Images de page
PDF
ePub

(1668). Ce jeune roi a ainsi de ces préceptes d'une lenteur préméditée et plus sûre, qui semblent appartenir à Philippe de Commynes et qui sont bien de l'élève de Mazarin.

Je crois trouver un merveilleux rapport entre cette manière de voir et de faire de Louis XIV, et celle des hommes distingués de son temps. Boileau conseillait de remettre vingt fois sur le métier son ouvrage, et il ap. prenait à Racine à faire difficilement des vers faciles. Louis XIV donne en politique à son fils des préceptes tout pareils et analogues: il lui conseille de retourner un plan vingt fois dans son esprit avant de l'exécuter; il veut lui apprendre à trouver avec lenteur dans chaque affaire l'expédient facile. De même, dans mainte réflexion morale qu'il entremêle à la politique, Louis XIV se montre un digne contemporain de Nicole et de Bourdaloue.

Jusque dans les affaires de guerre et dans les siéges qu'il entreprend, il se rend aux difficultés qu'on lui oppose,« persuadé, dit-il, que quelque envie qu'on ait de se signaler, le plus sûr chemin de la gloire est toujours celui que montre la raison. » Je ne dis pas que, dans sa conduite, il n'ait pas dérogé mainte fois à cette résolution première: il me suffit, pour le caractériser, qu'il se la soit proposée jusque dans le premier feu de son ambition.

Quand il se sent une passion principale et dominante, si noble qu'elle soit, Louis XIV cherche à ne pas écouter qu'elle seule, mais à la contre-balancer par d'autres qui soient également en vue de l'État : « Il faut de la variété dans la gloire comme partout ailleurs, et en celle des princes plus qu'en celle des particuliers; car qui dit un grand roi, dit presque tous les talents ensemble de ses plus excellents sujets. » Il est des talents où il ne pense point qu'un roi doive trop exceller; il lui est

[ocr errors]

bon et honorable d'y être surpassé par les autres; mais il doit les apprécier dans tous. La connaissance des hommes, le discernement des esprits, et l'application de chacun à l'emploi auquel il est le plus propre et le plus utile au public, c'est là proprement le grand art et c'est peut-être le premier talent du souverain. Il est des princes qui ont raison de craindre de se laisser aborder de trop près et de se communiquer aux autres: il ne croit pas être de ceux-là, et, sûr qu'il est de luimême, et de ne prêter jamais à aucune surprise, il gagne à cette communication aisée de pénétrer plus à fond ceux à qui il parle, et de connaître par lui-même les plus honnêtes gens de son royaume.

On a dit que Louis XIV avait rendu la monarchie despotique et asiatique: telle ne fut jamais sa pensée. Ayant réconnu « que cette liberté, cette douceur, et pour ainsi dire cette facilité de la monarchie, avait passé les justes bornes durant sa minorité et dans les troubles de l'État, et qu'elle était devenue licence, confusion, désordre, » il crut devoir retrancher de cet excès en s'attachant toutefois à conserver à la monarchie son caractère humain et affectueux, à maintenir auprès de lui les personnes de qualité dans une familiarité honnête, et à rester en communication avec les peuples par des plaisirs et des spectacles conformes à leur génie. En cela Louis XIV ne sut réussir qu'à demi; il força évidemment dans ses pompes le caractère de la monarchie française, et, en vieillissant, il en vint à n'être plus en accord avec l'esprit public de la nation. Pourtant il ne l'entendait pas ainsi dans sa jeunesse.

Il pensait, et il le dit expressément à son fils, que <«<les empires ne se conservent que comme ils s'acquièrent, c'est-à-dire par la vigueur, par la vigilance et par le travail. » Quand quelque blessure est faite au corps de l'Etat, «< ce n'est point assez de réparer le mal si l'ou

n'ajoute quelque bien qu'on n'avait pas auparavant. » Il voudrait que son fils, au lieu de s'arrêter en chemin, et de regarder autour de lui, et au-dessous de lui, ceux qui valent moins, reportât ses regards plus haut :

« Pensez plutôt à ceux qu'on a le plus sujet d'estimer et d'admirer dans les siècles passés, qui d'une fortune particulière ou d'une puissance très-médiocre, par la seule force de leur mérite, sont venus à fonder de grands empires, ont passé comme des éclairs d'une partie du monde à l'autre, charmé toute la terre par leurs grandes qualités, et laissé depuis tant de siècles une longue et éternelle mémoire d'euxmêmes, qui semble, au lieu de se détruire, s'augmenter et se fortifier tous les jours par le temps. »>

Le malheur des descendants de Louis XIV est de n'avoir pas assez médité cette pensée. La condition des rois héréditaires allait devenir de plus en plus pareille à celle des fondateurs d'empires: il fallait presque, pour conserver désormais, le même génie et le même courage que pour créer et pour acquérir. Je laisse de côté Louis XV et les lâches indignités de son règne mais on peut dire que le caractère bon, honnête, modéré, des respectables Bourbons qui ont succédé, n'était plus à la hauteur des circonstances; ils n'ont pas su remplir le vœu et le conseil de leur grand aïeul. Aussi l'empire est-il allé à ceux qui ont passé comme des éclairs d'une partie du monde à l'autre.

