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A la fin du bal passe l'homme noir, qui dit à M. Jules. Voulez-vous lever le pied droit, monsieur Jules, vous allez heurter le deuxième échelon.

Au troisième degré, le vice joue et se ruine. L'auteur nous traîne à la façon de Victorine, ou la Nuit porte conseil, dans un indigne tripot plein de filles et de voleurs. Vous voyez des filles de joie et des escrocs assis à des tables vertes. Tout cela joue et se démène, et s'arrache les cheveux. M. Jules perd tout son argent; quand il a perdu son argent, il écrit a sa maîtresse de venir tout habillée dans ce tripot. La maîtresse y vient avec tous ses diamants et accompagnée d'une fille qui lui donne les plus méchants conseils. M. Jules, quand il voit sa maîtresse ainsi parée, tombe comme un furieux sur ses diamants; il lui enlève son collier, ses bracelets, ses boucles d'oreilles, il appelle le garçon de salle, lequel garçon lui prête de l'argent sur ces bijoux; quand il a cet argent, M. Jules le joue sur la noire; M. Jules perd tout son argent sur la noire. Quand il a tout perdu, sa maîtresse désolée s'écrie: Comment pourrai-je m'habiller sans diamants? à quoi son amie lui répond: Laisse cet homme ruiné, je connais un Américain qui t'aime et qui t'emmènera avec lui, si tu veux, en Italie. Ce qui est dit est fait; la maîtresse de Jules s'en va, avec l'Américain. Les tendres amants! ils verront le soleil se coucher dans le Campo-Santo.

M. Jules, ruiné, s'emporte et crie. La police arrive dans cette maison suspecte; au bruit de la police, le croupier prend un violon, son rateau se change en archet, on danse, la rousse s'en va, satisfaite.

Troisième degré de la vertu. L'honnête Gabriel ne paraît pas du tout dans cet acte; d'où il faut conclure que la vertu n'a pas de troisième degré.

Quatrième degré du crime. Il me semble que les détails orduriers des maisons de jeux clandestins auraient dû suffire. Ces femmes qui jouent et qui dansent, ces chevaliers d'industrie qui jouent et qui volent; cette fille qui quitte un amant pour passer à un autre, ce luxe dans la boue, on devait être content. Les auteurs du drame en question n'ont pas trouvé que ce fût encore assez. A peine échappés à un infâme tripot, nous nous trouvons dans une des rues de Paris. Il fait nuit; la patrouille passe et repasse sans rien

voir; les voleurs arrivent en se faisant les signaux convenus; tous ces voleurs sont très-laids et très alertes, chacun d'eux a son déguisement; l'un est habillé en fort de la Halle, l'autre porte une hotte de chiffonnier; celui-ci se rend à la Halle, et celui-là retourne à la barrière. A voir, à entendre ces messieurs, on assiste à un cours complet d'argot et de vol. Il s'agit, en effet, de forcer la maison d'un banquier. L'honnête Gabriel, qui est commis dans cette maison, rentre par la petite porte. Pour ouvrir cette porte, Gabriel tire un passe-partout; il met ce passe-partout à la serrure; il ouvre la porte. J'étais fort curieux, pour ma part, de savoir comment s'y prendraient les voleurs pour dérober ce passepartout, sans que Gabriel s'en aperçût, et j'imagine qu'il y avait dans la salle plus d'un spectateur aussi intrigué que moi.

