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de même de l'histoire de Balaam et de son ânesse, de celle de Jonas enfermé pendant trois jours dans le ventre d'un poisson, de celle d'Ézéchiel, à qui Dieu commande de si étranges actions, et de tous les récits du même genre devenus plus tard un sujet de scandale ou un texte de railleries irréligieuses. « Toutes les fois, dit Maïmonide 1, que «<l'Écriture dit de quelqu'un qu'un ange lui parla ou que la parole de <«< Dieu lui fut adressée, cela n'a pu avoir lieu autrement que dans un « songe ou dans une vision prophétique. >> » — « De même, ajoute-t-il << un peu plus loin 2, qu'un homme croit voir dans un songe qu'il a fait <«< un voyage dans un certain pays, qu'il s'est marié et qu'après y être « resté quelque temps il lui est né un fils à qui il a donné tel nom « et qui s'est trouvé dans tel état et dans telle circonstance; de même «<les paraboles qui apparaissent dans la vision prophétique se traduisent << en action. Il y a aussi des actions que le prophète exécute avec des <«< intervalles de temps auxquels s'attache un sens parabolique. Mais tout <«< cela n'existe que dans la vision du prophète, et ces actions n'ont rien « de réel pour les sens extérieurs. » On dirait que l'auteur du MoréNébouchim a voulu répondre d'avance aux sarcasmes de Voltaire, lorsque, à propos des ordres donnés à Ézéchiel, il fait cette réflexion : «Loin de Dieu de faire de ses prophètes un objet de risée et un sujet « de plaisanterie pour les sots, et de leur commander des actes de « démence 3. »

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Jamais l'exégèse allemande de ce siècle et du précédent n'a rien avancé de plus hardi, et cet excès d'audace chez un théologien juif du XII° siècle, chez le commentateur de la Mischna et l'abréviateur du Talmud, a de quoi nous confondre. Mais ce qui est peut-être encore plus digne d'étonnement, c'est que cette libre façon d'expliquer l'Écriture n'ote rien à Maimonide de son respect pour l'antique foi de ses pères. Il est même persuadé que, loin de l'ébranler, il l'assied sur de plus fortes bases et la met pour jamais à l'abri du scepticisme. Quant à la prophétie en particulier, il se flatte de lui avoir laissé son caractère surnaturel en la faisant dépendre à la fois de la volonté divine et des lois générales de la nature humaine. En effet, il ne suffit pas, selon lui, pour devenir prophète, d'être doué d'une raison supérieure, d'une puissante imagination et d'une volonté énergique consacrée tout entière à la cause de la vérité, il faut encore un acte particulier, un fiat de la volonté suprême qui permette à ces facultés d'entrer en exercice et de produire

1 II partie, chap. xxxxv1; t. II, p. 314 de la traduction française.

chap. XXXXVI, p. 349-50.

3

Ibid.

P. 352.

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tous leurs effets1. Un homme ordinaire, si nous en croyons Maïmonide, n'est pas plus propre à la prophétie qu'un âne ou une grenouille. Une âme privilégiée, comme celle qu'on vient de définir, et qui joint à ses qualités innées l'exercice de la méditation et la pratique de toutes les austérités, n'y parviendra pas davantage, s'il n'a été décidé, dès l'origine du monde, que son concours serait accepté et tiendrait une place dans l'histoire de la religion".

Mais on reconnaîtra ici la même illusion que nous avons déjà rencontrée dans la question des miracles. Du moment que la volonté divine est obligée de se conformer aux lois de la nature, il n'y a plus rien de surnaturel ni dans l'univers ni dans l'homme. Aussi la théorie de Maïmonide a-t-elle rencontré au sein de la Synagogue d'ardents adversaires. Mais, plus nous le voyons pencher du côté de la philosophie et de la libre pensée, plus nous devons lui savoir gré d'avoir défendu, contre les philosophes de son temps, l'idée d'un Dieu créateur, c'est-àdire l'idée d'un Dieu personnel et spirituel, le seul qui soit digne de régner sur la conscience.

