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n'y eut personne de ces gens-là qui ne priât Dieu de tout son cœur 1.

Le convoi se fit tranquillement, à la clarté de près de cent flambeaux, le mardi 21 de février. Comme il passait dans la rue Montmartre, on demanda à une femme qui était celui qu'on portait en terre. «< Hé! c'est ce Molière, » répondit-elle. Une autre femme qui était à sa fenêtre et qui l'entendit, s'écria: « Comment, malheureuse! il est bien monsieur « pour toi 2. »

Il ne fut pas mort que les épitaphes furent répandues par tout Paris. Il n'y avait pas un poëte qui n'en eût fait; mais il y en eut peu qui réussirent.

M. Huet, évêque d'Avranches, à qui une source profonde

« mort, et de plusieurs autres personnes, et que Me Bernard, « prestre habitué en l'églize Sainct-Germain, lui a administré « les sacrements à Pasque dernier, il vous plaise de grâce spé"cialle accorder à ladicte suppliante que sondict feu mary " soit inhumé et enterré dans ladicte églize Sainct-Eustache sa « paroisse, dans les voyes ordinaires et accoutumées, et ladicte << suppliante continuera les prières à Dieu pour votre prospérité << et santé, et ont signé. Ainsy signé,

a

« LE VASSEUR et AUBRY, avecq paraphe.

« Et au-dessoubz est escript ce qui suit :

<< Renvoyé au sieur abbé de Benjamin, nostre official, pour « informer des faicts contenus en la présente requeste, pour information à nous rapportée estre entinct ordonné ce que de raison. Faict à Paris, dans nostre palais archiepiscopal, le vingtiesme febvrier mil six cent soixante-treize.

Signé, ARCHEVESQUE DE PARIS. »

Extrait des registres de l'archevêché de Paris.

« Veu ladicte requeste, ayant aucunement esgard aux preuves « résultantes de l'enqueste faite par mon ordonnance, nous a avons permis au sieur curé de Sainct-Eustache de donner la « sépulture ecclésiastique au corps du défunct Molière dans le « cimetière de la paroisse, à condition néantmoins que ce sera « sans aucune pompe, et avec deux prestres seullement, et hors « des heures du jour; et qu'il ne se fera aucun service solen<< nel pour luy, ny dans ladicte paroisse Sainct-Eustache ny << ailleurs, mesme dans aucune églize des réguliers, et que nostre a présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel « de nostre églize, que nous voulons estre observées selon leur «forme et teneur. Donné à Paris, ce vingtiesme febvrier mil a six cent soixante-treize. Ainsy signé,

« Et au-dessoubz,

« ARCHEVESQUE de Paris.

« MONSEIGNEUR MORANGE, avecq paraphe. » T « La veuve de Molière fit porter une grande tombe de pierre qu'on plaça au milieu du cimetière de Saint-Joseph, où on la voit encore (1732). Cette pierre est fendue par le milieu; ce qui fut occasionné par une action très-belle et très-remarquable de cette demoiselle. Deux ou trois ans après la mort de Molière, il y eut un hiver très-froid; elle fit voiturer cent voies de bois dans ledit cimetière, lequel bois fut brûlé sur la tombe de son mari pour chauffer tous les pauvres du quartier : la grande chaleur du feu ouvrit cette pierre en deux. Voilà ce que j'ai appris, il y a environ vingt ans, d'un ancien chapelain de Saint-Joseph, qui me dit avoir assisté à l'enterrement de Molière, et qu'il n'était pas inhumé sous cette tombe, mais dans an endroit plus éloigné, attenant à la maison du chapelain. (Titon du Tillet, Parnasse français, pag. 320.)

2 L'enterrement fut fait par deux prêtres qui accompagnèrent le corps sans chanter. Molière fut inhumé dans le cimetière qui est derrière la chapelle de Saint-Joseph, rue Montmartre. Tous ses amis y assistèrent, ayant chacun un flambeau à la main. La Molière s'écriait partout: « Quoi! l'on refusera la sépulture à un « homme qui a mérité des autels?» C'est ainsi que M. de Brossette explique ces deux vers de Boileau dans sa septième épître : Avant qu'un peu de terre obtenu par prière Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière. (Vie de Molière, écrite en 1724.)

d'érudition avait mérité un des emplois les plus précieux de la cour, et qui est un illustre prélat aujourd'hui, daigna honorer la mémoire de Molière par les vers suivants :

"

Plaudebat, Moleri, tibi plenis aula theatris;

Nunc eadem morens post tua fata gemit.
Si risum nobis movisses parcius olim,

Parcius, heu! lacrymis tingeret ora dolor.

