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Après cet aperçu rapide des causes de nos erreurs, je ne puis résister au plaisir de citer encore le grand philosophe de l'école catholique, Bossuet.

« La vraie perfection de l'entendement est de bien juger.

» Juger, c'est prononcer au dedans de soi sur le vrai et sur le faux, et bien juger; c'est y prononcer avec raison et connaissance. » C'est une partie de bien juger que de douter quand il faut. Celui qui juge certain ce qui est certain, et douteux ce qui est douteux, est un bon juge.

>> Par le bon jugement on se peut exempter de toute erreur. Car on évite l'erreur, non-seulement en embrassant la vérité quand elle est claire, mais encore en se retenant quand elle ne l'est pas.

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Ainsi, la vraie règle de bien juger est de ne juger que quand on voit clair, et le moyen de le faire est de ne juger qu'après une grande considération.

» Considérer une chose, c'est arrêter son esprit à la regarder en elle-même, en peser toutes les raisons, toutes les difficultés et tous les inconvénients.

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» C'est ce qui s'appelle attention. C'est elle qui rend les hommes graves, sérieux, prudents, capables de grandes affaires et des hautes spéculations.

>> Être attentif à un objet; c'est l'envisager de tous côtés; et celui qui ne le regarde que du côté qui le flatte, quelque long que soit le temps qu'il emploie à le considérer, n'est pas vraiment attentif.

» C'est autre chose d'être attaché à un objet, autre chose d'y être attentif. Y être attaché, c'est vouloir, à quelque prix que ce soit, lui donner ses pensées et ses désirs, ce qui fait qu'on ne le regarde que du côté agréable; mais y être attentif, c'est vouloir le considérer pour en bien juger, et pour cela, connaître le pour et le

contre.

» Il y a une sorte d'attention après que la vérité est connue, et c'est plutôt une attention d'amour et de complaisance que d'examen et de recherche.

» La cause de mal juger est l'inconsidération, qu'on appelle autrement précipitation.

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Précipiter son jugement, c'est croire ou juger avant d'avoir

connu.

» Cela nous arrive, ou par orgueil, ou par impatience, ou par prévention, qu'on appelle autrement préoccupation.

C. C.

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>> Par orgueil, parce que l'orgueil nous fait présumer que nous connaissons aisément les choses les plus difficiles, et presque sans examen. Ainsi, nous jugeons trop vite, et nous nous attachons à notre sens, sans vouloir jamais revenir, de peur d'être forcés à reconnaître que nous nous sommes trompés.

>> Par impatience, lorsqu'étant las de considérer, nous jugeons d'avoir tout vu.

avant que

» Par prévention, en deux manières, ou par le dehors ou par le dedans.

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>> Par le dehors, quand nous croyons trop facilement sur le rapport d'autrui, sans songer qu'il peut nous tromper, ou être trompé lui-même.

» Par le dedans, quand nous nous trouvons portés, sans raison, à croire une chose plutôt qu'une autre.

» Le plus grand déréglement de l'esprit, c'est de croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient, et non parce qu'on a vu qu'elles sont en effet.

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C'est la faute où nos passions nous font tomber. Nous sommes portés à croire ce que nous désirons et ce que nous espérons, soit qu'il soit vrai, soit qu'il ne le soit pas.

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Quand nous craignons quelque chose, souvent nous ne voulons pas croire qu'elle arrive, et souvent aussi, par faiblesse, nous croyons trop souvent qu'elle arrivera.

>> Celui qui est en colère en croit toujours les causes justes, sans même vouloir les examiner, et par là, il est hors d'état de porter un jugement droit.

>> Cette séduction des passions s'étend bien loin dans la vie, tant à cause que les objets qui se présentent sans cesse nous en causent toujours quelques-unes, qu'à cause que notre humeur même nous attache naturellement à de certaines passions particulières, que nous trouverions partout dans notre conduite, si nous savions nous observer.

