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Un de ces anecdotaires sous la plume desquels le récit le plus vrai prend toujours, par les détails, l'apparence d'un roman, a dit que le chagrin que Cotin avait ressenti de se voir ainsi traité l'avait conduit au tombeau. L'abbé d'Olivet et Voltaire se sont trop légèrement faits les échos de ce bruit ridicule. Cotin mourut dix ans après la représentation des Femmes savantes, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. L'on voit que si c'est au chagrin qu'il faut attribuer sa mort, il fut pour lui, comme le café pour Voltaire, un poison lent.

Après le succès des Femmes savantes, les amis de Molière renouvelèrent auprès de lui les tentatives qu'ils avaient déjà infructueusement faites pour le déterminer à renoncer à la profession de comédien et à se livrer entièrement aux lettres. L'Académie française offrait à ce prix une place à l'auteur du Misanthrope et du Tartuffe. Boileau fut chargé de cette négociation auprès de son ami: «Votre santé, lui dit-il, dépérit, parce que » le métier de comédien vous épuise; que n'y >> renoncez-vous ? - Hélas! lui répondit Molière >> en soupirant, c'est le point d'honneur. Et

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quel point d'honneur? répliqua Boileau. Quoi ! » vous barbouiller le visage d'une moustache de

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Sganarelle, pour venir sur un théâtre recevoir 1672. >> des coups de bâton; voilà un beau point d'hon»> neur pour un philosophe comme vous! » Ce point d'honneur consistait à ne pas abandonner plus de cent personnes que ses travaux faisaient vivre, et qui seraient tombées dans la misère s'il eût quitté le théâtre '. C'est aussi l'excuse qu'il faisait valoir lorsqu'on lui reprochait de se livrer quelquefois à un genre de compositions qui n'était pas toujours digne de son génie : « Si » je travaillais pour l'honneur, disait-il, mes ou»vrages seraient tournés tout autrement. Mais il >> faut que je parle à une foule de peuple et à peu » de gens d'esprit pour soutenir ma troupe : ces gens-là ne s'accommoderaient nullement d'une - élévation continuelle dans le style et dans les >> sentimens '. >> Mais ces touchans sacrifices que cet homme généreux ne balançait pas à faire pour ses camarades ne lui assuraient pas toujours leur zèle et leur reconnaissance; aussi s'écrie-t-il dans son Impromptu de Versailles : « Les étranges animaux à conduire que des comédiens. >>

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On avait eu plus de succès à la fin de l'année

1. Mémoires sur la vie de J. Racine ( par L. Racine), Lausanne, 1747, p. 121. - Bolæana, p. 35 et suiv. Récréations littéraires, par Cizeron-Rival, p. 20. - OEuvres de Molière, avec les remarques de Bret, 1773, t. I, p. 68. — Petitot, p. 65. 2. Grimarest, p. 224.

1672. précédente dans les démarches qu'on avait faites

1673.

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pour le réconcilier avec sa femme. Molière sè vit père pour la troisième fois, le 15 septembre 1672; mais il eut la douleur de perdre cet enfant le 11 du mois suivant (14). Le 17 février précédent, Madeleine Béjart, sa belle-sœur et le premier objet de son amour, avait également terminé sa carrière (15).

L'état de sa poitrine devint plus inquiétant chaque jour; le parti qu'il avait pris pour complaire à sa femme de se soustraire au régime sévère qu'il avait observé jusque-là, le fit cruellement empirer. Ce fut précisément dans ce moment où tout autre se serait empressé de recourir aux médecins qu'il leur porta le coup le plus redoutable. Le Malade imaginaire, ce chant du cygne, fut réprésenté le 10 février 1673; mais, hélas! la Faculté devait être trop tôt vengée.

Le succès de ce dernier ouvrage ne fut pas un seul instant incertain; cependant, une plaisanterie grossière qu'il renfermait choqua le premier jour les spectateurs. Béralde, dans la scène où il congédie monsieur Fleurant, l'apothicaire de son frère, lui disait : Allez, Monsieur, on voit bien que vous avez coutume de ne parler qu'à des c... Le par

1. Dissertation sur Molière, par M. Beffara, p. 16.

terre manifesta son improbation; et, à la seconde 1673. représentation, Béralde fit subir à sa phrase cette variante ingénieuse : Allez, Monsieur, on voit bien que vous n'avez pas accoutumé de parler à des visages. « C'est dire la même chose », comme le fait observer Boursault, qui rapporte cette anecdote; mais le dire plus finement'. »

-!

Si l'on en croit une ancienne tradition de Lyon, Molière, pendant le séjour qu'il y fit avec sa troupe en 1653, passant un jour dans la rue SaintDominique de cette ville, aperçut, sur le seuil de la boutique d'un apothicaire, un homme dont la figure pharmaceutique le frappa. « Monsieur, mon» sieur ; comment vous nommez-vous? lui dit-il en » l'abordart. Pourquoi?... Mais... » Molière insiste. «Eh bien ! je m'appelle Fleurant!»Ah! Je le pressentais, que votre nom ferait » honneur à l'apothicaire de ma comédie; on par» lera long-temps de vous, M. Fleurant! » Suivant cette croyance des Lyonnais, ce serait cette plaisanterie qui lui aurait fourni ce nom. Cette anecdote, recueillie par les historiens du département du Rhône, a été racontée par le petit-fils de ce monsieur Fleurant à un de nos plus sa

i. Lettres de Boursault. Paris, 1722, t. I, p. 120.

2. Lyon tel qu'il était et tel qu'il est, par A. G*** ( M. l'abbé Aimé Guillon). Paris, 1797, p. 33.

1673. vans bibliographes qui nous l'a transmise. Mais nous sommes porté à croire que ce descendant du prétendu interlocuteur de Molière ne la tenait pas de son grand-père lui-même, et qu'il n'était que l'écho d'un conte populaire; car, comment supposer que Molière songeât dès lors à son Malade imaginaire, qui ne fut joué que vingt ans plus tard? Il est plus naturel de penser que, pour donner à son personnage un nom significatif, il avait fait choix du participe présent du verbe fleurer (sentir, exhaler une odeur), alors trèsusité. La plaisanterie est d'assez mauvais goût; mais elle a pour nous le grand mérite de la vraisemblance..

Le jour de la quatrième représentation de cette riante production, le 17 février 1673, premier anniversaire de la mort de Madelaine Béjart, sa belle-soeur, Molière, qui remplissait le rôle d'Argan, se sentit plus malade que de coutume. Baron et tous ceux qui l'entouraient le sollicitèrent en vain de ne pas jouer : « Comment >> voulez-vous que je fasse? leur répondit-il ; il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre, que feront-ils si l'on ne joue

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» pas? Je me reprocherais d'avoir négligé de leur

1. Et non la troisième, comme l'ont dit la plupart des éditeurs. Registre de la Comédie. Histoire du Théâtre français ( par

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les frères Parfait), t. X, p. 81, note.

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