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L'espoir lui revenait, et avec lui le goût de la vie, l'enthousiasme, l'optimisme. C'est dans ces conditions qu'au cours de l'été 1819 il lut ou relut probablement Manfred 1. Il y retrouva l'exposé singulièrement plus puissant et plus âpre de pessimisme et de fatalisme universels qu'il avait proclamés jadis. Il admira, mais il fut épouvanté. Il crut voir dans Byron ce qu'il aurait pu devenir lui-même, s'il avait persisté dans l'attitude révoltée qu'il avait prise un moment, et, fort de son génie naissant, persuadé qu'un autre pouvait remonter du scepticisme à la foi, puisqu'il y était revenu lui-même, il entreprit de «< convertir » le grand poète anglais « à des idées moins sataniques 2 ».

Que la fameuse épître à laquelle il fait ainsi allusion ait

cela ne se pouvait pas. » (Lettre à M. le comte de Saint-Mauris, du 27 mai 1819, Correspondance, t. II. p. 39.)

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1. Dans le texte anglais sans doute, car il n'a rien été traduit de Manfred dans la Bibliothèque universelle de 1817 à 1820, et d'autre part la troisième livraison de la traduction des Euvres complètes de lord Byron (trad. Pichot, 1re édition), comprenant le t. III (La Fiancée d'Abydos et Manfred) et le t. IV, n'a paru qu'à la fin d'octobre 1819, au moment même où Lamartine communiquait à Virieu la première ébauche de l'Homme. (Lettre du 20 octobre.) Elle est annoncée dans le Journal de la Librairie du 30 octobre. Peut-être Lamartine n'avait-il pas eu, avant le courant de 1819, connaissance du drame anglais. Le récit du Constitutionnel désigne expressément Childe Harold comme le premier poème de Byron que Lamartine ait connu. (Voir ci-dessus, p. 321.) Celui du Commentaire nomme aussi Manfred, mais reporte à 1819 l'initiation de Lamartine à la poésie byronienne. Il y a là, ce me semble, une indication à retenir, et un moyen de concilier en partie les deux versions. Lamartine aurait découvert Childe Harold en 1818, et Manfred l'annéc suivante seulement. Ce n'est là qu'une hypothèse que la lecture de l'épître à lord Byron m'a suggérée, comme on le verra plus loin.

2. « Je médite toujours de temps en temps, quand mes affaires de finance m'en laissent le loisir. Je suis convaincu que Mme de Beufvier et vous entendrez avec plaisir quelques-uns de ces chants d'un genre à peu près nouveau. Je viens d'en adresser un au fameux lord Byron, que vous connaissez sans doute, pour le ramener à des idées un peu moins sataniques. Mais c'est trop long et trop incorrect pour vous être présenté aujourd'hui.» (Correspondance, t. II, p. 87, lettre à la marquise de Raigecourt, du 12 novembre 1819.)

été écrite au sortir même d'une lecture du drame anglais, Lamartine ne l'a pas dit, mais on est porté à le croire, car les réminiscences y abondent. Il emprunte à Byron luimême les traits par lesquels il caractérise son génie. L'aigle, emblème de cette poésie altière et sauvage, l'aigle, «< roi des déserts », qui dédaigne la plaine, qui ne veut

que des rocs escarpés

Que l'hiver a blanchis, que la foudre a frappés,

c'est celui que Manfred voit passer au-dessus de sa tête et dont il envie le vol rapide 1. De même que le solitaire des Alpes fait son plaisir « d'aller au milieu des déserts respirer l'air vif des montagnes couvertes de glaces, sur la cime desquelles les oiseaux n'auraient osé bâtir leur nid ? », de

même

...

tandis

que

l'oiseau qui chante ses douleurs Bâtit au bord des eaux son nid parmi les fleurs,

1. « O toi, monarque des airs, qui d'une aile rapide prends ton essor vers les cieux, que ne daignes-tu fondre sur moi, faire ta proie de mon cadavre et en nourrir tes aiglons? Tu as déjà franchi l'espace où mes yeux pouvaient te suivre, et les tiens peuvent encore découvrir tous les objets qui sont sur la terre et dans l'air. » (Manfred, acte I, sc. 11, trad. Pichot, t. I, p. 345.)

