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J'arrive maintenant à la proposition principale de M. Dupuit: « Les grandes compagnies sont de petits États, elles en ont tous les inconvénients; en ontelles tous les avantages? >> Sans vouloir dresser le catalogue des inconvénients que peuvent présenter les deux systèmes d'exploitation des chemins de fer, il est au moins un de ces inconvénients que les compagnies ne présentent pas, auquel l'État ne pourrait échapper, et qui entraîne avec lui des conséquences économiques assez graves pour faire reculer, je ne dirai pas un économiste, mais un ministre des finances, soucieux des intérêts du Trésor, devant le fardeau de l'exploitation des chemins de fer.

Les compagnies s'attachent à tirer de l'industrie des transports une rémunération pour les capitaux engagés, variant entre 5.75 0/0 pour la portion obtenue par voie d'emprunts et 8 à 10 0/0 pour la partie industrielle du capital, celle qui supporte tous les risques. La moyenne n'est pas à beaucoup près de 8 0/0, ce que l'on ne peut trouver excessif, et d'ailleurs le moment approche où le Trésor doit prendre la moitié du bénéfice excédant 8 0/0. Atteindre ce revenu est le but constant des compagnies; aussi les voit-on le poursuivre, soit par des réductions de tarifs, comme je l'ai rappelé tout à l'heure, soit en résistant autant qu'il est en elle à des extensions de leur réseau à travers des contrées pauvres, dont le trafic suffirait à peine à couvrir les frais d'exploitation et à plus forte raison à rémunérer les nouveaux capitaux à engager.

Toute considération en dehors de ce point de vue exclusivement industriel demeure étranger aux compagnies, près desquelles échouent les influences et les sollicitations locales.- Qui oserait affirmer qu'il en serait de même avec l'État?

Ne le voit-on pas déjà, cédant chaque année aux instances des régions non encore desservies par les chemins de fer, classant de nouvelles lignes et accordant, non pas seulement des garanties d'intérêt (inférieures au prix réel des capitaux), mais des subventions plus ou moins considérables et s'élevant jusqu'aux trois cinquièmes de la dépense (loi du 11 juin 1842)? L'honorable M. Fould, dans son dernier rapport sur les finances, a reconnu qu'il lui était impossible de résister à cette pression des localités sur le gouvernement et, il n'a pas trouvé d'autres moyens, pour en diminuer l'énergie, que de proposer le rétablissement de l'ancien budget extraordinaire dans lequel, en face de chaque subvention votée à la charge du Trésor, les Chambres devront mettre un impôt nouveau. Pour mon compte, je reconnais à ce système le mérite d'une grande franchise, mais je doute qu'il suffise pour arrêter les demandes d'adjonction de nouveaux chemins au troisième et au quatrième réseau. Les régions qui paient depuis vingt ans leur part des encouragements donnés par l'État aux chemins de fer actuels, considèrent comme un droit d'en être pourvues à leur tour et trouvent juste de faire supporter une part de la dépense aux contrées favorisées jusqu'à ce jour à leurs dépens; il est donc fort douteux que la menace et même la certitude de nouveaux impôts arrêtent leurs réclamations, qui ne peuvent trouver de barrière sérieuse que dans la majorité des régions satisfaites. A cette condition, le Trésor pourra respirer un peu ; mais l'équité, la justice distributive n'auront-elles rien à dire ?

Si telle est en ce moment la position difficile faite à l'État par les précédents en matière de construction des chemins de fer, combien plus difficile encore serait-elle s'il était chargé de leur exploitation?

D'abord il ne nourrait plus se retrancher, comme aujourd'hui, derrière l'absence d'une compagnie pour exploiter, puisque lui-même serait l'exploitant designe.

Ensuite, le but hautement et loyalement avoué des sollicitations qui le pressent de s'emparer de ce service, c'est la réduction, et une réduction considerable des tarifs, c'est le transport des matières premières, de la houille, du fer, du bois, du blé, des denrées de consommation, à un prix non rémunérateur des capitaux et ne couvrant que les frais; c'est encore une augmentation de vitesse pour les voyageurs, de célérité de livraison pour les marchandises, c'est-à-dire plus de dépenses et moins de recettes. Le trafic augmentera dans des proportions considérables, dit-on; c'est possible, certain même si l'on veut; mais qu'importera pour l'État, s'il calcule ses tarifs d'après le prix de revient comme on le demande, si l'État ne doit rien gagner, comme on le proclame? Il est bien évident pour un élève d'école primaire, aussi bien que pour un élève de l'école polytechnique, que si le multiplicaude est zéro, le multiplicateur si grand qu'il soit, n'empêchera pas le produit d'être zéro. Voyez les rivières, les canaux, les routes: la gratuité des services de l'État est de règle constante et invariable.

Et pourtant l'État, en reprenant les chemins de fer aux compagnies, aura contracté l'engagement de servir aux porteurs des obligations émises et aux actionnaires un revenu égal pour les premiers, supérieur pour les seconds, à celui qu'ils touchent aujourd'hui, c'est-à-dire 300 à 400 millions par an. Avec quoi le Trésor acquittera-t-il cette dette, si les chemins de fer ne rapportent plus rien? Il faudra donc créer encore de nouveaux impôts et porter le budget annuel à près de trois milliards!

