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Elle était commandée par Spiridof, ou plutôt par ce soldat qu'un attentat avait élevé au rang de général, Alexis Orlof, à qui l'audace tenait lieu d'expérience et de talent. Maruzzi, décoré du cordon de Sainte-Anne, et devenu marquis, lui avait ouvert un crédit de trentecinq millions. D'autres emprunts, formés à Livourne, à Gênes, à Lucques et à Amsterdam, le laissaient sans inquiétude sur ses ressources; les Grecs devaient-ils l'être également sur leur avenir?

S'il avait existé parmi ceux-ci un homme versé dans la connaissance des affaires publiques, il lui aurait été facile de démontrer à ses compatriotes, ainsi que le prouve maintenant la correspondance entre Voltaire et le roi de Prusse, que cette princesse ambitieuse était loin de s'être élevée jusqu'à la pensée de tendre une main libératrice aux Grecs. Si un semblable projet avait existé, ne devait-elle pas porter ses forces au midi de son empire, attaquer son ennemi de ce côté? Alors elle vengeait l'affront du Pruth sur les rives du Bosphore; et, maîtresse de Constantinople, elle brisait les fers des chrétiens orientaux. C'était donc une déception destinée à masquer d'autres vues, qui avait fait détacher une escadre de Cronstadt (port éloigné de la Turquie de tout le diamètre de l'Europe), obligée d'effectuer une longue navigation, avant d'attaquer le Grand Turc. Cette réflexion ne fut pas faite, et la flotte russe avait passé l'hiver à Livourne, avant que ceux qui la commandaient eussent arrêté sur quel point de l'empire ottoman ils frapperaient le premier coup, lorsque les Grecs décidèrent la question.

Grégoire Papadopoulo, qui était venu s'établir à OEtylos, après sa conférence avec Tamara, n'avait pas eu de peine à faire entrer dans ses idées Janaki Mavro Michalis, bey du Magne, père de celui qui combat maintenant à la tête des Grecs. Ses capitaines, qui étaient alors au nombre de quatorze, ainsi que Bénaki, l'un des plus riches propriétaires de Calamate, ayant accédé à ce projet, on adressa aux généraux russes, à Livourne, un plan d'insurrection, aussi détaillé que si elle eût été régulièrement organisée; et, au retour des députés qui le portèrent, ceux-ci firent valoir la promesse des secours qu'ils avaient obtenue par cette supercherie afin d'exciter le soulèvement

La plupart de ces détails m'ont été confirmés par M. Bénaki, fils de celui dont il est ici question, que j'ai connu consul général de Russie à Corfou. Depuis ce temps, it n'avait jamais cessé d'entretenir le feu sacré parmi les Grecs. Il est mort dernièrement à Naples, où il était consul général, estimé de tous ceux qui l'ont connu.

qu'ils avaient annoncé comme étant déjà opéré. Les Turcs les aidèrent mieux qu'ils ne l'auraient fait eux-mêmes dans cette machination. Soupçonnant qu'il existait un complot contre eux, ces oppresseurs pusillanimes agirent comme des hommes qui se jettent dans le précipice qu'ils redoutent. Dans leur terreur panique, ils massacrèrent une troupe de paysans lacédémoniens revenant de la foire de Patras, qu'ils prirent pour une armée de rebelles dirigée contre eux. Le cri de vengeance se fit aussitôt entendre de tous côtés; et lorsqu'au mois d'avril 1770, la flotte russe jeta l'ancre dans la baie d'OEtylos, ses commandants furent reçus avec transport par les évêques de Lacédémone et de Chariopolis, suivis d'une foule de montagnards qui ne demandaient qu'à s'enrôler sous les drapeaux de leurs prétendus libérateurs.

