Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause; et il les épargne si peu, qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction: il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devions être assez convaincus de notre néant; mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse! O nuit effroyable! où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle: Madame se meurt; Madame est morte! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse ; partout on entend des cris; partout on voit la douleur, et le désespoir, et l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète: «Le « roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont aux << peuples de douleur et d'étonnement.»> Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain; en vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre avec saint Ambroise: Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam, «je serrais les bras, mais j'avais déjà perdu ce que je tenais.»> La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort, plus puissante, nous l'enlevait entre ces royales mains. Quoi donc, elle devait périr sitôt ! Dans la plupart des hommes les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup: Madame cependant a passé du matin au soir ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait, avec quelle grâce! vous le savez: le soir nous la vimes séchée; et ces fortes expressions par lesquelles l'Écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales! Hélas! nous composions son histoire de tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux; le passé et le présent nous garantissaient l'avenir, et on pouvait tout attendre de tant d'excellentes qualités. Elle allait s'acquérir deux puissants royaumes par des moyens agréables: toujours douce, toujours paisible autant que généreuse et bienfaisante, son crédit n'y aurait jamais été odieux; on ne l'eût point vue s'attirer la gloire avec une ardeur inquiète et précipitée; elle l'eût attendue sans impatience comme sûre de la posséder. Cet attachement qu'elle montré si fidèle pour le roi jusqu'à la mort lui en donnait les moyens, et certes c'est le bonheur de nos jours que l'estime se puisse joindre avec le devoir, et qu'on puisse autant s'attacher au mérite et à la personne du prince, qu'on en révère la puissance et la majesté. Les inclinations de Madame ne l'attachaient pas moins fortement à tous ses autres devoirs: la passion qu'elle ressentait pour la gloire de Monsieur n'avait point de bornes. Pendant que ce grand prince, marchant sur les pas de son invincible frère, secondait avec tant de valeur et de succès ses grands et héroïques desseins dans la campagne de Flandre, la joie de cette princesse était incroyable. C'est ainsi que ses généreuses inclinations la menaient à la gloire par les voies que le monde trouve les plus belles; et si quelque chose manquait encore à son bonheur, elle eût tout gagné par sa douceur et par sa conduite. Telle était l'agréable histoire que nous faisions pour Madame; et pour achever ses nobles projets il n'y avait que la durée de sa vie dont nous ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que les années eussent dù manquer à une jeunesse qui semblait si vive? Toutefois c'est par cet endroit que tout se dissipe en un moment. Au lieu de l'histoire d'une belle vie, nous sommes réduits à faire l'histoire d'une admirable, mais triste mort. A la vérité, Messieurs, rien n'a jamais égalé la fermeté de son âme, ni ce courage paisible qui, sans faire effort pour s'élever, s'est trouvé, par sa naturelle situation, au-dessus des accidents les plus redoutables. Oui, Madame fut douce envers la mort comme elle l'était envers tout le monde'; son grand cœur ni ne s'aigrit ni ne s'emporta contre elle: elle ne la brave pas non plus avec fierté, contente de l'envisager sans émotion et de la recevoir sans trouble. Triste consolation, puisque, malgré ce grand courage, nous l'avons perdue! C'est la grande vanité des choses humaines. Après que par le dernier effort de notre courage, nous avons pour ainsi dire surmonté la mort, elle éteint en nous jusqu'à ce courage par le 4) Les maîtres de l'art ont trouvé ceci recherché; je n'ose donc pas dire que je le trouve naïf et aimable; et je me borne à consigner ici la critique des maîtres. * quel nous semblions la défier. La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a faite 2; encore ce reste tel quel va-t-il disparaître, cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job; avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places. Mais ici notre imagination nous abuse encore: la mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure; notre chair change bientôt de nature; notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps; il devient un je ne sais quoi, qui n'a plus de nom dans aucune langue tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes! C'est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu'au néant, et que, pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu'une même cendre. Peut-on bâtir sur ces ruines? Peut-on appuyer quelque grand dessein sur ce débris inévitable des choses humaines? Mais quoi, messieurs, tout est-il donc désespéré pour nous? Dieu qui foudroie toutes nos grandeurs jusqu'à les réduire en poudre, ne nous laisse-t-il aucune espérance? Lui, aux yeux de qui rien ne se perd, et qui suit toutes les parcelles de nos corps en quelque endroit écarté du monde que la corruption ou le hasard les jette, verra-t-il périr sans ressource ce qu'il a fait capable de le connaître et de l'aimer? Ici un nouvel ordre de choses se présente à moi les ombres de la mort se dissipent; « les voies me sont ouvertes à la véritable vie.» Madame n'est plus dans le tombeau ; la mort qui semblait tout détruire, à tout établi: voici le secret de l'Ecclésiaste, que je vous avais marqué dès le commencement de ce discours, et dont il faut maintenant découvrir le fond. 4) Cette fois nous souscrivons sans réserve à l'observation des critiques à qui ce rapprochement a paru forcé et cette pensée peu solide. 