient ces tendances monarchiques comme menant droit à une restauration des Bourbons; M. Fiévée nie que ce soit là une exacte conséquence: « Il serait fort extraordinaire, dit-il, que quatorze siècles de monarchie ne puissent plus servir en France qu'à faire opposition même au Gouvernement d'un seul. » Il montre qu'entre ce retour aux vrais principes de gouvernement et un retour à l'ancien régime, il y a toujours un énorme obstacle qui s'interpose, à savoir la masse d'intérêts créés par la Révolution. Il montre le royalisme tel qu'il était dès-lors dans cette société de plus en plus positive :

« De nos jours, le royalisme n'est ni une passion, ni un enthousiasme, moins encore un fanatisme : c'est une opinion; et les hommes qui n'agissent qu'en conséquence d'une opinion torturée par toutes les crises dont nous avons été acteurs et victimes, ne sacrifient pas la tranquillité de leur vie à des projets dont ils sentent que l'exécution est au-dessus de leur pouvoir. »>

Tel est le sens général des observations que M. Fiévée présentait et développait en chaque occasion à Bonaparte. Si, en imprimant, il n'a rien ajouté ni arrangé

« PrécédentContinuer »