<< Molière, toute la cour, qui t'a toujours honoré de ses << applaudissements sur ton théâtre comique, touchée aujourd'hui de ta mort, honore ta mémoire des regrets qui «te sont dus toute la France proportionne sa vive dou<< leur au plaisir que tu lui as donné par ta fine et sage plai<< santerie. »

Les personnes de probité et les gens de lettres sentirent tout d'un coup la perte que le théâtre comique avait faite par la mort de Molière. Mais ses ennemis, qui avaient fait tous leurs efforts inutilement pour rabaisser son mérite pendant sa vie, s'excitèrent encore après sa mort pour attaquer sa mémoire; ils répétaient toutes les calomnies, toutes les faussetés, toutes les mauvaises plaisanteries que des poëtes ignorants ou irrités avaient répandues quelques années auparavant dans deux pièces intitulées : le Portrait du Peintre dont j'ai parlé, et Élomire hypocondre, ou les Médecins vengés. C'était, disait-on, un homme sans mœurs, sans religion, mauvais auteur. L'envie et l'ignorance les soutenaient dans ces sentiments; et ils n'omettaient rien pour les rendre publics par leurs discours ou par leurs ouvrages Il y en a même encore aujourd'hui de ces personnes toujours portées juger mal d'un homme qu'ils ne sauraien imiter, qui soupçonnent la conduite de Molière, qui cher chent les traits faibles de ses ouvrages pour le décrier. Mai j'ai de bons garants de la vérité que j'ai rendue au public à l'avantage de cet auteur. L'estime, les bienfaits dont le ro l'a toujours honoré, les personnes avec qui il avait lié amitié, le soin qu'il a pris d'attaquer le vice et de relever la vertu dans ses ouvrages, l'attention que l'on a eue de le mettre au nombre des hommes illustres, ne doivent plus laisser lieu de douter que je ne vienne de le peindre tel qu'il était; et plus les temps s'éloigneront, plus l'on travaillera, plus aussi on reconnaîtra que j'ai atteint la vérité, et qu'il ne m'a manqué que de l'habileté pour la rendre.

J'avais fort à cœur de recouvrer les ouvrages de Molière qui n'ont jamais vu le jour. Je savais qu'il avait laissé quelques fragments de pièces qu'il devait achever; je savais aussi qu'il en avait quelques-unes entières qui n'ont jamais paru. Mais sa femme, peu curieuse des ouvrages de son mari, les donna tous, quelque temps après sa mort, au sieur de la Grange, comédien, qui connaissant tout le mérite de ce travail, le conserva avec grand soin jusqu'à sa mort. La femme de celui-ci ne fut pas plus soigneuse de ces ouvrages que la Molière : elle vendit toute la bibliothèque de son mari, où apparemment se trouvèrent les manuscrits qui étaient restés après la mort de Molière.

Cet auteur avait traduit presque tout Lucrèce; et il aurait achevé ce travail, sans un malheur qui arriva à son ouvrage. Un de ses domestiques, à qui il avait ordonné mettre sa perruque sous le papier, prit un cahier de sa tr duction pour faire des papillotes. Molière n'était pas heureu en domestiques; les siens étaient sujets aux étourderies, o celle-ci doit être encore imputée à celui qui le chaussait. l'envers. Molière, qui était facile à s'indigner, fut si piqué do la destinée de son cahier de traduction, que, dans la colère, il jeta sur-le-champ le reste au feu. A mesure qu'il y avait travaillé, il avait lu son ouvrage à M. Rohault, qui en avait

Le nom d'Elomire est l'anagramme de celui de Molière.

été très-satisfait, comme il l'a témoigné à plusieurs personnes. Pour donner plus de goût à sa traduction, Molière avait rendu en prose toutes les matières philosophiques, et il avait mis en vers les belles descriptions de Lucrèce 1.

On s'étonnera peut-être que je n'aie point fait M. de Molière avocat. Mais ce fait m'avait été absolument contesté par des personnes que je devais supposer en savoir mieux la verité que le public; et je devais me rendre à leurs bonnes raisons. Cependant sa famille m'a si positivement assuré du contraire, que je me crois obligé de dire que Molière fit son droit avec un de ses camarades d'étude; que dans le temps qu'il se fit recevoir avocat, ce camarade se fit comédien; que l'un et l'autre eurent du succès chacun dans sa profession, et qu'enfin lorsqu'il prit fantaisie à Molière de quitter le barreau pour monter sur le théâtre, son camarade le comédien

1 Molière ne nous a conservé qu'un seul morceau de cet ouvrage dans la scène v du deuxième acte du Misanthrope. Brossette raconte qu'en 1664, Boileau étant chez M. du Broussin avec le duc de Vitry et Molière, « ce dernier y devait lire une tra«duction de Lucrèce en vers français, qu'il avait faite dans sa « jeunesse. En attendant le dîner, on pria Despréaux de réciter « la satire adressée à Molière; mais après ce récit, Molière ne voulut point lire sa traduction, craignant qu'elle ne fût pas << assez belle pour soutenir les louanges qu'il venait de recevoir. * Il se contenta de lire le premier acte du Misanthrope, auquel il travaillait en ce temps-là, disant qu'on ne devait pas s'attendre à des vers aussi parfaits et aussi achevés que ceux de " M. Despréaux, parce qu'il lui faudrait un temps infini s'il voulait travailler ses ouvrages comme lui. » Ce fait prouve que Molière travaillait au Misanthrope en 1664.

se fit avocat. Cette double cascade m'a paru assez singulière pour la donner au public telle qu'on me l'a assurée, comme une particularité qui prouve que Molière a été avocat.

« Voilà tout ce que nous avons pu recueillir sur la vie du « fameux Molière : il a été pour le comique ce que Corneille « a été pour le tragique. Mais Corneille a vu avant de mou. «rir un jeune rival lui disputer la première place, et faire « balancer entre eux le jugement du parterre. Molière n'a « encore eu personne qu'on puisse lui comparer; et, pour << nous servir d'une heureuse expression de Chamfort, son « trône est resté vacant!

« Malgré les défauts qu'on peut signaler dans quelques« unes de ses pièces, c'est de tous nos auteurs comiques ce « lui qui a le mieux su ménager le goût du public, par la « beauté du dialogue, par un fonds inépuisable d'ingénieuses plaisanteries, et par des situations très-comiques. Accablé « des détails où l'engageait la direction d'une troupe dont il << était l'âme; en proie aux chagrins domestiques dont sa « femme ne cessait de l'abreuver; frappé par les indignes « calomnies des ennemis de sa gloire et de son génie; inter« rompu dans ses travaux par des infirmités qui augmentè<< rent jusqu'à sa mort, il est étonnant qu'il ait pu, dans le « cours de vingt années, composer trente et une comédies, << dont la moitié sont des chefs-d'œuvre auxquels rien ne peut « être comparé, et dont l'autre moitié renferme des scènes « que ses successeurs les plus illustres n'ont pu égaler. » (Extrait en partie de la Vie de Molière, écrite en 1724.)

FIN DE LA VIE DE MOLIÈRE.

L'ÉTOURDI,

OU

LES CONTRE-TEMPS,

COMÉDIE EN CINQ ACTES, REPRÉSENTÉE A LYON EN 1653, ET A PARIS EN 1658.

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MASCARILLE.

(à part.)

Que pourrais-je inventer pour ce coup nécessaire?

LÉLIE.

MASCARILLE.

Ah! comme vous courez!
Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.
J'ai trouvé votre fait : il faut... Non, je m'abuse.
Mais si vous alliez...