2) Depuis que cette forme de langage a été mille et mille fois reproduite, on ne remarque plus combien elle est d'une heureuse et énergique familiarité. - 3) Bossuet a transporté ces derniers traits, en les perfectionnant, d'un de ses sermons dans cette oraison funèbre. Il faut donc penser, chrétiens, qu'outre le rapport que nous avons du côté du corps avec la nature changeante et mortelle, nous avons d'un autre côté un rapport intime et une secrète affinité avec Dieu, parce que Dieu même a mis quelque chose en nous qui peut confesser la vérité de son être, en adorer la perfection, en admirer la plénitude, quelque chose qui peut se soumettre à sa souveraine puissance, s'abandonner à sa haute et incompréhensible sagesse, se confier en sa bonté, craindre sa justice, espérer son éternité'. De ce côté, messieurs, si l'homme croit avoir en lui l'élévation, il ne se trompera pas; car, comme il est nécessaire que chaque chose soit réunie à son principe, et que c'est pour cette raison, dit l'Ecclésiaste, «<que le corps retourne à la terre dont il a été tiré,» il faut, par la suite du même raisonnement, que ce qui porte en nous la marque divine, ce qui est capable de s'unir à Dieu, y soit aussi rappelé. Or, ce qui doit retourner à Dieu, qui est la grandeur primitive et essentielle, n'est-il pas grand et élevé? C'est pourquoi, quand je vous ai dit que la grandeur et la gloire n'étaient parmi nous que des noms pompeux, vides de sens et de choses, je regardais le mauvais usage que nous faisons de ces termes; mais pour dire la vérité dans toute son étendue, ce n'est ni l'erreur, ni la vanité qui ont inventé ces noms magnifiques; au contraire nous ne les aurions jamais trouvés, si nous n'en avions porté le fond en nous-mêmes : car où prendre ces nobles idées dans le néant? La faute que nous faisons n'est donc pas de nous être servis de ces noms; c'est de les avoir appliqués à des objets. trop indignes. St. Chrysostome a bien compris cette vérité quand il a dit « Gloire, richesse, noblesse, puissance, pour les hom<< mes du monde ne sont que des noms; pour nous, si nous <«< servons Dieu, ce sont des choses: au contraire, la pauvreté, la << honte, la mort, sont des choses trop effectives et trop réelles « pour eux; pour nous ce sont seulement des noms; » parce que celui qui s'attache à Dieu ne perd ni ses biens, ni son honneur ni sa vie. Ne vous étonnez donc pas si l'Ecclésiaste dit si souvent: << Tout est vanité. >> Il s'explique, «tout est vanité sous le soleil, » c'est-à-dire tout ce qui est mesuré par les années, tout ce qui est emporté par la rapidité du temps. Sortez du temps et du changement; aspirez à l'éternité: la vanité ne vous tiendra 4) Cette définition de l'âme, ce quelque chose qui comprend Dieu et se soumet à lui, nous paraît sublime. plus asservis. Ne vous étonnez pas si le même Ecclésiaste méprise tout en nous, jusqu'à la sagesse, et ne trouve rien de meilleur que de goûter en repos le fruit de son travail. La sagesse dont il parle en ce lieu est cette sagesse insensée, ingénieuse à se tourmenter, habile à se tromper elle-même, qui se corrompt dans le présent, qui s'égare dans l'avenir, qui, par beaucoup de raisonnements et de grands efforts, ne fait que se consumer inutilement en amassant des choses que le vent emporte. «Eh! s'écrie ce sage roi, y a-t-il rien de si vain?» Et n'a-t-il pas raison de préférer la simplicité d'une vie particulière, qui goûte doucement et innocemment ce peu de bien que la nature lui donne, aux soucis et aux chagrins des avares, aux songes inquiets des ambitieux ? <«< mais cela même, dit-il, ce repos, cette douceur de la vie, est encore une vanité,» parce que la mort trouble et emporte tout. Laissons-lui donc mépriser tous les états de cette vie, puisque enfin, de quelque côté qu'on s'y tourne, on y voit la mort en face, qui couvre de ténèbres tous nos plus beaux jours; laissonslui égaler le fou et le sage, et même, je ne craindrai pas de le dire hautement en cette chaire, laissons-lui confondre l'homme et la bête. Unus interitus est hominis et jumentorum. En effet, jusqu'à ce que nous ayons trouvé la sagesse, tant que nous regarderons l'homme par les yeux du corps, sans y démêler par l'intelligence ce secret principe de toutes nos actions, qui étant capable de s'unir à Dieu doit nécessairement y retourner, que verrons-nous autre chose dans notre vie que de folles inquiétudes ? et que verrons-nous dans notre mort qu'une vapeur qui s'exhale, que des esprits qui s'épuisent, que des ressorts qui se démontent et se déconcertent, enfin qu'une machine qui se dissout et qui se met en pièces? Ennuyés de ces vanités, cherchons ce qu'il y a de grand et de solide en nous. Le sage nous l'a montré dans les dernières paroles de l'Ecclésiaste, et bientôt Madame nous le fera paraître dans les dernières actions de sa vie. « Crains Dieu, et observe ses commandements, car c'est là tout l'homme. «Comme s'il disait Ce n'est pas l'homme que j'ai méprisé, ne le croyez pas; ce sont les opinions, ce sont les erreurs par lesquelles l'homme abusé se déshonore lui-même. Voulez-vous savoir en un mot ce que c'est que l'homme! Tout son devoir, tout son objet, toute sa nature, c'est de craindre Dieu; tout le reste est vain, je le déclare; mais aussi tout le reste n'est pas l'homme. Voici ce qui est réel et solide, et ce que la mort ne peut enlever; car, ajoute |