Ce début était favorable; mais, en voyant débarquer onze cents hommes et deux mille fusils rouillés, les Grecs s'écrièrent qu'on les sacrifiait. Ils espéraient que les Moscovites accompliraient seuls l'œuvre de leur délivrance, tandis que ceux-ci prétendaient n'être venus que comme auxiliaires. Cependant, comme les Maniates avaient déjà fait main basse sur les Turcs de Mistra, il fallait agir. On était compromis, et ils se décidèrent à marcher sur Tripolitza, assistés de quatre-vingts grenadiers russes. On ne pouvait leur en donner davantage; car Dolgorouki, le même qui avait réduit Navarin, plutôt par la peur que par la force de ses armes, venait d'entreprendre le siége de Modon. Quelques vaisseaux de guerre, aussi mal construits qu'équipés, s'amusaient pendant ce temps à canonner Coron. Il n'y avait ni ensemble, ni plan dans les attaques, et on s'aigrissait par des reproches mutuels, quand les Schypetars mahométans entrèrent au nombre de vingt mille dans la Morée. Alexis Orlof qui se trouvait à OEtylos avec Janaki Mavro Michalis, s'emporta en le traitant de brigand et de lâche. - « Brigand! répliqua le Maniate, je n'ai jamais >> assassiné personne. Je suis libre et chef d'une nation indépen>> dante. Mon sang est mêlé à celui de Médicis... et toi, tu n'es que » l'esclave d'une femme! » Cette altercation fut la dernière; on ne se vit plus, et Dolgorouki, ayant perdu quarante canons devant Modon, s'embarqua avec ce qui lui restait de soldats à Navarin, en abandonnant une foule de chrétiens réfugiés dans l'île de Sphactérie où ils furent massacrés par les Turcs. Tel fut le résultat d'une insurrection dans laquelle on s'était mutuellement trompé.

Le Péloponèse tombait au pouvoir des barbares, quand un homme qui avait presque à lui seul la conscience de la force entière des Grecs, apparut au sein des montagnes de la Laconie 1. Andriscos, né dans la Béotie, accourait au secours de ses coreligionnaires, au moment où les Moscovites remontaient sur leurs vaisseaux. La cause qu'il venait défendre était perdue; il fallait se frayer une route à travers les Guègues et les Turcs de Larisse, et il se présenta à leur chef Mahmoud Basaklia, vizir de Scodra, duquel il obtint un sauf-conduit pour rentrer dans la Romélie.

Il s'achemina vers cette province; mais, arrivé aux défilés de Cléones, il s'y trouve cerné par des forces supérieures embusquées sur son passage. Il montre le ciel à ses compagnons d'armes, et, après s'être fait jour à coups de sabre, il arrive, en combattant de rocher en rocher et de défilé en défilé, au couvent de Saint-Michel près de Vostitza, où il se renferme avec Eustache P......, homme qui n'eut jamais son pareil à manier le fusil. Ils y sont bientôt assiégés par les janissaires de Larisse; et les Turcs avaient été obligés de renouveler leur armée, lorsque les braves, qui touchaient à la fin de leurs vivres et de leurs munitions, parvinrent à se dégager des mains de leurs ennemis. Pendant neuf mois entiers Eustache P...... tint la campagne, avant de se réfugier dans l'Étolie. Andriscos de son côté, après avoir longtemps erré dans le mont Olénos, et fait éprouver des pertes énormes aux mahométans, s'étant embarqué à Patras, se réfugia, avec son compagnon d'armes qui le rejoignit, à Prévésa, ville alors dépendante de la république de Venise.

Ce fut à la suite de cette entreprise téméraire que les Russes, battus en Morée, livrèrent aux Turcs la mémorable bataille navale qui eut lieu en face de Chios, dans le détroit de Tchesmé. Rulhières nous

1 On écrit le nom d'Andriscos, père d'Odyssée, l'un des stratarques actuels de la Grèce, Andrikos et Androutzos. Si je ne nomme pas son compagnon d'armes, que j'ai beaucoup connu, c'est que sa famille habite encore dans une ville occupée par les Turcs.

