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décret instituait une « commission provisoire » pour expédier les affaires urgentes. Cette commission ne comprenait que huit conseillers, dix maîtres des requêtes et douze auditeurs. Cela suffisait, tout suffisait, tant que durait l'épouvantable crise qui avait partout arrêté le mouvement de la vie sociale. Mais, lorsque les affaires reprirent leur cours, il fallut aviser: la situation, en se prolongeant, allait être désastreuse, spécialement au point de vue juridictionnel. Le gouvernement de M. Thiers s'empressa d'y pourvoir. Le 1er juin 1871, le garde des sceaux, M. Dufaure, déposait sur le bureau de l'assemblée nationale un projet de loi tendant à la réorganisation du conseil d'État. Avec ce projet nous entrons dans la période contemporaine. Il est devenu la loi du 24 mai 1872, qui est encore aujourd'hui le statut en vigueur.

Dès l'abord, une question préjudicielle se posait. Pouvait-on régler à titre définitif l'institution du conseil d'État sans avoir décidé quelle serait la forme du gouvernement? Se borner aux mesures nécessaires, satisfaire aux besoins immédiats, était la pensée des auteurs du projet de loi, et cette opinion fut soutenue par un certain nombre de membres appartenant aux divers groupes de l'assemblée. M. Target proposait que l'on augmentât simplement le personnel de la commission provisoire. M. Bardoux craignait qu'une organisation prématurée ne préjugeât indirectement l'existence d'une seconde chambre. M. Gambetta voulait que cette organisation fût « harmonique à la forme du pouvoir exécutif. Organisez d'abord ce pouvoir, disait M. Gambetta, vous créerez ensuite les institutions adéquates (1). » Tel n'était pas l'avis de la commission parlementaire et de son rapporteur, M. Batbie. Elle s'appropriait, d'ailleurs, le projet, quant au fond. L'assemblée fit de même. Mais, avant que l'on en vint là, il avait fallu écarter quelques propositions un peu trop hardies et même radicales, bien qu'elles fussent soutenues par des membres de la droite.

L'assemblée qui siégeait alors à Versailles offrait ce contraste piquant d'être une réunion d'hommes en majorité très conservateurs, fort épris du passé, parvenus, au reste, en cet âge de la vie où l'illusion ne fleurit guère, et qui pourtant, durant un an ou deux, se laissèrent, comme des jeunes gens, séduire aux plus aventureuses théories. Étrange état psychologique; conjonctures plus étranges encore! Tant de choses avaient sombré, croyait-on, dans la tourmente affreuse d'où l'on émergeait! C'était, semblait-il, une France à refaire. Or, l'assemblée savait, et même savait un peu trop, qu'elle était souveraine. Et puis la plupart de ses membres

(1) Séance du 19 février 1872.

TOME CXIII. 1892.

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les plus distingués, les plus influens, venaient de passer vingt ans loin des affaires. De là ces plans audacieux que chaque jour voyait éclore. Un des plus originaux fut sans doute la contre-proposition présentée par le marquis de Chasseloup-Laubat.

Cependant M. de Chasseloup-Laubat ne sortait pas précisément de la retraite. Ancien ministre de l'empire, il avait parcouru durant quarante années la carrière des grands emplois publics et appartenu très longtemps au conseil d'État. Il l'avait même présidé un peu avant 1870. On se rappelle qu'il fut le rapporteur de la loi organique de 1845. C'est le propre des hommes qui ont vieilli dans une institution d'être si fort attachés à sa forme traditionnelle qu'ils ne la peuvent concevoir autrement. Et néanmoins M. de Chasseloup-Laubat imagina le système le plus singulier dont j'aie à rendre compte au cours de cette étude. Son amendement tendait à instituer, sous le nom de conseil d'État, une sorte de seconde chambre. Elle devait être composée, en premier lieu, de 172 membres élus pour huit années par les conseils-généraux, à raison de deux élus par département, le ressort de chaque cour d'appel formant un seul et même collège électoral. Ces 172 membres en auraient à leur tour choisi 28 et le gouvernement 14, soit 42 conseillers qui auraient eu, à l'exclusion de leurs 172 collègues, les attributions administratives et contentieuses. Ce vaste conseil d'État était obligatoirement saisi de tous les projets de loi du gouvernement avant qu'ils fussent présentés à l'assemblée nationale. Si l'assemblée y apportait des changemens, la loi en préparation devait retourner devant le conseil, qui délibérait cette fois en séance publique, mais sans aucun pouvoir propre de décision.