2. Manfred, acte II, sc. 11, trad. Pichot, I, p. 358 :

My joy was in the Wilderness, to breathe

The difficult air of the iced mountain's top,
Where the birds dare not build.

L'image de l'aigle aurait pu être empruntée par Lamartine au livre de Job, où Byron l'a trouvée lui-même. « L'aigle, à votre commandement, s'élèvera-t-elle en haut, et fera-t-elle son nid dans les lieux les plus élevés? Elle demeure dans des pierres, dans des montagnes escarpées, et dans des rochers inaccessibles. Elle contemple de là sa proie, et ses yeux perçants découvrent de loin. Ses petits sucent le sang, et en quelque lieu que paraisse un corps mort, elle fond dessus. » (Chap. xxxix, versets 27-30.) Mais M. Lanson fait observer avec raison, en rappelant le passage de Byron cité au début de cette note, « que, dans le souvenir biblique du début de la IIe méditation, tel trait absent du livre de Job vient de Byron qui, dans Manfred, avait déjà recueilli la belle image de l'aigle. » (Revue universitaire, 15 avril 1898, p. 399.)

lui, l'oiseau symbolique,

...

des sommets glacés franchit l'horrible cime,
Suspend au flanc des monts son aire sur l'abîme,
Et là, seul, entouré de membres palpitants,
De rochers d'un sang noir sans cesse dégouttants,
Trouvant sa volupté dans les cris de sa proie,
Bercé par la tempête, il s'endort dans sa joie 1.

« L'hymne de gloire au sombre dieu du mal », ce sont les Esprits qui le chantent à Arimanes assis sur son globe de feu « Salut à notre monarque! au prince de la terre et de l'air il vole sur les nuages et sur les ondes... La guerre lui offre ses sacrifices; la mort lui paie son tribut; la vie des hommes et leurs innombrables douleurs lui appartiennent : il est l'âme de tout ce qui existe 2.

3

Ignorer et servir, c'est la loi de notre être,

cette parole de soumission et d'humilité est la réponse directe aux farouches protestations d'indépendance du héros byronien: « La patience! et toujours la patience! ce mot fut créé pour les animaux dociles et non pour les oiseaux de proie », pour les « brigands des airs ». La définition de 1». l'homme, «< dieu tombé qui se souvient des cieux », prétend résoudre l'énigme posée par Byron presque dans les mêmes termes, quand Manfred parle avec une amère dérision de ces mortels qui se prétendent les souverains du monde, « créa

1. Je suis le texte donné par la Correspondance (t. II, pp. 77 et suiv.). On lit dans les Méditations:

Lui des sommets d'Athos franchit l'horrible cime...

Les « sommets glacés », c'était exactement « the iced mountain's top »>< du poète anglais.

2. Manfred, acte II, sc. iv, trad. Pichot, I, p. 367.

3. Manfred, acte II, sc. 1, trad. Pichot, I, p. 352 :

4.

Patience and patience! Hence that word was made
For brutes of burthen, not for birds of prey.
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.

(L'Homme.)

tures de boue et demi-dieux tout ensemble, incapables de tomber plus bas ou de s'élever, respirant à la fois la bassesse et l'orgueil, indécis entre leurs ignobles besoins et leurs désirs superbes 1... » Le long morceau enfin où Lamartine dépeint l'inutilité des efforts tentés par l'homme pour pénétrer le secret de sa destinée est inspiré de la grande tirade du second acte, à laquelle viennent s'ajouter des souvenirs de Childe Harold et de René:

Hélas! tel fut ton sort, telle est ma destinée.