Vous êtes romanesque avecque vos chimères.
Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires?
C'est, monsieur, votre père, au moins à ce qu'il dit; Eh bien! le stratagème?
Vous savez que sa bile assez souvent s'aigrit;
Qu'il peste contre vous d'une belle manière,
Quand vos déportements lui blessent la visière.
Il est avec Anselme en parole pour vous
Que de son Hippolyte on vous fera l'époux,
S'imaginant que c'est dans le seul mariage
Qu'il pourra rencontrer de quoi vous faire sage;
Et s'il vient à savoir que rebutant son choix,
D'un objet inconnu vous recevez les lois,
Que de ce fol amour la fatale puissance
Vous soustrait aux devoirs de votre obéissance,
Dieu sait quelle tempête alors éclatera,
Et de quels beaux sermons on vous régalera.

LÉLIE.

Ah! trêve, je vous prie, à votre rhétorique!

MASCARILLE.

Mais vous, trêve plutôt à votre politique!
Elle n'est pas fort bonne, et vous devriez tâcher...

LÉLIE.

Sais-tu qu'on n'acquiert rien de bon à me fâcher,
Que chez moi les avis ont de tristes salaires,
Qu'un valet conseiller y fait mal ses affaires?

(à part.)

MASCARILLE.

(haut.)

Il se met en courroux. Tout ce que j'en ai dit
N'était rien que pour rire et vous sonder l'esprit.
D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure?
Et Mascarille est-il ennemi de nature?
Vous savez le contraire, et qu'il est très-certain
Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain.
Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père:
Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire.
Ma foi, j'en suis d'avis, que ces penards chagrins
Nous viennent étourdir de leurs contes badins,
Et, vertueux par force, espèrent, par envie,
Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie.
Vous savez mon talent, je m'offre à vous servir.
LÉLIE.

Ah! c'est par ces discours que tu peux me ravir.
Au reste, mon amour, quand je l'ai fait paraître,
N'a point été mal vu des yeux qui l'ont fait naître.
Mais Léandre, à l'instant, vient de me déclarer
Qu'à me ravir Célie il se va préparer :
C'est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête
Les moyens les plus prompts d'en faire ma conquête.
Trouve ruses, détours, fourbes, inventions,
Pour frustrer un rival de ses prétentions.
MASCARILLE.

Laissez-moi quelque temps rêver à cette affaire.

J'en songeais une.....

LÉLIE.
Ой?
MASCARILLE.

C'est une faible ruse.

LÉLIE.
Et quelle ?

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Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,
Nous n'aurions pas besoin maintenant de rêver
A chercher les biais que nous devons trouver,
Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,
Empêcher qu'un rival vous prévienne et vous brave.
De ces Égyptiens qui la mirent ici,

Trufaldin, qui la garde, est en quelque souci;
Et trouvant son argent qu'ils lui font trop attendre
Je sais bien qu'il serait très-ravi de la vendre :
Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu;
Il se ferait fesser pour moins d'un quart d'écu;
Et l'argent est le dieu que surtout il révère :
Mais le mal, c'est...

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Quoi! te mêlerais-tu d'un peu de diablerie?
CÉLIE.

Non, tout ce que je sais n'est que blanche magie.
MASCARILLE.

Voici donc ce que c'est. Le maître que je sers
Languit pour un objet qui le tient dans ses fers;
Il aurait bien voulu du feu qui le dévore
Pouvoir entretenir la beauté qu'il adore;
Mais un dragon veillant sur ce rare trésor,
N'a pu, quoi qu'il ait fait, le lui permettre encor;
Il vient de découvrir un rival redoutable :
Et ce qui plus le gêne et le rend misérable,

Si bien que, pour savoir si ses soins amoureux
Ont sujet d'espérer quelque succès heureux,
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche,
CÉLIE.

Sous quel astre ton maître a-t-il reçu le jour?

MASCARILLE.

Sous un astre à jamais ne changer son amour.

CÉLIE.

Sans me nommer l'objet pour qui son cœur soupire
La science que j'ai m'en peut assez instruire.
Cette fille a du cœur, et dans l'adversité,
Elle sait conserver une noble fierté;

Elle n'est pas d'humeur à trop faire connaître

Les secrets sentiments qu'en son cœur on fait naître Mais je les sais comme elle, et, d'un esprit plus doux, Je vais en peu de mots vous les découvrir tous.

MASCARILLE.

O merveilleux pouvoir de la vertu magique!

CÉLIE.

Si ton maître en ce point de constance se pique,
Et que la vertu seule anime son dessein,
Qu'il n'appréhende pas de soupirer en vain;

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