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THEOPHILE GAUTIER

SA PENSÉE, SA SENSIBILITÉ, SON IMAGINATION.

On dirait une gageure. Un homme dépourvu d'idées, de sensibilité, d'imagination, et qui n'aime pas le lieu commun, se mêle d'écrire, et écrit toute sa vie : cela n'est pas très rare; mais il y réussit : cela est extraordinaire, ne s'est produit peut-être qu'une fois dans l'histoire de l'art, est infiniment curieux à étudier.

C'est le cas de Théophile Gautier. Il est entré dans la littérature sans avoir absolument rien à nous dire. Le fond était nul. Pas une idée. D'idées philosophiques, ou historiques, ou morales, ne nous en préoccupons même

(1) Né à Tarbes, de race provençale, le 31 août 1811, élevé à Paris, étudie la peinture chez Rioult (1829-30); premières poésies (juillet 1830); entre dans la société des amis de Victor Hugo (1831); critique d'art et de littérature à la Presse, puis au Moniteur; voyage en Espagne (1840); voyage en Algérie (1845); voyages en Italie, à Constantinople (1850-1852); voyage en Russie

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pas. Il n'en est pas rigoureusement besoin pour faire un poète de second ordre, agréable encore. Mais d'idées psychologiques, de connaissance quelconque de l'âme, pas davantage. Je ne suis pas bien sûr que M. Zola ne connaisse pas mieux l'homme que Théophile Gautier. Il a écrit des romans assez longs où les personnages de premier plan, très soignés, très étudiés, n'ont rien qui ressemble à un caractère (Capitaine Fracasse). Quand il s'essaye à leur en donner un, c'est bien pire. Cela devient absolument inintelligible (Mademoiselle de Maupin: lettres où d'Albert explique son âme). Sainte-Beuve, qui veut être agréable à Gautier, cherche à trouver dans d'Albert une transformation de René. Toutes les fois que la critique du XIXe siècle désespère de rien comprendre à un caractère, elle y trouve une transformation de René: c'en est la marque, et cela ne tire point à conséquence.

Albertus est encore plus un pur rien. Pourquoi fait-il ceci, cela, alors qu'il devrait faire tout le contraire; ditil « jamais ! » « et j'y vais » dans le même vers, alors qu'il nous est présenté comme l'âme la plus fortement trempée des temps héroïques, et sans qu'aucun incident soit intervenu qui l'ait pu troubler, on ne sait : pur cauchemar. - D'ordinaire (Fortunio, la Toison d'or, etc.) ce que Gautier aime à peindre, c'est un jeune homme beau, insolent, un peu bête, puérilement fantasque, qui aime mieux les statues que les femmes, et qui le proclame avec assiduité. Cela n'a pas la moindre vérité, ni le moindre intérêt. Au fond c'est lui qu'il peignait ainsi, se calomniant, car il

(1860); — Albertus (1830); les Jeunes-France (1833); Mademoiselle de Maupin (1835); la Comédie de la mort (1838); España (1841); Emaux et Camées (1852); le Capitaine Fracasse (1863); il est mort le 23 décembre 1872. - L'Académie française a à se reprocher de ne l'avoir point accueilli.

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valait mieux; mais donnant une esquisse, un peu grosse et au trait forcé, de ses défauts: futilité, étourderie, fanfaronnade, incapacité de réfléchir, avec un goût vif pour les beaux-arts. Comme tous ceux qui ont peu de profondeur, il n'a fait dans ses figures que son portrait. Musset tout de même : seulement Musset était un original intéressant.

Gautier n'avait pas plus de sensibilité que d'idées. Quels sentiments fait-il exprimer à ses personnages, exprimet-il lui-même, dans ses poésies lyriques, quand il parle en son nom? Je cherche. On a dit : l'amour et la mort, ce qui est un beau programme. L'amour? pas le moins du monde, à aucun degré, non pas même au plus bas degré. Je défie qu'on trouve dans toutes ses œuvres un mot qui sente, je ne dis pas l'amour vrai, ni l'amour d'imagination, ni le désir d'aimer, mais même la volupté tendre, comme chez les anciens : Tibulle, et, en vérité, Properce même est plus amoureux que lui. Une admiration froide, et infiniment laborieuse de la beauté, à la condition qu'elle soit scuplturale et dépourvue de tout sentiment, voilà ce qu'il a connu.