J'ai vidé comme toi la coupe empoisonnée ;

Mes yeux, comme les tiens, sans voir se sont ouverts:

J'ai cherché vainement le mot de l'univers,

J'ai demandé sa cause à toute la nature,

J'ai demandé sa fin à toute créature;

Dans l'abîme sans fond mon regard a plongé ;

De l'atome au soleil j'ai tout interrogé ;
J'ai devancé les temps, j'ai remonté les âges :
Tantôt, passant les mers pour écouter les sages :
Mais le monde à l'orgueil est un livre fermé !
Tantôt, pour deviner le monde inanimé,
Fuyant avec mon âme au sein de la nature,
J'ai cru trouver un sens à cette langue obscure.
J'étudiai la loi par qui roulent les cieux ;

Dans leurs brillants déserts Newton guida mes yeux ;
Des empires détruits je méditai la cendre ;
Dans ses sacrés tombeaux Rome m'a vu descendre ;
Des mânes les plus saints troublant le froid repos,

J'ai pesé dans ma main la cendre des héros :
J'allais redemander à leur vaine poussière
Cette immortalité que tout mortel espère.
Que dis-je ? suspendu sur le lit des mourants,

Mes regards la cherchaient dans leurs yeux expirants.
Sur ces sommets noircis par d'éternels nuages,
Sur ces flots sillonnés par d'éternels orages,

1. Manfred, acte I, sc. 11, trad. Pichot, I, p. 345:

How beautiful is all this visible world !...
But we, who name ourselves its sovereigns, we
Half dust, half deity, alike unfit

To sink or soar, with our mix'd essence make

A conflict of its elements, and breathe

The breath of degradation and of pride,

Contending with low wants and lofty will...

J'appelais, je bravais le choc des éléments.
Semblable à la sibylle en ses emportements,
J'ai cru que la nature, en ces rares spectacles,

Laissait tomber pour nous quelqu'un de ses oracles:
J'aimais à m'enfoncer dans ces sombres horreurs '...

Mais si Lamartine reflète volontiers les images du poète anglais et lui emprunte ses couleurs, il sépare nettement sa cause de la sienne :

... Un jour que, plongé dans ma propre infortune,
J'avais lassé le ciel d'une plainte importune,
Une clarté d'en haut dans mon sein descendit,

Me tenta de bénir ce que j'avais maudit ;

Et, cédant sans combattre au souffle qui m'inspire,
L'hymne de la raison s'élança de ma lyre.

Gloire à toi dans les temps et dans l'éternité,
Éternelle raison, suprême volonté !

་་

1. Comparez Manfred, acte I, sc. 1. « Philosophie, connaissances humaines, secrets merveilleux, sagesse du monde, j'ai tout essayé, et mon esprit peut tout embrasser; je puis tout soumettre à mon génie : inutiles études ! » (Trad. Pichot, I, p. 334), et acte II, sc. 11: « J'aimais à fendre les vagues du torrent furieux, ou à voler sur les flots de l'océan courroucé; j'étais fier d'exercer ma force contre ses courants rapides... je fixais les éclairs pendant les orages jusqu'à ce que mes yeux en fussent éblouis... Dans mes promenades rêveuses, je descendais au fond des caveaux de la mort pour étudier sa cause dans ses effets... Je consacrai mes nuits à apprendre les sciences secrètes oubliées depuis longtemps... Avec ma science s'accrut ma soif d'apprendre. » (Trad. Pichot, I, pp. 358-359); — Childe Harold, II, 3 et 4 : « Approche, fils de l'Aurore, viens, mais n'outrage pas cette urne sans défense. Regarde ces lieux qui sont le tombeau d'une nation, et qui jadis furent le séjour des Dieux dont les autels sont abandonnés... Regarde et pèse cette froide poussière avant qu'elle soit dispersée par les vents: cette urne étroite en dit plus que toutes les homélies. » (Trad. Pichot, III, p. 60); — et René: « Cependant, plein d'ardeur, je m'élançai seul sur cet orageux océan du monde, dont je ne connaissais ni les ports ni les écucils. Je visitai d'abord les peuples qui ne sont plus je m'en allai, m'asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce.. Je méditai sur ces monuments dans tous les accidents et à toutes les heures de la journée... Mais je me lassai de fouiller dans des cercueils où je ne remuais trop souvent qu'une poussière criminelle. »

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