» Et comme nous voulons toujours plier la raison à nos désirs, nous appelons raison ce qui est conforme à notre humeur naturelle, c'est-à-dire à une passion secrète qui se fait d'autant moins sentir, qu'elle fait comme le fond de notre nature.

» C'est pour cela que nous avons dit que le plus grand mal des passions, c'est qu'elles nous empêchent de bien raisonner, et par conséquent, de bien juger, parce que le bon jugement est l'effet du bon raisonnement.

>> Nous voyons aussi clairement, par les choses qui ont été dites,

que la paresse qui craint la peine de considérer, est le plus grand obstacle à bien juger.

>> Ce défaut se rapporte à l'impatience. Car la paresse, toujours impatiente, quand il faut penser tant soit peu, fait qu'on aime mieux croire que d'examiner, parce que le premier est bientôt fait, et que le second demande une recherche plus longue et plus pénible. Les conseils semblent toujours trop longs au paresseux; c'est pourquoi il abandonne tout, et s'accoutume à croire quelqu'un qui le mène comme un enfant et comme un aveugle.

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» Par toutes les causes que nous avons dites, notre esprit est tellement séduit qu'il croit savoir ce qu'il ne sait pas, et bien juger des choses dans lesquelles il se trompe. Non qu'il ne distingue trèsbien entre savoir et ignorer, ou se tromper; car il sait que l'un n'est pas l'autre, et au contraire, qu'il n'y a rien de plus opposé; mais c'est que, faute de considérer, il veut croire qu'il sait ce qu'il ne sait pas.

» Et notre ignorance va si loin, que souvent même nous ignorons nos propres dispositions. Un homme ne veut point croire qu'il soit orgueilleux, ni làche, ni paresseux, ni emporté : il veut croire qu'il a raison; et quoique sa conscience lui reproche souvent ses fautes, il aime mieux étourdir lui-même le sentiment qu'il en a, que d'avoir le chagrin de les connaître.

>> Le vice qui nous empêche de connaître nos défauts s'appelle amour-propre; et c'est celui qui donne tant de crédit aux flatteurs.

» On ne peut surmonter tant de difficultés qui nous empêchent de bien juger, c'est-à-dire de reconnaître la vérité, que par un amour extrême qu'on aura pour elle, et un grand désir de l'entendre.

>> De tout cela, il paraît que mal juger vient souvent d'un vice de volonté.

» L'entendement de soi est fait pour entendre; et toutes les fois qu'il entend, il juge bien. Car, s'il juge mal, il n'a pas assez entendu ; et n'entendre pas assez, c'est-à-dire n'entendre pas tout dans une matière dont il faut juger, à vrai dire, ce n'est rien entendre, parce que le jugement se fait sur le tout.

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Ainsi, tout ce qu'on entend est vrai. Quand on se trompe, qu'on n'entend pas; et le faux, qui n'est rien de soi, n'est ni entendu, ni intelligible.

» Le vrai, c'est ce qui est; le faux, c'est ce qui n'est pas.

» On peut bien ne pas entendre ce qui est; mais jamais on ne peut entendre ce qui n'est pas.

>> On croit quelquefois l'entendre, et c'est ce qui fait l'erreur; mais en effet, on ne l'entend pas, puisqu'il n'est pas.

» Et ce qui fait qu'on croit entendre ce que l'on n'entend pas, c'est que par les raisons, ou plutôt par les faiblesses que nous avons dites, on ne veut pas considérer. On veut juger cependant, on juge précipitamment, et enfin on veut croire qu'on a entendu, et on s'impose à soi-même.

» Nul homme ne veut se tromper; et nul homme aussi ne se tromperait s'il ne voulait des choses qui font qu'il se trompe, parce qu'il en veut qui l'empêchent de considérer, et de chercher la vérité sérieusemeut.

» De cette sorte, celui qui se trompe, premièrement n'entend pas son objet, et secondement, ne s'entend pas lui-même; parce qu'il ne veut considérer ni son objet, ni lui-même, ni la précipitation, ni l'orgueil, ni l'impatience, ni la paresse, ni les passions et les préventions qui la causent.