La personnalité divine nous fait naturellement penser à la personnalité humaine et nous conduit à nous demander quelle est, sur cette question, aussi intéressante pour la religion que pour la philosophie, l'opinion de Maimonide. Si Maïmonide avait été conséquent, ou s'il avait osé prendre un peu plus de liberté avec les traditions philosophiques de son temps, il se serait bien vite aperçu qu'en admettant la volonté dans la nature divine comme une force réelle et indépendante, il était obligé de lui attribuer le même caractère dans la nature humaine, puisque c'est uniquement l'idée que nous en donne notre propre expérience qui nous permet d'en tirer une preuve en faveur de la création. Mais la volonté de l'homme est bien près, pour lui, de se confondre avec l'intelligence, ou, pour mieux dire, avec la raison, seule faculté qui, selon les principes de sa psychologie, établisse une différence entre l'homme et la bête. Il est, en effet, à remarquer qu'en distinguant, avec toute l'école péripatéticienne, entre l'âme animale et l'âme rationnelle ou raisonnable, et en faisant de celle-ci la propriété distinctive de notre espèce, il n'entend pas du tout parler d'une âme humaine substantiellement différente de celle des autres êtres et capable de se suffire par elle-même, d'agir et de vivre par sa propre force: il veut dire seulement que nous possédons ce privilége, refusé aux animaux, d'être éclairés par

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1 II' partie, chapitre xxxx11, p. 259-268. — Ibid. Voir particulièrement la page 263.

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la raison. Les animaux partagent avec nous, à différents degrés, la vie proprement dite ou la faculté nutritive, la sensibilité, l'imagination et l'appétit; la raison, ici-bas, n'appartient qu'à nous 1. Or la raison, selon Maimonide et tout l'aristotélisme arabe, étant à la fois active et spéculative, ou tantôt l'une, tantôt l'autre, absorbe nécessairement en elle la volonté. Il ne pouvait guère en être autrement avec l'idée que ces philosophes s'étaient faite de la nature et du rôle de l'intelligence dans l'univers entier. Ils distinguaient trois sortes d'intelligences: l'intellect passif ou matériel, qui n'est pas autre chose qu'une simple disposition dans l'homme à concevoir des idées générales, un état qui le rend propre à l'usage effectif de la raison; l'intellect actif, dans lequel nous avons déjà reconnu la puissance préposée au gouvernement de la terre, la source immédiate de la prophétie, l'intelligence universelle; enfin, l'intellect acquis, produit par l'union de l'intellect actif avec les dispositions propres à la nature humaine : c'est-à-dire l'intelligence universelle devenue en quelque sorte notre propriété et se manifestant dans les limites de notre conscience 2.

La conséquence de cette doctrine est facile à apercevoir. Si l'homme est tout entier dans la raison ou dans l'intelligence; si l'intelligence est d'autant plus parfaite qu'elle est plus indépendante des facultés inférieures, et s'il n'y a pas d'autre activité que la sienne, c'est-à-dire que la pensée même élevée à son plus haut degré de généralité et d'abstraction, il n'y a pas de place pour la personnalité humaine, surtout après la mort; car tout ce qui est en dehors de l'intelligence proprement dite, tout ce que nous empruntons d'individuel à la sensibilité, à l'imagination, à l'appétit des sens, doit nécessairement périr avec le corps, qui en est l'origine; et tout ce qui appartient à l'intelligence même, à la partie vraiment raisonnable de notre esprit, est destiné à se confondre avec l'intelligence universelle.

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Maimonide accepte formellement la première partie de cette conclusion, puisqu'il n'y a, selon lui, que les âmes des hommes supérieurs, de ceux qui vivent par la pensée, par la spéculation, qui soient réservées à l'immortalité. «Selon notre opinion, dit-il dans le Guide des égarés, les âmes des hommes d'élite, bien que créées, ne cessent jamais <«< d'exister. >> S'il n'y a que les âmes des hommes d'élite qui soient en pos

1

Voyez les huit chapitres, chap. 1; Traité des fondements de la loi, chap. 1; le résumé que j'en ai donné dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, t. IV, p. 27; M. Munk, traduction du Guide, t. I, p. 210, note 1. Voyez, avec les ouvrages cités plus haut, M. Munk, Guide des égarés, t. I, p. 304-308, note 1. II' partie, ch. xxvII, p. 205 de la traduction française.

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session de la vie éternelle, évidemment toutes les autres sont vouées au néant. C'est ce que Maimonide affirme expressément dans un petit écrit intitulé Chapitres de la beatitude (Pirké hacéla’ha), dont la traduction hébraïque a été publiée, en 1765, à Amsterdam, avec d'autres opuscules, sous le titre général de Péer hador, c'est-à-dire l'Ornement du siècle1. Dans ce petit traité, dont l'authenticité me paraît difficile à révoquer en doute, nous lisons: « Pour les aveugles, qui ne connaissent pas d'autres ✔ plaisirs que les plaisirs des sens, il n'y a pas d'autre bonheur que celui qu'on peut obtenir en ce monde, ni d'autre châtiment capable de les << affliger que la perte des seuls biens qu'ils connaissent. Et, comme cette <«< condition est précisément celle de la grande majorité des hommes, la <«<loi n'a pu promettre que des récompenses matérielles à quiconque obéit à ses commandements, et elle a dû effrayer par des châtiments de « même nature ceux qui transgressent ses préceptes 2. »>