M. de Chasseloup-Laubat, dans cette occasion, légiférait pour une république de Salente. Son fantastique projet n'en répondait pas moins d'une façon assez directe à une double préoccupation de l'assemblée. Il respectait sa souveraineté législative dont elle se montrait si jalouse, et il avait l'air de résoudre la question d'une seconde chambre, tout en réservant la forme du gouvernement. La commission parlementaire n'admit pas cette bizarre combinaison. Elle n'adopta pas davantage les considérations présentées par un autre de ses membres, M. le duc de Broglie, qui, reprenant avec une double autorité la thèse que son père avait jadis soutenue, s'attaquait aux bases de la juridiction administrative, et invoquait l'exemple de la Belgique. Or, en Belgique, il n'y a point, à proprement parler, de juridiction administrative: les tribunaux civils sont les juges ordinaires du contentieux de l'administration. Et la règle est qu'ils ne statuent que sur le litige en lui-même, non sur l'acte administratif que le litige met en cause. Cet acte échappe à leur censure; ils n'en peuvent prononcer l'annulation. Là est l'insuffisance,

là est le vice profond du système belge qui, refusant aux citoyens lésés la garantie du recours pour excès de pouvoir, les livre, en somme, désarmés à l'arbitraire des bureaux. Cependant une des grandes commissions de l'assemblée, la commission dite de décentralisation, inclinait dans le même temps vers ces nouveautés. Elle prêtait l'oreille aux théories d'un revenant de la Constituante de 1848, le respectable et chimérique M. Raudot, lequel était arrivé à Versailles, la tête pleine de plans de réforme, comme s'il eût reçu de ses électeurs le mandat de tout changer. Dès le 29 avril 1871, c'est-à-dire en pleine anarchie, M. Raudot avait jugé opportun de proposer une loi qui, d'un trait de plume, supprimait les préfets, les conseils de préfecture, et transférait tout le contentieux de l'administration aux juges civils. Peu s'en fallait que M. Raudot ne rendit le conseil d'État lui-même responsable de nos malheurs : « Il y a, disait-il ingénument, un certain nombre d'institutions qui font la décadence de ce pays-ci, et, pour moi, la centralisation excessive, dont le conseil d'Etat est la forteresse, est une des causes de notre décadence... » La commission de décentralisation, sans aller si loin, se prononçait pour l'abolition des conseils de préfecture. Son rapporteur, M. Amédée Lefèvre-Pontalis, déposa, dans ce sens, un rapport et un projet de loi. Projet et rapport demeurèrent sans écho. Le fait est que, en 1872 comme en 1849, les monarchistes et les républicains étaient d'accord pour maintenir la juridiction administrative et le conseil d'État. Il n'y eut guère de dissentiment que sur un point, le mode de nomination des conseillers.

Le gouvernement, dans le projet de loi, se réservait cette nomination. L'assemblée se l'attribua. Il n'y avait là nulle raison de principe. Infatuée de son omnipotence et déjà en conflit plus ou moins latent avec M. Thiers, la majorité monarchiste entendait composer le futur conseil à son image:

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On se défiait de M. Thiers. Là était le vrai motif, et je me souviens qu'il me fut révélé, dans une boutade significative, par l'un de ces enfans terribles de la droite que l'on appelait les chevau-légers. Je lui demandais pourquoi ses amis tenaient si fort à se rendre maîtres des nominations au conseil d'État : «Il le faut bien, répondait-il, Thiers y mettrait des pétroleurs! » Aussi les choix de l'assemblée nationale eurent-ils une couleur politique, même religieuse, assez marquée. Faute capitale! On préparait, on provoquait une revanche du parti répu

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blicain pour le jour où il triompherait pleinement; on suscitait les mesures, de représailles, aux yeux des uns, de légitime défense, dans la pensée des autres, — qui aboutirent, en 1879, à un renouvellement presque intégral du conseil d'État. Mais, avant de rappeler dans quelles circonstances ce renouvellement eut lieu, il convient de replacer dans leur cadre historique certaines dispositions de la loi du 24 mai 1872. Ces dispositions, à quelques changemens près, sont restées en vigueur. La loi compte aujourd'hui vingt années d'existence. C'est un assez grand âge. De tous les statuts organiques qui ont régi tour à tour le conseil d'État depuis l'an vii, aucun n'a eu une durée si longue.

II.