Notre inquiétude n'a pas duré longtemps, et nous avons appris un excellent tour dont nous ne nous doutions pas. Quand Gabriel a ouvert la porte, il revient sur la scène pour dire quelques mots à sa mère adoptive. Pendant qu'il dit ces quelques mots à sa mère adoptive, un des voleurs se glisse contre la porte et il enlève le passe-partout. A la place de ce passe-partout, le voleur jette à terre une clef de même dimension que celle qu'il a enlevée; si bien que Gabriel, en rentrant, s'imagine que sa clef est tombée. Il ramasse cette clef, l'honnête homme qu'il est, sans se douter de rien. Une fois entré dans la maison de son banquier, il se contente de pousser la porte. On mérite d'être volé quand on n'est pas plus sur ses gardes que cela. Alors la scène du vol recommence. Les voleurs tirent leurs rossignols, ils préparent leurs échelles de cordes, ils regardent aux fenêtres les bougies qui circulent voilà le bon moment. Arrive Jules. Jules aspire à l'honneur d'être reçu voleur; on lui fait place, et, pour éprouver ses mérites, on vous poste l'aimable candidat au coin d'une borne; au coin de cette borne, il faut que Jules détrousse un passant. Jules donc, pour gagner ses épaulettes, demande la bourse ou la vie au premier homme qui passe. Justement cet homme c'est l'homme noir. Il donne sa bourse à Jules, en lui disant d'une voix sépulcrale: Te voilà au quatrième degré!

Quatrième degré de la vertu. Le quatrième degré de la vertu consiste à souhaiter la fête à sa mère adoptive, à lui faire boire du vin de Champagne chez un traiteur du Boulevard, à la mener

en fiacre au mélodrame, et à la reconduire à pied quand le mélodrame est fini. Ce quatrième degré de la vertu est le plus dur de tous à monter, eu égard au mélodrame du Boulevard.

Cinquième degré du crime. Vous voyez un appartement en désordre. On a placé un lit entre deux croisées, et vis-à-vis une porte qui mène au jardin. Il n'y a pas de rideaux à ce lit. Sur la descente du lit, et à la place ordinaire où dort le chien de la maison, vous voyez un bloc noir, un je ne sais quoi sans mouvement et sans forme. Ce quelque chose, c'est le cadavre d'un homme. Ce cadavre, c'était tout à l'heure encore l'amant de la maîtresse de Jules, cet homme riche qui devait la mener en Italie; Jules est entré par la fenêtre, il paraît qu'il a frappé son rival d'un seul coup, et dans le plus profond silence, car la jeune personne ne s'est pas réveillée. Au contraire, elle est nonchalamment étendue sur le lit, elle dort; à ses côtés, on voit encore la place chaude où reposait son amant.

Elle dort. Le meurtrier la regarde dormir. Il tient à la main le poignard sanglant. Il parle tout haut, puis tout bas. Tu dors, dit-il, tu dors du sommeil de l'innocence!

A ce mot innocence, le parterre éclate de rire. A la bonne heure, ris, mon brave parterre... où diable l'innocence va-t-elle se nicher?

Pour en finir, Jules tue la maîtresse comme il a tué l'amant; la misérable a beau se débattre sur son lit; elle a beau se traîner à deux genoux, et chiffonner son jupon encore tout chiffonné, Jules la tue. Quand elle est tuée, parait l'homme noir: Tu es au cinquième degré, Jules!

Cinquième degré de la vertu. Les degrés de la vertu sont difficiles à monter, ce me semble, témoin l'honnête Gabriel. A son premier degré, il est insulté et presque battu par de jeunes débauchés, et il perd un héritage de mille écus; à son second degré, il est battu comme plâtre dans un bal au moment où il retrouve sa fiancée; à son quatrième degré, il entend un mélodrame, et il est presque dépouillé par des voleurs; au cinquième degré, quand Jules a tué sa victime, Gabriel accourt, et il reçoit une chaise sur le nez; il monte son cinquième degré de vertu en tenant son nez ensanglanté à pleines mains. Heureusement encore qu'on lui à fait grâce du troisième degré !

Sixième degré de la vertu. En revanche, parlez-moi du sixième degré! Arrivé au sommet de l'échelle, Gabriel a la croix d'honneur, il est riche il épouse la fille d'un notaire, et d'un notaire retiré encore; touchante délicatesse des auteurs qui ont voulu ne nous laisser aucune inquiétude sur le sort de ce cher Gabriel!

