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LA MÉTHODE

alors que les «< Philosophes >> devinrent un parti considérable. Ils étaient très différents les uns des autres, partagés en athées et en déistes, divisés par des antipathies et des jalousies personnelles; mais ils s'accordaient dans la confiance en la raison, l'amour de l'humanité, le respect de la personne humaine et de ses droits naturels. Ils croyaient à la bonté originelle de l'homme et à sa perfectibilité. Une sorte d'optimisme, d'ailleurs clairvoyant chez quelques-uns, et une étonnante facilité d'espérance leur donnaient l'idée alors nouvelle du progrès indéfini; enfin, ces ennemis des religions, gardant le don de la foi et de l'enthousiasme, rêvaient d'unir les hommes par les lumières philosophiques comme par une religion nouvelle :

O Nature, Souveraine de tous les êtres, écrit Diderot en conclusion au Système de la Nature de d'Holbach, et vous, ses filles adorables, vertu, raison, vérité, soyez à jamais nos seules divinités; c'est à vous que sont dus l'encens et les hommages de la terre. Montre-nous donc, & Nature, ce que l'homme doit faire pour obtenir le bonheur que tu lui fais désirer... Inspirez du courage à l'être intelligent; donnez-lui de l'énergie; qu'il ose enfin s'aimer, s'estimer, sentir sa dignité; qu'il ose s'affranchir, qu'il soit heureux et libre, qu'il ne soit jamais l'esclave que de vos lois; qu'il perfectionne son sort, qu'il chérisse ses semblables; qu'il jouisse lui-même, qu'il fasse jouir les autres. »

Il n'y avait au xvIII° siècle que deux ordres de connaissances qui des philosophes. fussent constitués en sciences, la théologie et les mathématiques. Les Philosophes empruntèrent leur méthode aux mathématiques, dont les calculs avaient produit de si grandes découvertes, et, tout libres penseurs qu'ils fussent, à la théologie. De certains principes, ils tirèrent des conséquences. La plupart d'entre eux ignoraient l'importance de l'observation et de l'expérience et la puissance des faits. Ils n'avouaient pas qu'il y eût un inconnaissable; ils croyaient qu'aucun mystère n'est impénétrable à la raison.

LEUR CAPITALE
ERREUR.

Ils attendaient de la raison la découverte d'une science politique et sociale, qui établirait une société juste, fraternelle et heureuse.

critiques, Paris, 1892. Brunetière, Etudes critiques, 3 et 4 séries (Voltaire et Rousseau).
Paris, 1887. Maugras, Querelles de philosophes, Voltaire et Rousseau, Paris, 1886.
Beaudoin, La vie et les œuvres de J.-J. Rousseau, 2 vol., Paris, 1891 (avec bibliographie),
Chuquet, J.-J. Rousseau, Paris, 1893 (Collection des Grands Ecrivains français). Brédif, Du
caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, Paris, 1906. E. Rod, L'Affaire J.-J. Rousseau,
Paris, 1906. J. Lemaitre, J-J Rousseau, Paris, 1907. Mornet, Le sentiment de la nature, de
J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, Paris, 1907. Ducros, Rousseau (1712-1757), Paris,
1908. Macdonald, La légende de J.-J. Rousseau, trad. française, par Roth, Paris, 1909. Voir
aussi les « Annales de la Société J.-J. Rousseau », publiées à Genève à partir de 1905.
Rosenkrantz, Diderot's Leben und Werke, Leipzig, 1866. Ducros, Diderot, Paris, 1894.
J. Morley, Diderot and the Encyclopædists, Londres, 1886, 2 vol. Bertrand, D'Alembert, Paris,
1889 Ducros, Les Encyclopédistes, Paris, 1900. Perey et Maugras, Une femme du monde au
XVIII• siècle (Mme d'Epinay), Paris, 1883. Asse, Mlle de Lespinasse et la marquise du Dessand,
Paris, 1877. Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse, 8 vol., Paris, 1859. Lichtenberger,
Le socialisme au XVIIIe siècle, Paris, 1895. Cruppi, Un avocal journaliste au XVIIIe siècle,
Linguet, Paris, 1895.