A ces considérations purement financières, il est facile d'en ajouter beaucoup d'autres, soit économiques, soit politiques. Je me bornerai à en indiquer une de la première catégorie. La disponibilité des tarifs de transport conduira fatalement l'État à intervenir dans la production, non-seulement aux dépens du Trésor, mais au grand dommage d'intérêts existants et respectables. On réclamera de lui d'équilibrer les conditions de production entre tous les points du territoire, tous les bassins, tous les groupes; de faire disparaître les difficultés naturelles, les infériorités de position et peut-être jusqu'aux distances. Le tarif unique qu'il a pu établir pour les lettres, que les chemins de fer sont tenus de transporter, pour les dépêches télégraphiques, dont les frais de transmission n'augmentent pas avec l'éloignement, on lui demandera de le faire pour les chemins de fer. Il y aura des primes indirectes pour l'exportation des produits fabriqués, pour l'importation des matières premières, et comme les tarifs seront variables aussi longtemps qu'ils ne descendront pas jusqu'à zéro, l'industrie et le commerce ne sauront jamais quel traitement sera réservé à des opérations à long terme.

Je m'arrête ici. Les observations qui précèdent m'ont paru nécessaires pour compléter le débat du 5 décembre; elles n'arrêteront pas, je le sais, le mouvement qui entraîne l'opinion publique vers l'absorption des chemins de fer par l'État, déjà préparée par la garantie d'intérêt sur le capital du second et du troisième réseau; mais je tenais à signaler les conséquences inévitables de cette grande opération, tant pour le Trésor que pour l'industrie. AD. BLAISE (des Vosges).

Recevez, etc.

RAPPORT DE M. FOULD, MINISTRE DES FINANCES

SUR LA SITUATION FINANCIÈRE

OBSERVATIONS

Si quelque chose est fait pour surprendre, de la part d'un homme mêlé depuis aussi longtemps que M. Fould au maniement des affaires publiques, c'est de voir le ministre actuel des finances attacher à tel ou tel mode de classement, en matière de budget, une importance capitale. Sans doute, le cadre importe, et la clarté, la bonne disposition sont ici plus que jamais nécessaires; mais ce qui est bien plus que tout cela digne de considération, c'est l'esprit qui préside à la gestion du revenu public et à la destination qu'il reçoit. Là est le thème qui mérite d'exercer les facultés de l'homme d'Etat et qui devrait surtout fixer son attention; le reste est secondaire et ne constituera jamais, sous tous les régimes, qu'une amélioration relativement sans portée.

L'exposé financier que nous donnons plus loin attache un grand prix, d'une part, à la distribution, en trois groupes parfaitement distincts désormais, des dépenses diverses, de l'autre, à la suppression de tous crédits supplémentaires par décrets. Sans vouloir méconnaître ici le mérite de l'intention, nous laisserons au temps le soin de faire voir jusqu'à quel point ce qui n'intéresse que le mécanisme implique de profondes réformes dans l'administration financière du pays. Tout cela nous paraît beaucoup plus affecter jusqu'ici la forme que le fond des choses. Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs, qu'on a demandé, en France, au système de la spécialité, les garanties qu'il n'est pas en son pouvoir de donner; à cet égard on peut dire que les tentatives faites, dans un sens ou dans l'autre, ont été suivies de telles déceptions qu'un changement de procédé ne saurait inspirer beaucoup de confiance.

Le premier Empire adopta pour règle dans le gouvernement des finances la division soigneuse des exercices et ce qu'on appelait alors le système « des fonds spéciaux » ou recettes « spécialement affectées à des dépenses spéciales (1). » La pratique avait donné plus d'un démenti à une spécialité qui ne brilla jamais de plus d'éclat que sur le papier.— Les gouvernements venus à la suite se hâtèrent de condamner cette marche, disant bien haut, ce qui est d'ailleurs exact, que le budget de l'Etat « n'est pas complet si une partie des recettes et des dépenses en est séparée. » Or, dans ce système comme dans celui des fonds spéciaux,

(1) Premier ministère du baron Louis, règlement du budget de 1814.

Du Cursos e as a bonne gestion des finances. On vit ainsi les Jungtis muitas arger incessamment le cadre de la dépense; la dette kat tartas de constants découverts en attendant que le grandBut siin & Odger d'une masse d'inscriptions nouvelles.-C'est ainsi jui &us e severnement de juillet, de même que sous la Restauration, ara 't gesitate de la spécialité adopté par l'Empire ou condamné plus ta, od sjouta incessamment aux charges du pays, dont le revenu atat cependant tous les jours augmentant.