Sixième et dernier degré du crime. Tout se prépare pour une fête. Entre autres préparatifs, un valet apporte des couteaux de dessert qu'il a soin d'oublier dans le salon. Alors, entre l'homme noir qui dit bonjour à Gabriel. Gabriel appelle l'homme noir son ami, et il l'invite à sa fète; l'homme noir dit qu'il n'a pas le temps. Gabriel va chercher sa fiancée; l'homme noir, resté seul, ôte son chapeau, c'est la première fois qu'il ôte son chapeau. Tout à coup entre Jules échevelé, à demi vêtu; il a brisé les liens qui l'attachaient, il s'est élancé de la fatale charrette, la vue de l'échafaud lui a rendu de nouvelles forces, et il est entré dans la maison de ce digne Gabriel. Te voilà au sixième degré! lui dit l'homme noir. Jules pâlit, Jules tremble, il se jette à genoux, Jules est au sommet de l'échelle, il n'a plus qu'à tomber. L'homme noir, le voyant si défait, en a pitié. Il va prendre un des couteaux oubliés par le valet, il présente fort proprement le couteau par le manche au condamné; le condamné hésite et ne veut pas mourir; l'homme noir remet son chapeau sur sa tête et il enfonce le couteau de table dans le cœur de Jules. On entre, on se précipite, Gabriel se récrie! L'homme noir, toujours couvert, se retourne vers Gabriel et vers la foule en lui disant: Cet homme est le condamné à mort et j'avais le droit de le tuer, je suis le bourreau!

D'où il suit, pour dernière conséquence, que l'échafaud est le dernier degré du crime, et que le dernier de la vertu c'est d'épouser la fille d'un notaire en retraite et d'être chevalier de la Légion d'Honneur.

Pour avoir une juste idée d'un pareil drame, il faut l'avoir entendu comme moi en plein parterre, au milieu de femmes sans bonnet et haletantes, à côté de littérateurs en blouse, au plus fort de cette consommation furibonde de pommes crues, de pain d'épice, de sucre d'orge, de bière et de points d'admiration! C'est là une foule à entendre! c'est là un spectacle à voir! sur la scène, le vol, la

prostitution, le jeu, la police, les délateurs, le bourreau, la guillotine; dans le parterre, des hommes et des femmes qui mangent et qui admirent! Confusion, messieurs, confusion.

Même j'ai eu là-dessus une conversation assez curieuse avec un de mes voisins, grand amateur de bière, de mélodrame et de marrons, qui n'avait pas l'air très-satisfait; voilà pourquoi je lui adressai la parole assez volontiers.

-On nous a donné là une assez mauvaise pièce ! lui dis-je d'un ton fort modeste en ne voulant rien préjuger.

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Elle serait fort bonne, me répondit-il, sans les fautes inexcusables du dernier acte.

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Puis, voyant que je l'écoutais attentivement, il poursuivit : Avez-vous remarqué, me dit-il, la toilette du condamné? Je l'ai remarquée, lui répondis-je, rien n'y manquait; le col de la chemise avait été coupé aussi bien que les cheveux. Mon interlocuteur se prit à rire, et il me répondit sur-le-champ et d'un ton fort animé:

Le col de la chemise n'est pas coupé assez court d'abord. J'ai vu des cols de chemise coupés; le bourreau creuse le dos de la chemise jusqu'à la nuque. Quant aux cheveux, ils sont aussi beaucoup trop longs. Les cheveux se coupent aussi ras que vous voyez les miens.— Et il me montrait sa tête presque rasée, comme cela était la mode de nos élégants du Boulevard l'été passé.

L'instant d'après, il se pencha sur mon oreille, et, couvrant sa voix de sa main: Ces gens-lá n'y entendent rien, me dit-il, d'abord il ne savent pas faire une poucette, et ensuite ils ont oublié de fendre la culotte du condamné et de lui ôter ses bretelles; c'est une importante précaution à laquelle le bourreau ne manque jamais.

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Après les Six degrés du crime, on eût dit qu'il n'y avait plus qu'à tirer l'échelle, et cependant c'était à recommencer chaque jour. Voici encore un ou deux mélodrames que je retrouve en ce moment où je cherchais une voie. Il y eut entre autres un certain Pierre d'Arezzo, qui me fournit une assez bonne occasion de parler du premier homme qui tenta, en Europe, la liberté de

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