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quent; les vers les tourmentent; la pléthore corrompt leur fang; des levains divers y fermentent, & caufent des éruptions périlleufes. Prefque tout le premier âge eft maladie & danger : la moitié des enfans qui naiffent, périt avant la huitieme année. Les épreuves faites, l'enfant a gagné des forces, & fitôt qu'il peut ufer de la vie, le principe en devient plus affuré.

Voilà la regle de la nature. Pourquoi la contrariez-vous? Ne voyez-vous pas qu'en penfant la corriger, vous détruifez fon ouvrage, vous empêchez l'effet de fes foins? Faire au-dehors ce qu'elle fait au-dedans, c'eft, felon vous, redoubler le danger; & au contraire c'eft y faire diverfion, c'est l'exténuer. L'expérience apprend qu'il meurt encore plus d'enfans élevés délicatement que d'autres. Pourvû qu'on ne paffe pas la mesure de leurs forces, on rif. que moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-les donc aux atteintes qu'ils auront à fupporter un jour. Endurciffez leur corps aux intempéries des faifons, des climats, des élémens; à la faim, à la foif, à la fatigue; trempez-les dans l'eau du Styx. Avant que l'habitude du corps foit acquife, on lui donne celle qu'on veut fans danger: mais quand une fois il eft dans fa confiftance, toute altération lui devient périlleufe. Un enfant fupportera des change. mens que ne fupporteroit pas un homme: les fibres du premier, molles & flexibles, prennent fans effort le pli qu'on leur donne; celles de l'homme, plus endurcies, ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant robufte fans expofer fa vie & fa fanté; & quand il y auroit quelque rifque, encore ne faudroit-il pas balancer. Puifque ce font des rifques inféparables de la vie humaine, peut-on mieux faire que de les rejetter fur le tems de fa durée où ils font le moins défavantageux?

Un

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Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de fa perfonne fe joint celui des foins qu'il a coutés ; à la perte de fa vie fe joint en lui le fentiment de la mort. C'est donc furtout à l'avenir qu'il faut fonger en veillant à fa confervation; c'eft contre les maux de la jeunesse qu'il faut l'armer, avant qu'il y foit parvenu: car fi le prix de la vie augmente julqu'à l'âge de la rendre utile, quelle folie n'eft-ce point d'épargner quelques maux à l'enfance, en les multipliant fur l'âge de raifon? Sont-ce là les leçons du maître?

Le fort de l'homme eft de fouffrir dans tous les Le foin même de fa confervation eft attaché à la peine. Heureux de ne connoître dans fon enfance que les maux phyfiques! maux bien moins cruels, bien moins douloureux que les autres, & qui bien plus rarement qu'eux nous font renoncer à la vie. On ne fe tue point pour les douleurs de la goute; il n'y a gueres que celles de l'ame qui produifent le défefpoir. Nous plaignons le fort de l'enfance, & c'est le nôtre qu'il faudroit plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.

En naiffant, un enfant crie; fa premiere enfance fe paffe à pleurer. Tantôt on l'agite, on le flatte pour l'appaifer; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faifons ce qui lui plaît, ou nous en exigeons ce qui nous plaît: ou nous nous foumettons à fes fantaifies, ou nous le foumettons aux nôtres: point de milieu, il faut qu'il donne des ordres, ou qu'il en reçoive. Ainfi fes premieres idées font celles d'empire & de fervitude. Avant de favoir parler, il commande; avant de pouvoir agir, il obéit; & quelquefois on le châtie avant qu'il puiffe connoître fes fautes ou plutôt en commettre (*).

C'est

(*) M.F. Quelquefois on le châtie avant qu'il puiffe connottre fes

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C'est ainfi qu'on verfe de bonne heure dans fon jeu ne cœur les paffions qu'on impute enfuite à la natu re, & qu'après avoir pris peine à le rendre méchant, on fe plaint de le trouver tel.

Un enfant paffe fix ou fept ans de cette maniere entre les mains des femmes, victime de leur caprice & du fien; & après lui avoir fait apprendre ceci & cela; c'est-à-dire, après avoir chargé fa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre, ou de chofes qui ne lui font bonnes à rien; après avoir étouffé le naturel par les paffions qu'on a fait naître, on remêt cet être factice entre les mains d'un précepteur, lequel acheve de développer les germes artificiels qu'il trouve déja tout formés, & lui apprend tout, hors à fe connoître, hors à tirer parti de lui-même, hors à favoir vivre & fe rendre heureux. Enfin quand cet enfant efclave & tyran, plein de fcience & dépour vû de fens, également débile de corps & d'ame, eft

jetté

eft

fes fautes, ou plutôt en commettre.] Ce que M. R. blâme ici, peut-être le grand fecret de l'éducation, la feule pratique fondamentale qui décide du refte, foit pour le phyfique, foit pour le moral dans les enfans. Si vous attendez à les former, à les dreffer, qu'on puiffe leur parler raifon, comptez que vous ne leur ferez jamais entendre raison. L'enfant est d'abord un automate, un petit animal; il faut vaincre, & s'il eft poffible, détruire en lui toutes les répugnances qui feroient dans la fuite préjudiciables à fa fanté, à son éducation, aux mœurs qu'on veut lui donner. Cela ne peut fe faire que par la rigueur, en le frappant même, mais avec cette prudence que des perfonnes éclairées peuvent feules pofféder. Rien de plus agréable que de voir les progrès de la docilité dans un enfant au berceau; & quand on veut l'élever dans la fuite, le plus fort de la tâche est fait, la route eft applanie. Qu'on ne craigne point d'abâtardir l'enfant & d'émouffer fes facultés, c'est tout le contraire; on les dégage, on en facilite l'exercice. L'en fant indocile eft par-là-même indifciplinable. Qu'on dife tout ce qu'on voudra contre cette affertion, elle est également fondée fur la raifon & fur l'expérience; tous les Emiles du monde ne viendront pas à bout de l'infirmer. Il n'y va pas moins que de la vie pour les enfans dans certains cas de cette natu

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jetté dans le monde; en y montrant fon ineptie fon orgueil & tous fes vices, il fait déplorer la mifere & la perverfité humaines (*). On fe trompe; c'eft là l'homme de nos fantaisies; celui de la nature eft fait autrement.

Voulez-vous donc qu'il garde fa forme originelle? Confervez-la dès l'instant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez-vous de lui, & ne le quittez plus qu'il ne foit homme: vous ne réuffirez jamais fans cela. Comme la véritable nourrice eft la mere, le véritable précepteur eft le pere. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fonctions ainfi que dans leur fyftême: que des mains de l'un l'enfant paffe dans celles de l'autre. Il fera mieux élevé par un pere judicieux & borné, que par le plus habile maître du monde; car le zele fuppléera mieux au talent, que le talent au zele.

Mais les affaires, les fonctions, les devoirs.....
Ah

re. Un Médecin du premier ordre me racontoit dernierement la mort d'un enfant de quatre ans, uniquement causée par la foiblefie que fes parens avoient pour lui, en ne le contraignant jamais à rien. N'ayant pu, mi voulu, prendre aucun des remedes qui lui ont été ordonnés, cet enfant a été la victime de fa mutinerie; mais fes parens ont eu les reproches les plus amers à fe faire. Il en eft de même des remedes de l'ame lorfque le tems vient de les adminiftrer. Peres & meres, faites-vous d'abord obéir; & vous vous ferez enfuite infailliblement aimer, en fuppofant que vous fuiviez d'ailleurs toutes les régles d'une bonne éducation.

(*) M. F. Il fait déplorer la mifere & la perverfité bumaines.] M. R. oferoit-il foutenir que c'eft là le fruit de toutes les éducations différentes de celles d'Emile? Oferoit-il envelopper dans cette profcription un Duc de Bourgogne, tel qu'il étoit en fortant des mains de l'Auteur du Télémaque, un Dagueffeau, tel que fes divers Eloges nous le repréfentent, & qu'il a été en effet, & tant d'autres perfonnages également illuftres par leur favoir & par leur fageffe, vis à vis defquels tout Emile ne fera jamais qu'un original, dont il n'eft pas à fouhaiter que les copies fe multiplient.

Ah les devoirs! fans doute le dernier eft celui de pere (9)? (*) Ne nous étonnons pas qu'un homme, dont la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union, dédaigne de l'élever. Il n'y a point de tableau plus charmant que celui de la famille, mais un feul trait manqué défigure tous les autres. Si la mere a trop peu de fanté pour être nourrice, le pere aura trop d'affaires pour être précepteur. Les enfans éloignés, difperfés, dans des penfions, dans des couvens, dans des colleges, porteront ailleurs l'amour de la maison paternelle, ou pour mieux dire, ils y rapporteront T'habitude de n'être attachés à rien. Les freres & les fœurs fe connoîtront à peine. Quand tous feront rasfemblés en cérémonie, ils pourront être fort polis entre eux; ils fe traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les parens, fitòt que la fociété de la famille ne fait plus la douceur de la, vie, il faut bien recourir aux mauvaises mœurs pour y fuppléer. Où eft l'homme affez ftupide pour ne pas voir la chaîne de tout cela?

Un pere, quand il engendre & nourrit des enfans ne fait en cela que le tiers de fa tâche. Il doit des hommes à fon efpece, il doit à la fociété des hommes fociables, il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette, & ne le

fait

(9) Quand on lit dans Plutarque que Caton le Cenfeur, qui gouverna Rome avec tant de gloire, éleva lui-même fon fils dès le berceau, & avec un tel foin, qu'il quittoit tout pour étre préfent quand la Nourrice, c'eft-à-dire, la Mere le remuoit & le lavoit; quand on lit dans Suétone qu'Augufte, maître du monde qu'il avoit conquis & qu'il régissoit luimême, enfeignoit lui-même à fes petits-fils à écrire, à nager, les élémens des Sciences, & qu'il les avoit fans ceffe autour de lui; on ne peut s'empêcher de rire des petites bonnes gens de ce tems-là, qui s'amufoient à de pareilles niaiferies; trop bornés, fans doute, pour favoir vaquer aux grandes affaires des grands hommes de nos jours,

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