B.eu ne montre mieux combien tout est ici bien plus d'exécution, si I on peut ainsi parler, d'intelligence supérieure, que de classement et de savaat controle. Certains États, de même que quelques particuliers qui ne gardent dans leurs affaires aucune mesure, excellent à s'endetter et à se ruiner avec beaucoup d'ordre. Quelle machine financière est comparabie pour la précision, pour le'soin de l'engrenage, à celle dont la France est dolce depuis quarante ans ? Où le contrôle est-il mieux agencé, la recette mieux surveillée en ses nombreux circuits? Et pourtant quel evart constant, de ce revenu qui grossit sans cesse, à ces dépenses qui escomptent et engagent chaque jour l'avenir! - Pense-t-on, d'autre part, que le mauvais aspect des finances autrichiennes puisse, de nos jours, tenir, soit aux vices de la comptabilité, soit à l'aménagement des services qui se partagent le budget? Le mal est plus profond et la question plus haute; là, de même qu'ailleurs, elle est surtout bien plus politique que financière.

Sans doute, l'ordre est là d'un puissant secours; mais, sans la volonté qui sait sagement se poser des bornes à peu près infranchissables, sans une rare intelligence de ce qui est convenable et bon, la forme de l'alambic budgétaire, qu'on nous passe l'expression car elle répond seule à notre pensée, importe peu. L'on s'explique difficilement qu'un homme de l'autorité, de l'expérience de M. Fould, fonde de sérieuses espérances d'équilibre financier sur un mode d'aménagement qui montrerait «< plus clairement que l'ancien, l'emploi que reçoivent les deniers publics (1). Ce n'est point faute de clartés suffisantes que l'on a jusqu'ici de beaucoup dépassé certaines bornes. Il y a mieux, depuis quarante ans les avertissements de l'opinion n'ont pas fait défaut. Ce qui a manqué à diverses époques, c'est bien moins une main habile à dessiner un cadre ou faire miroiter des chiffres, qu'un ferme esprit sachant renfermer la dépense dans le cercle des besoins du pays et de ses véritables ressources. M. le ministre des finances est bien près de reconnaître la vérité de cette observation lorsque, s'étayant de l'exemple d'un pays voisin, il rappelle que le contrôleur général de l'Échiquier «< un des grands fonctionnaires de l'Etat, qui est indépendant du pouvoir exécutif

(1) Rapport à l'Empereur, janvier 1862.

et directement responsable envers le Parlement (1), » est seul investi du droit de faire ouvrir à chaque administration les crédits annuellement votés. Non-seulement, cette main, indépendante du pouvoir exécutif, pose la barrière pour tous et pour chacun, mais, aux yeux du Parlement comme du souverain, le vote du budget est chose sérieuse; de là vient qu'en Angleterre, l'équilibre entre la recette et la dépense est l'état normal.

Nous pensons donc que, comme nouvel arrangement, configuration générale, l'exposition récente de M. le ministre des finances manque de cet intérêt puissant qui s'attache à certaines mesures. Qu'une loi distincte sépare désormais du budget les grands travaux d'utilité bique ainsi que les excédants de l'effectif militaire répondant à un besoin momentané, «< en assurant en même temps les moyens de les acquitter, » chose qui n'est que trop facile et depuis bien longtemps connue; qu'il y ait dès lors, par le fait, deux budgets au lieu d'un seul, pendant que d'un autre côté l'on accusera mieux qu'auparavant la diffé-rence, plus apparente que réelle, que le rapport signale entre les dépenses ordinaires et les dépenses pour ordre, puisque ces dépenses puisent invariablement dans la bourse des contribuables...; tout cela ne mérite pas, nous le répétons, qu'on s'y arrête. C'est à l'œuvre, c'est-àdire à l'exécution que nous attendons le prochain budget; et s'il est dores et déjà permis d'en juger par les vues, par les rappels de dégrèvement sur le sel et sur le sucre, les redoublements de fiscalité qui forment le programme de M. le ministre des finances, il est à craindre qu'on n'ait pas demandé au progrès et à l'esprit de réforme le moyen le meilleur de combler le déficit. Il nous semble surtout qu'avec la prépondérance incontestable que s'est acquise, dans ces derniers temps, la France par sa vaillante armée, c'était peut-être le cas de jouir d'un tel avantage en se contentant d'un pied de paix plus modeste, et par cela même moins coûteux. Que l'Autriche double ses cadres, cela se comprend; outre qu'elle est, en Italie, placée sous le coup d'une continuelle menace, elle a été vaincue. Mais que la France, après Solférino et Magenta, ait besoin d'un contingent supérieur à celui, par exemple, du gouverne. ment de juillet ou de la Restauration, cela non-seulement ne s'explique pas, mais il n'en faudrait pas davantage pour provoquer ailleurs de semblables déploiements de force. Le prestige ici doit tenir, jusqu'à certain point, lieu d'armée, et la charge dont le budget serait par suite dégrevé profiterait à l'équilibre qu'on recherche, sans qu'il fût besoin de nouveaux impôts.- Si la guerre a un bon côté, c'est qu'elle puisse ainsi profiter plus tard à la paix.

Il est regrettable, suivant nous, qu'après avoir fait bénéficier la con

(1) Mémoire de M. Fould à l'Empereur, novembre 1861.

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