Ils se faisaient une idée abstraite et par trop simple de l'homme, et leur science sociale concluait trop vite à des applications pratiques, D'Holbach définissait la raison « la connaissance du bonheur » et des moyens d'y parvenir. Ils eurent cette illusion que de bonnes lois suffiraient à créer l'idéale société. Diderot disait : « Si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes », et Helvétius : « Les vices d'un peuple sont cachés dans sa législation; c'est là qu'il faut fouiller pour arracher la racine de ses vices »; et, encore: « C'est le bon législateur qui fait le bon citoyen. » Ce fut leur capitale erreur, avec leur hâte d'aboutir et de conclure, qui a fait qu'aucun d'eux n'a laissé un vrai monument philosophique.

CONDILLAC.

LE TRAITÉ

Parmi les Philosophes, un seul a pris une place dans l'histoire de la philosophie proprement dite, l'abbé de Condillac, chef de l'école sensualiste. Il était un disciple de Locke, mais qui n'adoptait DES SENSATIONS. point toutes les doctrines du maître. Dans son ouvrage le plus connu, le Traité des Sensations, paru en 1754, Condillac suppose une statue douée successivement de tous les sens, et il montre comment les différentes sensations suffisent pour éveiller en elle l'attention, la mémoire, l'abstraction, les passions, etc. « Le moi de chaque homme, dit-il, n'est que la collection des sensations qu'il éprouve et de celles que la mémoire lui rappelle; c'est tout à la fois la conscience de ce qu'il est et le souvenir de ce qu'il a été », Ainsi tout l'esprit s'expliquerait, semble-t-il, par la sensation transformée. Mais Condillac ajoute qu'il y a dans l'homme un principe intellectuel, et que c'est un sujet unique, l'âme, qui sent à l'occasion des mouvements des organes. Il croyait à une morale innée, répudiait les théories trop audacieuses, et ne se mêlait point aux polémiques de son temps. Son système séduisait par sa simplicité, sa logique et sa clarté. Lui-même estimait ces qualités par-dessus toutes les autres. Théoricien du langage, il pensait que les « signes » non seulement accompagnent les idées, mais servent à les former; que les dénominations sont la condition des idées abstraites, et, par là, du raisonnement. Il faut donc «< se faire des idées précises » et les «< fixer par des signes constants ». « Tout l'art de raisonner, dit-il, se réduit à l'art de bien parler ». Il parlait clairement et purement. Devenu précepteur du prince de Parme, Condillac écrivit à l'usage de son élève. un Cours d'Études, où l'on trouve des vues nouvelles et justes sur le langage et la littérature. Il distingue, dans les œuvres, la liaison des idées, qui dépend de la raison, laquelle est partout la même, le caractère et le style, différents selon les climats et les nations, et

1. Cordillac (Étienne Bonnot, abbé de) est né en 1714 et mort en 1780.

D'HOLBACH.

LE SYSTÈME

DE LA NATURE.

LA LUTTE

qu'il faut estimer dans la mesure où ils font valoir la liaison des idées. C'est la théorie d'un logicien épris de la raison classique, mais qui sait tenir compte des génies variés des peuples.

Un livre du baron d'Holbach 1, le Système de la Nature, paru en 1770, bien qu'il ne contienne aucune théorie nouvelle, mérite d'être cité comme le résumé le plus complet des idées matérialistes du temps. D'Holbach nie tout mystère : « Il n'est et il ne peut rien y avoir hors de l'enceinte qui renferme tous les êtres ». - « Les illusions spiritualistes sont des erreurs de physique. » — « Une substance spirituelle qui se meut et qui agit implique contradiction. » L'homme moral n'est qu'un aspect de l'homme physique, éphémère, jeté dans l'immensité du monde. A cet être, la société doit des lois où l'intérêt de chacun se confonde avec l'intérêt de tous. « Le citoyen ne peut tenir à la patrie, à ses associés, que par le lien du bien-être; ce lien est-il tranché, il est remis en liberté. » La morale ne peut être fondée sur la volonté de Dieu, « despote farouche, qui est visiblement le prétexte et la source de tous les maux dont le genre humain est assailli de toutes parts ».

