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tom. xii, pag. 5-149); il le met beaucoup au-dessous de Voltaire, et soutient qu'il n'a qu'une seule bonne pièce qui est Rhadamiste. Il s'exprime ainsi : « Le talent que Crébillon avoit reçu de la nature s'est arrêté à Rhadamiste, et n'a pas été au-delà : il a eu quelques éclairs dans Idoménée et dans Atrée, des momens lumineux dans Electre et un beau jour dans

Rhadamiste. »

Montesquieu s'exprime bien autrement sur le compte de Crébillon. « Nous n'avons pas, dit-il, d'auteur tragique qui donne à l'ame de plus grands mouvemens que Crébillon, qui nous arrache plus à nousmêmes, qui nous remplisse plus de la vapeur du Dieu qui l'agite: il vous fait entrer dans le transport des Bacchantes. On ne sauroit juger son ouvrage, parce qu'il commence par troubler cette partie de l'ame qui réfléchit. C'est le véritable tragique de nos jours, le seul qui sache exciter la véritable passion de la tragédie, la terreur. »

La Harpe termine son long examen du théâtre de Crébillon par un morceau qui a rapport à la diffi→ culté de fixer les rangs entre Corneille, Racine et Voltaire. « Nous avons, dit-il, trois grands tragiques entre lesquels il seroit très difficile de prononcer une primauté absolue : du moins ce n'est certainement pas moi qui l'entreprendrai. La saine critique peut seulement reconnoître que chacun d'eux l'emporte dans les parties qui le distinguent particulièrement : Corneille, par la force d'un génie qui a tout créé, et par la sublimité de ses conceptions

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Racine, par la sagesse de ses

ses plans, la connoissance approfondie du cœur humain, et surtout par la perfection de son style; Voltaire, par l'effet théâtral, la peinture des mœurs, l'étendue et la variété des idées morales adaptées aux situations dramatiques. Je doute que les générations futures, en admirant ces trois hommes rares, soient jamais d'accord sur le rang qui leur est dû. »

Boileau, quoique ami de Racine, n'a point osé le préférer à Corneille. Il tenoit entre eux la balance égale, jugeant de leur talent à-peu-près comme Juvénal a jugé de celui d'Homère et de Virgile:

Conditor Iliados cantabitur, atque Maronis

Altisoni dubiam facientia carmina palmam.

La Bruyère a établi le parallèle suivant entre Corneille et Racine : «S'il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un l'autre par ce qu'ils ont de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peutêtre qu'on pourroit parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées; Racine se conforme aux nôtres : celui-là peint les hommes comme ils devroient être ; celui-ci les peint tels qu'ils sont : il y a plus dans le premier de ce que l'on admire et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnoît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison est manié

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par le premier; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles et des préceptes; et dans celui-ci du goût et des sentimens. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé, plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral; Racine plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide. »

La Harpe a donné un résumé sur Corneille et Racine, qui, sans établir un parallèle proprement dit entre ces deux auteurs, les fait parfaitement apprécier sous tous les rapports. V. le Cours de Littérature, tom. vi, pag. 268-328.

que

Nous terminerons cette digression sur les principaux tragiques français, par un extrait de M. de Bonald, où, après avoir démontré qu'il existe trois époques distinctement marquées dans nos mœurs et fidellement répétées dans nos drames, il prouve << la tragédie a marché du même pas que la société et en a parcouru toutes les phases. Elle a eu, comme la société, son époque de fondation, par des caractères héroïques et des sentimens exaltés ; son époque d'affermissement et de perfection, par des vertus généreuses et des sentimens nobles et réglés; son époque de décadence, par des passions fougueuses et désordonnées ; et sous ce rapport, on peut regarder Corneille comme le poëte de la fondation, Racine comme celui des progrès et de la perfection. La décadence date de Voltaire...........

Mais si les mœurs et l'esprit général qui dominent aux diverses époques de la société, ont donné une direction particulière aux génies qui les ont illustrées par leurs écrits, il semble qu'on peut comparer entre eux les hommes puissans dans la société qui ont exercé sur l'esprit public et sur les mœurs une grande influence, et les hommes puissans aux mêmes époques dans la litterature, dont les pensées ont éprouvé l'influence des mœurs dominantes; et en suivant ce parallèle, Voltaire paroît brillant et corrompu comme le régent; Racine, grand, noble, poli, décent comme Louis XIV; Corneille, haut, absolu, dominateur comme Richelieu; car Richelieu étoit, à cette époque, le roi de la France et l'arbitre de l'Europe........................ Le théâtre comique a marché du même pas que le théâtre tragique, et a subi les mêmes changemens. La première comédie, à commencer par celle de Corneille, étoit romanesque dans les caractères, et amie du merveilleux dans les événemens. La seconde, celle dont Molière est le père, offre plus de vérité, de naturel, de décence théâtrale. La troisième, celle dont Regnard est le fondateur ou le coryphée, est plus pétulante, plus malicieuse, et en général, plus immorale dans le choix des sujets, plus licencieuse dans les intentions, même lorsqu'elle est plus réservée dans l'expression....... » M. de Bonald fait voir encore que «<jusque dans les romans, qui sont à la comédie ce que Ja poésie épique est à la tragédie, et qu'on pourroit appeler l'épopée familière, on aperçoit les mêmes

mer

progrès et bientôt la même décadence. Dans le premier âge de cette composition, les romans ne sont qu'un tissu d'aventures chevaleresques et d'un veilleux souvent extravagant. Ces fiers paladins ont sans cesse les armes à la main, et la scène est toujours en champ clos. Dans le second âge, les romans sont des intrigues de société, et les héros sont dans les salons. On y retrouve plus de tendresse que de passion, moins de hauteur que de noblesse, et la délicatesse des sentimens y est quelquefois poussée jusqu'à la fadeur. Au troisième âge, l'action du roman se passe dans des boudoirs et des tombeaux; la licence y est portée jusqu'à l'obscénité, et le pathétique jusqu'à l'horreur. Ce goût de l'horrible, qui a régné aussi dans la tragédie, et même dans la comédie métamorphosée en drame larmoyant, est une imitation malheureuse de la littérature anglaise. Elle annonçoit le passage inévitable et prochain des mœurs molles aux mœurs féroces, et nous préparoit à des imitations anglaises ou anglicanes d'un genre plus sérieux, etc. >>

Passons au Petit-Carême, à cet ouvrage immortel, pour lequel Voltaire professoit la plus haute estime. Il fut composé en six semaines, et prononcé en 1718, devant Louis XV âgé de huit ans, et devant la Cour. Il s'agissoit, dans ces sermons, de traiter de toutes les vertus et de tous les vices dans leur rapport avec les hommes chargés de commander aux autres hommes, de former un cœur simple et de ramener des cœurs corrompus, de donner des le

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