Voilà le ciel transformé en un cénacle de philosophes où n'entreront que ceux qui auront lu Aristote et Avicenne, et probablement aussi le Moré-Nébouchim. Du moins les âmes privilégiées sont-elles réellement sauvées? L'immortalité qui leur est promise après cette vie, n'est-ce point une immortalité illusoire? Si pure que puisse être leur existence à venir des pensées et des appétits de la terre, conserveront-elles encore quelque reste d'elles-mêmes, auront-elles une conscience particulière et qui leur permette de contempler la majesté divine sans être absorbées en elle? Par moments on serait tenté de le croire, et l'intellect acquis, seule partie de notre être qui soit appelée à survivre à la dissolution de notre corps, nous est représenté comme un être distinct, comme une nature spirituelle vraiment digne du nom d'âme, en un mot, comme une personne. Ainsi, nous lisons dans le Guide des égarés 3 que les âmes qui survivent à la mort ne sont pas la même chose que l'âme qui se produit dans l'homme au moment de sa naissance; car celle-ci n'est qu'une simple disposition, une virtualité, une chose qui n'existe qu'en puissance, tandis que l'âme qui persiste quand le corps n'est plus est quelque chose de réel, ou qui existe en acte. Non-seulement l'immortalité est attribuée ici à un être véritable et non pas à une abstraction; mais on reconnaît plusieurs âmes immortelles, et, par là, on conserve à chacune son caractère personnel. Voici un autre passage,

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In-4°, 1765. Le nom du traducteur est Mordechai Rama. L'original arabe des Chapitres de la béatitude est parmi les manuscrits hébreux de la Bibliothèque impériale. Péer hador, f° 35, vo, col. 1.-3 Première partie, ch. LXX, t. II, de la traduction.

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p. 327

où la même pensée semble se présenter sous une forme à la fois plus concise et plus claire : «Sache que nous aurions dû comparer le rap«port de Dieu avec l'univers à celui qui existe entre l'intellect acquis et <«<l'homme; car cet intellect, lui aussi, est autre chose qu'une faculté <<< dans un corps; il est, en réalité, séparé du corps sur lequel il s'épanche1. » Si notre âme immortelle est à notre corps ce qu'un Dieu créateur est à la nature, comment hésiter à lui reconnaître tous les attributs de la personnalité ?

Mais l'espérance qu'on peut fonder sur ces paroles est bientôt détruite par des paroles contraires. Ce qui est incorporel, dit Maïmonide 2, n'admet point l'idée de nombre, à moins que ce ne soit une force inhérente à un corps. Les forces de cette espèce, on peut les énumérer en faisant l'énumération des objets matériels dans lesquels elles résident; mais les choses séparées, qui ne sont ni des corps, ni des forces ou des propriétés de la matière, n'admettent aucunement l'idée de nombre, si ce n'est dans ce sens qu'elles sont des causes et des effets les unes des autres 3.

Rejeter absolument l'idée de nombre, c'est-à-dire l'idée de pluralité, en dehors du monde spirituel, c'est nier la pluralité des âmes ou des pures intelligences, c'est confondre dans une existence unique tout ce que notre esprit peut concevoir comme indépendant ou distinct de la matière. Cependant, puisque les choses immatérielles restent subordonnées les unes aux autres à titre d'effets et de causes, cela n'est-il point suffisant pour que nous puissions les maintenir séparées, en leur accordant à chacune une conscience particulière? Ce ne serait pas la première fois que des philosophes spiritualistes, et même mystiques, auraient accueilli cette idée. Swedenborg, Henri Morus, et, avant eux, Avicenne, tout en supprimant dans le monde spirituel l'espace, la quantité et la pluralité mathématique, se représentaient cependant les âmes et les esprits, après la cessation de la vie, comme des êtres distincts, comme des existences individuelles. Mais la planche de salut qu'il nous a montrée un instant, Maimonide ne tarde pas à la retirer; car l'exception qu'il vient de faire au principe de l'unité intellectuelle ne s'applique en aucune manière, dans sa pensée, à la partie immortelle de notre âme. Les choses incorporelles, pour échapper à leur identification, doivent avoir entre elles des rapports de cause à effet. «Or ce qui survit de

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1 Ir partie, ch. LXXII, p. 373 de la traduction française. — ' II' partie, introduction, 16 proposition, t. II, p. 15 de la traduction française. Je résume et j'interprète, plutôt que je ne cite, la traduction de M. Munk.

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