་་

Tous les Philosophes n'approuvaient pas ces négations violentes. CONTRE L'ÉGLISE. Mais ils s'unissaient tous pour lutter contre la théologie et contre le clergé. Ils revendiquaient la liberté de penser et d'écrire contre l'Église, pour la défense de laquelle les tribunaux soumettaient à une censure les livres, les brochures, même les préfaces des tragédies, et, si souvent, ordonnaient la « brûlure ». Ils attaquaient les abus ecclésiastiques, et profitaient du discrédit où était tombée l'Église qui réclamait sans cesse la protection de l'État, et qui oubliait de faire en elle-même les réformes nécessaires.

DIDEROT.
SES ŒUVRES.

Diderot et d'Alembert furent d'abord les chefs de cette opposition. Diderot, fils d'un coutelier de Langres, fut élevé chez les Jésuites de sa ville natale, et il acheva ses études classiques au collège d'Harcourt à Paris. A la sortie du collège, il se trouva sans ressources, entra chez un procureur, sous prétexte d'étudier le droit, mais ne s'engagea pas dans une profession régulière, afin de se donner entièrement à la littérature. Il apprit les mathématiques, l'anglais, l'italien, composa pour vivre des sermons à tant la pièce, se fit précepteur, travailla pour les libraires et se procura parfois de l'argent par des expédients plus plaisants qu'honorables. Sa curiosité était universelle. Il traduisit des livres anglais, l'Histoire de la Grèce de Stanyan,

1. D'Holbach est né en 1723, et mort en 1789.
2. Diderot est né en 1713, et mort en 1784.

l'Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury, un dictionnaire de médecine; il écrivit un éloge enthousiaste de Richardson, le célèbre romancier, auteur de Clarisse Harlowe, des Réflexions sur Térence, une dissertation sur les Systèmes de musique des Anciens. Mais c'est par des Pensées philosophiques, parues en 1746, qu'il se signala. Il y faisait cette déclaration : « Je veux mourir dans la religion de mes pères... mais je ne peux convenir de l'infaillibilité de l'Église que la divinité des Écritures ne me soit prouvée ». Il alla bientôt beaucoup plus loin; la Lettre sur les Aveugles à l'usage de ceux qui voient, parue en 1749, est un manifeste d'athéisme; dans un livre intitulé De l'interprétation de la nature, publié en 1754, il explique le monde par les transformations de la matière douée d'une force éternelle.

Diderot avait une endurance au travail et une exubérance extraordinaires. Très robuste, « taillé en porteur de chaises », avec un grand front, des yeux vifs et des lèvres sensuelles, débraillé dans sa tenue et dans ses propos, violent et bon, dévoué, mais d'un zèle indiscret dans ses amitiés, il répandait infatigablement sa verve, ses enthousiasmes et ses idées dans des conversations, dans des lettres, dans des écrits de toutes sortes, dialogues, contes, dissertations. « La tête d'un Langrois, a-t-il dit, est sur ses épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher: elle n'est jamais fixe dans un point; et, si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas pour s'y arrêter. » Il avait une éloquence impétueuse et bavarde, une sensibilité prompte aux larmes et à l'admiration :

Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice. S'il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c'est là que mes yeux s'arrêtent; je ne vois que cela; je ne me souviens que de cela; le reste est presque oublié. Que deviens-je lorsque tout est beau!»

Capable de trouver des pensées profondes, il n'était pas dans sa nature, ni quelquefois dans ses desseins, de les développer avec patience et clarté. Cependant, c'est lui qu'on appelait par excellence « le philosophe », moins pour ses ouvrages que pour son génie et pour son rôle et son autorité dans le parti.

SON CARACTÈRE.