Lorsqu'on étudie en détail l'économie de cette loi, on est frappé d'abord de son caractère composite. Le législateur de 1872, à la différence de ses devanciers, n'a ni créé une variété nouvelle ni exactement restauré l'un des types anciens; mais il a combiné les systèmes antérieurs; il a fait œuvre d'éclectisme. Assurément oui, c'est le conseil d'État de la royauté parlementaire, le conseil d'État selon la loi du 19 juillet 1845, qui lui a servi de modèle; mais il a, d'autre part, emprunté plus d'un trait aux deux régimes si dissemblables de 1849 et de 1852, - par exemple, les formes dans lesquelles sont rendus les jugemens (1).

Ces formes, en effet, ont une double origine. Nous avons vu comment le décret du 25 janvier 1852 avait attribué à la section du contentieux le pouvoir de décider seule dans les affaires où il n'y a pas d'avocat; comment, en outre, il avait institué, pour tenir l'audience publique, une assemblée distincte de l'assemblée générale, et où les sections administratives ne participaient plus que par leurs délégués. Ces dispositions furent maintenues dans la loi de 1872. En même temps, par un retour à la législation de 1849, on abolissait la fiction de la « justice retenue » et l'on rétablissait le tribunal des conflits.

Sur cette question de la justice retenue, jadis l'objet de controverses si vives, M. Batbie disait, dans le rapport qu'il déposa, le 29 janvier 1872, sur le bureau de l'assemblée : « Depuis qu'ils ont été institués, en l'an vIII, les conseils de préfecture rendent des arrêtés exécutoires... Nous ne faisons donc qu'appliquer au second degré ce qui, pendant plus de soixante-dix ans, a été pratiqué au premier. Pourquoi, en effet, la justice administrative

(1) Voir le Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, par M. Ed. Laferrière, vice-président du conseil d'État, 2 vol., 1887-88.

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serait-elle déléguée pour la première instance et retenue en appel? Il y a là une disparate inexplicable... » M. Batbie, en outre, alléguait une raison qui détermina, paraît il, les auteurs de la loi (1). Sans doute, observait-il, le gouvernement, en fait, n'use jamais du droit qu'il a virtuellement de refuser son homologation aux décisions juridictionnelles du conseil d'État. Mais rien, à la rigueur, n'empêche qu'il exerce cette prérogative redoutable. Et dès lors il y a là un moyen éventuel d'intimidation et de pression, une sorte de vague et perpétuelle menace qui plane sur les délibérations contentieuses et peut, dans certains cas, en compromettre l'indépendance. La justice retenue n'en a pas moins gardé jusqu'à nos jours ses partisans secrets, sinon avoués. En 1875, M. Émile Flourens, alors maître des requêtes, dans un ouvrage où il se prononçait non sans vivacité contre la nouvelle organisation, n'hésitait pas à condamner au nom des principes le système « dangereux » de la justice déléguée (2). « Le conseil d'État, disait-il, doit, sur tous les points, dans le domaine contentieux comme dans le domaine administratif, confondre son action avec celle du chef de l'État... » M. Émile Flourens ajoutait : « Par la voie de l'excès de pouvoir, il (le conseil) connaît de tous les actes administratifs, même de ceux qui n'ont pas un caractère contentieux, et il les apprécie au point de vue général de l'application de la loi. Il fait donc là office, non-seulement de juridiction, mais plus encore de haute administration. Il exerce une fraction d'autorité inhérente à l'essence même du pouvoir du chef de l'État. » Quoi qu'il en soit de ces controverses doctrinales, un fait est constant: il y aura bientôt vingt années que la juridiction directe est en vigueur, et je ne crois pas que l'on puisse citer un cas où elle ait été pour le gouvernement un embarras sérieux, à plus forte raison un péril. Je tiens pour bonne et pour définitive cette partie de la loi de 1872. Mais, en ce qui touche à l'attribution législative du conseil, mon sentiment est que les auteurs de la loi de 1872 ont fait fausse route.

Là, en effet, au lieu de s'inspirer du système si raisonnable de la loi du 3 mars 1849, ils ont fait revivre la situation bizarre où la restauration et la monarchie de juillet avaient maintenu, durant trente-trois années, le conseil d'État; ils ont réduit son rôle, dans l'œuvre législative, à une participation éventuelle, accidentelle, à un fantôme, à un décevant mirage de collaboration! Il est vrai que les auteurs de la loi de 1872, à l'exemple de leurs lointains

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(1) Voir son Traité de droit public et administratif, t. III, 2e édition, 1885. (2) Organisation judiciaire et administrative de la France et de la Belgique, ouvrage couronné par l'Institut, 1 vol., 1875.

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