>> Et il demeure pour certain que l'entendement purgé de ces vices, et vraiment attentif à ses objets, ne se trompera jamais; parce qu'alors ou il verra clair, et ce qu'il verra sera certain; Ou il ne verra pas clair, et il tiendra pour certain qu'il doit douter jusqu'à ce que la lumière paraisse 1. »

CHAPITRE IV.

DES BORNES DE LA RAISON HUMAINE.

Il se présente ici deux questions, dont l'une est le corollaire de l'autre : 1o La raison humaine, c'est-à-dire la faculté que l'homme possède de connaître, a-t-elle des bornes? 2o Quelles sont ces bornes de la raison humaine?

Il suffit de poser la première de ces questions pour la résoudre. Sans doute, c'est un grand spectacle que celui de l'entendement humain, se dilatant de siècle en siècle, et renfermant la nature dans une suite de cercles concentriques dont le plus petit étreint le vermisseau, et dont les plus grands promènent leur circonférence par delà le soleil. C'est un grand spectacle que celui de l'accroissement continuel du trésor d'idées qui est en dépôt dans la société, et qui, en traversant les âges, se grossit comme un fleuve, à mesure qu'il ap

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1 De la Connaissance de Dieu et de soi-même, ch. 1, no 16. - Bossuet, dans la logique, liv. 1, ch. 64, liv. 2, ch. 15, expose en détail les règles à suivre pour saisir le vrai dans les idées et les jugements.

proche de l'océan. Quelques principes simples et fortement conçus, soit que la raison les ait découverts elle-même, soit qu'ils lui aient été communiqués d'en haut, ont suffi à son activité pour enfanter des prodiges.

Cependant cette raison, puissance créée, soumise, quant à l'exercice de ses facultés, à l'influence d'une organisation matérielle, ne saurait prétendre à l'infini. D'ailleurs, l'expérience de tous les jours est bien capable de convaincre les plus présomptueux, que jamais l'esprit humain n'atteindra les dernières limites de l'intelligible. Chaque nouveau pas dans les sciences fait jaillir une multitude de difficultés inconnues auparavant, en sorte que plus on apprend, plus on voit qu'il reste à apprendre. Aussi les hommes vraiment éclairés sont-ils les premiers à convenir que ce que nous savons est peu de chose en comparaison de ce qui nous reste à savoir. Les ignorants et les sots ne doutent de rien; mais l'homme sage voit que l'immensité nous enveloppe et nous presse de toutes parts.

Il faut distinguer entre savoir et comprendre. Savoir est relatif à l'existence des êtres et de leurs rapports; comprendre s'applique à la constitution intime, à l'essence de ces êtres, et à l'intelligence parfaite des causes, des moyens et des effets, du comment et du pourquoi de toutes choses. Or, l'homme ne comprendra jamais le tout de rien. Quels que soient ses efforts dans l'étude de la nature, il arrive toujours à une limite impénétrable où il est forcé de proclamer son impuissance et de respecter les secrets de Dieu. Ainsi, le monde est plein de mystères, c'est-à-dire de choses incompréhensibles dont l'existence est constatée, mais dont la raison supérieure. se dérobe à nos investigations.

Il faut proclamer bien haut cette vérité pour que, d'une part, la raison y trouve un motif toujours subsistant de s'élever à une perfection indéfinie, et pour que, d'une autre part, elle ne présume pas de marcher l'égale du Tout-Puissant, tandis qu'un grain de sable, ou l'œil d'un ciron, peut la tenir en échec.

Mais quelles sont ces bornes de la raison humaine?

Nous ne considérons point ici l'entendement dans l'individu, où il se modifie de tant de manières, et se produit à une infinité de degrés différents. Depuis l'homme qui végète dans l'état sauvage jusqu'à nos illustrations scientifiques et littéraires, il y a un intervalle immense. Sans vouloir discuter sur l'égalité native des esprits, que quelques-uns posent en principe, il faut convenir qu'au moins les circonstances extérieures développent les intelligences dans des proportions prodigieuses. C'est pourquoi, si nous

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