L'IDÉE DE

Avant tout, il fut l'homme de l'Encyclopédie, œuvre immense, qu'il conçut, dirigea et accomplit. Cette publication ne devait être à L'ENCYCLOPEDIE. l'origine qu'une traduction revue et augmentée de la Cyclopedia or universal dictionary of the arts and science, publiée en 1727, en Angleterre, par Ephraïm Chambers. Les libraires Briasson et Le Breton, après s'être adressés à divers savants, confièrent l'entreprise ȧ Diderot en 1743. Il résolut de faire un répertoire universel des con

D'ALEMBERT.

SES EUVRES.

SON CARACTÈRE.

naissances humaines, qui serait aussi le manifeste d'un grand parti philosophique, et il s'associa d'Alembert pour diriger avec lui cet énorme travail.

Jean Le Rond, dit d'Alembert', était le fils naturel du chevalier Destouches et de Mme de Tencin. Abandonné par sa mère, élevé par la femme d'un vitrier, mais pourvu par son père d'une rente de 1 200 livres, il fut instruit au collège Mazarin, étudia le droit, la médecine et surtout les mathématiques. A vingt-trois ans, il fut admis à l'Académie des Sciences. En 1743, il écrivit un Traité de mécanique dont on a dit qu'il renouvelait la science du mouvement. Son livre sur la Cause des Vents, qui lui valut un prix à l'Académie de Berlin, sa Théorie de la précession des équinoxes, son Traité sur la résistance des fluides, ses Recherches sur différents points importants des systèmes du monde, parues en 1754, le mirent au premier rang des savants de son temps.

D'Alembert avait, dit Grimm 2, « les yeux petits mais le regard vif, la bouche grande, un sourire très fin, un air d'amertume, et je ne sais quoi d'impérieux », une habitude d'attention pénétrante, un mouvement inquiet dans les sourcils, un son de voix « si clair et si perçant qu'on le soupçonnait beaucoup d'avoir été dispensé par la nature de faire à la philosophie le sacrifice cruel qu'Origène crut lui devoir ». Il possédait un fonds inépuisable « d'idées et d'anecdotes »; il n'était point de matière « qu'il n'eût le secret de rendre intéressante ». Par moments, il faisait le «< polisson » en imitant le jeu des acteurs de la Comédie ou de l'Opéra, et en bernant ses confrères de l'Académie. Aussi eut-il un grand succès dans les salons, surtout chez Mlle de Lespinasse.

D'Alembert, qui se contentait d'un revenu de dix sept cents livres de rente, préféra son indépendance aux offres de Catherine et de Fré

1. D'Alembert est né en 1718, et mort en 1783.

2. Frédéric-Melchior Grimm, né à Ratisbonne en 1723, mort à Gotha en 1807. Il vint en France comme précepteur des enfants du comte de Schomberg. Présenté par J.-J. Rousseau dans le monde des lettres, il devint l'ami de Diderot et l'amant de Mme d'Epinay, et se brouilla comme eux avec Rousseau en 1757. Il se fit connaître comme critique musical, partisan de la musique italienne contre la musique française, et publia en 1753 le Petit Prophète de Boehmischbrode. La même année, il succéda à l'abbé Raynal dans la rédaction d'une Correspondance destinée à la duchesse de Saxe-Gotha et à d'autres princes allemands, puis à l'impératrice Catherine, et aux rois de Suède et de Pologne. Grimm renseignait les souverains étrangers sur la vie parisienne, mœurs, modes, scandales, politique, livres nouveaux; il sut les intéresser et les rendre favorables aux idées encyclopédiques. Diderot et Mme d'Epinay furent souvent ses collaborateurs; Meister le remplaça en 1773. La Correspondance, qui était connue dans le public par des fragments, ne fut publiée qu'en 1812. Grimm est un critique très bien informé, et l'un des étrangers établis en France qui ont le mieux saisi l'esprit français, et parlé notre langue avec le plus d'élégance.

Il termina sa vie dans les honneurs à la cour de Catherine en 1774; choisi par la diète de Francfort comme ministre plénipotentiaire à la cour de Versailles en 1776, créé baron du Saint-Empire. Il dut quitter Paris en 1790, et reçut de Catherine les fonctions de ministre de Russie près le cercle de la Basse-Saxe.

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