La poésie de la mort, si l'on veut, ou plutôt la peur atroce de la mort, il l'a eue, et c'est bien la seule émotion de cet impassible. La Comédie de la mort serait un lieu commun d'écolier, insipide, d'une vulgarité invraisemblable, d'un vide inouï, sans ce frisson des dernières pages, cette fureur éperdue de vouloir vivre en face du spectre qui se lève, venientis cominus umbræ (1). A la bonne heure! cela est senti. Je le dis sans railler. Une

(1) Cf. España: En passant à Vergara, Dans le boudoir ambré, Les Affres de la mort ; Émaux et Camées: Le poème de la femme.

bonne partie de la poésie du moyen âge est dans ce trouble de la chair qui se hérisse au froid pressenti de la tombe. Ce n'est pas d'une inspiration très élevée; c'est une impression physique plutôt qu'autre chose; la grande poésie de la mort n'est pas là (songez à Novalis, à Léopardi, au Cadaverd'Hugo); mais enfin c'est une émotion. On n'en trouverait pas d'autre. M. Weiss triompheraitici. Il montrerait que le xvII° siècle est plus poétique que le xix, en prouvant que les poètes du xviiio; siècle sont plus touchants que Gautier. Il le prouverait; ce ne serait pas très difficile.

Il n'avait pas plus d'imagination que de sensibilité. Je sais bien que, sur ce point, la beauté, souvent incomparable, de la forme, fait illusion. Mais lisez n'importe quel ouvrage de lui, jusqu'au bout, fermez le livre, et allez vous promener. Qu'emportez-vous? Une figure puissamment tracée et qui vous accompagne? Jamais. Des considérations ou des rêves, hardis, neufs, originaux, dont vous sentez dans votre pensée l'ébranlement prolongé? Jamais. Des scènes vives, fortes, dont le relief soit resté en votre esprit? Jamais. Un aventure même, ce qui est le plus bas degré de l'art, un récit entraînant, imaginé avec la verve d'une fantaisie riche, ou l'habileté ingénieuse d'un esprit à la fois inventif et avisé ? Jamais. C'était là son vice radical. Il ne pouvait rien créer. L'invention était chez lui, pour ainsi dire, plus qu'absente : elle répugnait à sa nature.

Ne songez qu'au fond, pour le moment, et voyez comme il fait ses romans. Il ne part ni d'une idée passe encore; en cela, ce n'est pas la meilleure manière de partir - ni d'un problème moral, ni d'une simple observation psychologique, ni de la vision, même superficielle, d'une époque, comme Walter Scott ou Hugo, ni

d'un fait ou événement curieux. Il ne part de rien, et c'est là aussi qu'il arrive; et, chemin faisant, il n'y a pour nous, ni instruction, ni émotion, ni intérêt, même de curiosité, rien que de la fantaisie vagabonde, des descriptions, et du style riche qui se promène capricieusement autour de rien. Un conte des Mille et une nuits a plus de fond que Fortunio, le Roman comique plus d'intérêt et plus d'observation (beaucoup plus) que le Capitaine Fracasse. Mademoiselle de Maupin est une extravagance froide, où des pourpoints de velours marivaudent, parfois un peu grossièrement, avec des robes de satin rose, sans avoir rien à leur dire.

Rien ne montre mieux la différence entre la fantaisie et l'imagination. La fantaisie fournit de matière à un article, à une rêverie de dix pages, comme le Nid de rossignols, qui est bien joli, ou le Roi Caudaule, qui est agréable. Elle ne peut soutenir un roman de trois cents pages elle y laisse des vides. Elle se lasse très vite. Cela est bien sensible dans la dérnière partie de Mademoiselle de Maupin, dans tout le second volume de Fracasse. Un paradoxe, une situation excentrique frappe Gautier. Il en veut faire un roman. Il écrit quelques bonnes pages, amusantes, vives, d'un très savant et très piquant bariolage, encore qu'un peu laborieux; puis la carcasse du feu d'artifice se dessine, s'accuse, apparaît dans toute sa nudité. Fortunio est un nabab artiste qui finit en bourgeois bien pauvre d'esprit. Mademoiselle de Maupin est un paradoxe de mauvais ton, mais piquant, qui finit en polissonnerie très plate. Le premier volume de Fracasse est d'un pittoresque ravissant ; le second n'est plus qu'un roman de cape et d'épée très vulgaire, analogue, mais inférieur au Belle-Rose d'Amédée Achard, où l'on sent que l'auteur s'ennuie, ouvrage dont le commence

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