Si judicieux et sensé que fût en général Louis XIV, si disposé qu'il se montrât à tout prévoir et à tout raisonner, il sentait qu'il y a des moments où, comme roi, il faut absolument risquer et inventer un peu à l'aventure, sous peine de manquer à la sagesse même. La pensée religieuse qui s'y joint dans son esprit ajoute plutôt qu'elle n'ôte à ce que cette maxime royale a de politiquement remarquable; et c'est en ces parties qu'on reconnaît chez lui le véritable homme de talent dans cet art difficile de régner:

«La sagesse, dit-il, veut qu'en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard; la raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou instincts aveugles, au-dessus de la raison, et qui semblent venir du Ciel, connus à tous les hommes, et plus dignes de considération en ceux qu'il a lui-même placés aux premiers rangs. De dire quand il faut s'en défier ou s'y abandonner, personne ne le peut; ni liyres, ni règles, ni expérience ne l'enseignent; une certaine justesse et une certaine hardiesse d'esprit les font toujours trouver, sans comparaison plus libres en celui qui ne doit de compte de ses actions à personne. »

Une certaine justesse et une certaine hardiesse d'esprit : n'admirez-vous pas le choix excellent et la rencontre heureuse de ces paroles, et quelle grande et noble manière il porte naturellement dans ces choses simples?

Je sais qu'on peut dire que ce texte des Mémoires a été rédigé finalement par un secrétaire, et seulement sur des notes du roi; mais, quel qu'ait pu être ce secrétaire, Pellisson ou tout autre (1), je ne trouve rien dans ces pages qui ne sente d'un bout à l'autre la présence et

(1) Depuis que ceci est écrit, un professeur d'histoire de l'Université, M. Charles Dreyss, a publié les Mémoires de Louis XIV (2 volumes, 1860), avec une Étude critique fort détaillée. Il a, je crois, démontré qu'avant Pellisson, M. de Périgny, précepteur du Dauphin, servit à Louis XIV de secrétaire pour cette rédaction. C'est le résultat le plus net de son étude. Le travail de M. Dreyss fort exact, fort rapproché des manuscrits originaux dont il ne laisse passer ni une phrase inachevée ni une faute d'orthographe sans la reproduire, fort prisé et fort loué, je le sais, de plusieurs personnes compétentes, m'a paru, je l'avoue, à moi qui suis apparemment plus frivole, et au point de vue du goût, susceptible de beaucoup d'objections, dont la plus grave est qu'à force de faire subir au lecteur toutes les fatigues et les peines qu'il s'était données dans son examen et qu'il est venu étaler trop complaisamment, l'éditeur a rendu la lecture de ces Mémoires, d'agréable qu'elle était dans l'ancienne et la mauvaise édition, très-difficile et très-pénible, j'allais dire impossible, dans la sienne qui va passer désormais pour la seule authentique et la seule bonne. Ah! messieurs les éditeurs, vous abusez bien de notre culte pour les papiers brouillons! Corrigez, réparez les textes, nous vous en saurons gré; mais faut-il donc pour cela que vous nous fassiez repasser avec vous par toutes les ratures?

la dictée du maître. Tout y est simple et digne de celui qui a dit : « On remarque presque toujours quelque différence entre les lettres que nous nous donnons la peine d'écrire nous-mêmes et celles que nos secrétaires les plus habiles écrivent pour nous, découvrant en ces dernières je ne sais quoi de moins naturel, et l'inquiétude d'une plume qui craint éternellement d'en faire trop ou trop peu.» Je ne découvre rien de cette inquiétude, rien de cette rhétorique ou de cette simplicité affectée dans les pages qui composent les Mémoires historiques de Louis XIV. Tout s'y déroule avec calme et suite dans une netteté parfaite, et qui répond tout à fait à ce que les contemporains (madame de Caylus, madame de Motteville, Saint-Simon) nous ont dit de cette propriété unique et de cette noblesse aisée des paroles du roi : << ses discours les plus communs n'étaient jamais dépourvus d'une naturelle et sensible majesté (1), » Le style de Louis XIV n'a pas cette brièveté vive et brusque qui caractérise les pages originales de Napoléon, ce que

(1) Un jour, dans la jeunesse de Louis XIV, la Cour étant à Lyon, Brienne lisait à la reine-mère dans sa chambre, à sa toilette, un projet de Lettres patentes pour la translation des reliques de sainte Madeleine. Il avait fait dresser ces Lettres patentes par M. d'Andilly, à la prière de Du Fresne, son premier commis, qui était fort de la connaissance du pieux écrivain. Le roi entra sur ces entrefaites, fit. recommencer la lecture et interrompit : « Vous me faites parler comme un saint, et je ne le suis pas. » Brienne lui dit que son premier commis avait fait revoir les Lettres par un des plus habiles hommes de France en fait de style et d'éloquence. « Quel est cet habile sot? »> dit le roi. Et quand on lui eut nommé M. d'Andilly : « J'en suis bien aise, répliqua-t-il, mais cela ne me convient nullement. » Il prit les Lettres, les déchira, et les jetant à Brienne : « Refaites-en d'autres où je parle en roi et non pas en janséniste. - C'est cette note royale que Louis XIV donna ensuite aux Périgny et aux Pellisson, et qu'ils s'appliquèrent à observer dans les rédactions qu'il leur confia; c'est cette marque qu'il importe aujourd'hui de retrouver avant tout et de reconnaître, sans se mettre à exalter plus que de raison tel ou tel secrétaire.

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »