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loir, comme si le torrent ne devait pas d'abord le rouler des premiers et l'emporter lui-même.

Figaro est très-sombre. Pendant toute la pièce, les lazzis, le faux rire, j'entends derrière un bruit comme un vague roulement d'orage. Il est partout dans l'air. « Je l'entends, dit MTM Roland, au clos de la Platière. >> (Lettres). Et Fabre d'Églantine, au petit chant plaintif, dont tous les cœurs ont palpité.

J'aime peu Figaro. Je n'y sens nullement l'esprit de la Révolution. Stérile, tout à fait négative, la pièce est à cent lieues du grand cœur révolutionnaire. Ce n'est point du tout là l'homme du peuple. C'est le laquais hardi, le bâtard insolent de quelque grand seigneur (et point du tout de Bartholo).

La pièce manque son but. Que le grand seigneur soit un sot, d'accord. Mais qui voudrait que le puissant fût Figaro? Il est pire que ceux qu'il attaque. On lui sent tous les vices des grands et des petits. Si ce drôle arrivait, que serait-ce du monde ? Qu'espérer de celui qui rit de la nature, se moque de la maternité, qui salit l'autel même, sa mère!

Le Roi qui se fit lire la pièce, jura qu'on ne la jouerait pas. Cependant (le 12 juin 1783) le pétulant d'Artois, se moquant des défenses, allait la faire jouer chez le Roi même, à ses

Menus plaisirs. Un ordre l'empêcha. Cela n'arrêta pas l'audace des amis de la Reine. Vaudreuil, le 26 septembre, la fit jouer chez lui devant le Polignac, et sa cour de trois cents personnes. (Mme V. Lebrun, I, 147).

Surprenante insolence. Mais ils étaient maîtres de tout. Un mois après cet acte d'effrontée désobéissance, le Roi justement nomme leur ami de plaisir, le ministre qu'ils poussent, l'agréable coquin qui va faire leur fortune de la fortune de l'État. Figaro avait dit : «< Rions! car qui sait si le monde vivra dans six semaines ? » - Il n'en fallut

que trois pour faire la fin du monde, pour remettre la France au prodigue effréné, Calonne, qui emporta la monarchie.

Ayant cédé la grande chose, le Roi s'obstine à la petite. De nouveau il empêche Figaro (fin de février), mais il est débordé. La Reine lui fait croire que la pièce est changée, qu'elle est si mauvaise d'ailleurs, qu'en jouant cette rapsodie, on en dégoûtera le public (17 avril 1784).

Le torrent attendait, les portes du théâtre frémissaient... On se précipite... Ce fut presque aussi gai qu'au mariage de Louis XVI. Plusieurs furent étouffés. Une si longue attente rendait terriblement avide; on applaudit tout au hasard. Cent représentations ne peuvent rassasier le public.

Quelle joie! Tout est égratigné, jusqu'aux protecteurs de la pièce, jusqu'au ministère Polignac. Leur Calonne a son mot : « Il fallait un calculateur; ce fut un danseur qui l'obtint. »

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<< Sot ou méchant... C'est le substantif qui gouverne.» - «< Son mari la néglige. >> Fils du butor, » etc. >> etc. - C'est la Reine, le Roi, le Dauphin. Tout était saisi âprement, et telle allusion (imprévue de l'auteur) était avec fureur trouvée, claquée, bissée.

La pièce fut servie à merveille par les acteurs. L'attrait mélancolique de la comtesse (ou de la Reine?), de l'épouse négligée, fut très-touchant dans la Sainval, belle pleureuse de tragédie, qui cette fois joua le comique. Me Contat, si fine de grâce et d'esprit, traitée jusqu'à ce jour fort durement et souvent sifflée, joua avec un charme frémissant la rieuse, l'espiègle Suzanne. Une enfant de cet âge à qui tout est permis, Me Ollivier qui jouait Chérubin, prêtait son innocence à des effets de scène calculés, sensuels, où Beaumarchais, flatteur hardi des goûts du temps, groupait ces trois femmes amoureuses. Autour de la Sainval, autour de la Contat, Ollivier-Chérubin voltigeait, léger comme une abeille » dans les jardins de Trianon. C'était fort chatouilleux, sensible avec cela, libertin, et pourtant les yeux étaient humides. Sans deviner pourquoi,

on eût tout pardonné à ce Chérubin-fille, à cette enfant touchante, qui défaillit bientôt, mourut (à dix-huit ans), et qui, dans le plus hasardé, gardait l'attendrissant de celle qui devait vivre peu.

Au moral, le drame valait les mœurs publiques. Tout en les censurant, il en donnait le pire. Le roi fut très-chagrin de son étourderie à permettre la pièce. Il fut blessé aussi pour Monsieur, critique anonyme, qui eut de Figaro un vigoureux soufflet. Mais le Roi, je le crois, fut bien plus blessé pour lui-même. On avait dans la pièce repris pour la comtesse (visiblement la Reine), la très-sotte légende d'épouse négligée. Il l'aimait plus alors qu'il n'avait jamais fait plus jeune, s'attachant, s'enivrant de la possession quotidienne, la voyant elle-même se prendre peu à peu d'habitude, de fatalité. Et très-réellement sans guérir de ses vices, elle finit par aimer son mari.

Que l'on jouât dans Figaro les tristesses de la chère personne, et sa légèreté, les orages de Trianon, il le trouva exorbitant. Quand Monsieur le pria de punir Beaumarchais, il était à jouer, il saisit une carte, et (le sang lui montant au cœur et au visage), il écrit dessus : « Saint-Lazare. >>

Arrêté et à Saint-Lazare, où l'on fouettait les petits polissons!... Lâche outrage d'un homme

tout puissant au talent! à celui qui, tel quel, avait eu le bonheur de faire plus que personne dans le destin de l'Amérique. Par cela, Beaumarchais devait rester sacré.

Une caricature atroce figurait Beaumarchais entre les mains des bourreaux lazaristes.

Le public prit pour lui l'outrage. Et quel public? Quelle est cette jeunesse ardente à Figaro? Quels sont ces enfants sombres et qui ne rient de rien? Les juges mêmes de Louis XVI. Dans ce parterre, Danton, Robespierre ont vingt ans.

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