2 Alexis Orlof reçut, à cette occasion, le surnom de Tchesmensky; ainsi le voulait Catherine. L'histoire, qui rend à chacun ses droits, dira, au contraire, que l'incendie de la flotte ottomane, à Tchesmé ou Cyssos, fut l'ouvrage des Anglais Elphinstone, Greig et Dugdale. L'impératrice prétendait que l'idée en était due à Alexis Orlof; elle l'écrivit à Voltaire, quoiqu'elle sût le contraire. Elle s'était sans doute rendue à l'évidence, quand elle n'eut plus d'intérêt à ménager le principal agent de son éléva– tion, car le congé de démission accordé à Dugdale, en 1790, par l'impératrice,

en a donné une description digne de Thucydide; mais les malheurs du Péloponèse se prolongèrent longtemps après cette victoire et au delà de la paix qui la suivit au bout de quelques années. Les Schypetars, conduits par Mahmoud Bazaklia, vizir de Scodra, qui avait expulsé les Russes de cette province, demandèrent à être payés. Le baron de Tott, alors en tournée dans le Levant, trouva le pacha, commandant à Nauplie, presque assiégé dans cette place par les Épirotes, qui voulaient leur solde arriérée. L'argent manquait, ou du moins on ne leur en donna pas; et cette circonstance leur fournit un prétexte plausible pour se débander et se payer par leurs mains en pillant le pays. Les plus empressés de partir s'étant réunis sous la conduite de leur pacha, que la Porte avait déclaré fermanli, s'il ne sortait de la presqu'île, dévastèrent les villages, et, chassant devant eux les paysans comme des troupeaux de bestiaux, ils franchirent l'isthme de Corinthe, pour regagner leurs montagnes, avec les malheureux qu'ils traînaient en esclavage. D'autres restèrent dans le Péloponèse, s'emparèrent des maisons et des terres des chrétiens, privant par là le sol de ses cultivateurs, et l'empire turc de ses impôts. Enfin, quand ils ne trouvèrent plus de Grecs à opprimer, ils dirigèrent leurs violences contre les musulmans, qu'ils attelaient à la charrue, et faisaient travailler à coups de fouet, ainsi que cela s'était passé quand Pierre le Boiteux, accouru avec ses Arnautes au secours des Moraïtes dans le treizième siècle, accabla du poids de son patronage armé ceux qu'il était appelé à défendre alors contre les musulmans.

Neuf années consécutives avaient vu se succéder onze gouverneurs dans la Morée, avec les ordres les plus positifs d'exterminer les Albanais,et tous avaient été révoqués sans y avoir réussi. Les uns alléguaient qu'ils n'avaient pas de forces suffisantes pour exécuter une pareille entreprise; les autres n'avaient pas su résister aux présents des rebelles, quand la Porte fit partir le célèbre Hassan-pacha, qui avait sauvé l'empire ottoman après la défaite de Tchesmé.

1

Le corps principal des Schypetars qu'on évaluait à dix mille

portait qu'elle lui accordait sa pension, en considération surtout du service signalé qu'il lui avait rendu en incendiant la flotte turque à Tchesmé.

1 Les exactions des Albanais furent poussées à un tel excès, qu'ils contraignaient les paysans à prendre de l'argent d'eux au taux inouï de cinq pour cent par semaine. Ils les obligeaient à leur faire un billet du capital; et quand ils ne pouvaient plus payer les intérêts, ils les vendaient comme esclaves aux Barbaresques. Cet exemple

hommes, était commandé par deux Toxides nommés Bessiaris', nés dans les environs de Tébélen. Ils étaient retranchés sous les murs de Tripolitza, et Hassan n'ayant pu réussir à leur faire accepter une capitulation, se décida à les soumettre par les armes. Ce séraskier, qui était campé depuis un mois à Argos, en partit le 10 juin 1779, après la prière qui suit le passage du soleil au méridien, et, ayant marché une partie de la nuit, il parut le jour suivant avec l'aurore devant Tripolitza. Il attaqua aussitôt les rebelles, qu'il mit en déroute, et, avant la fin de la journée, il fit dresser devant la porte orientale de la ville une pyramide de plus de quatre mille têtes, dont j'ai encore vu les débris en 1799, quand j'étais esclave des Turcs, par le sort de la guerre, dans le Péloponèse. Ce qui s'échappa d'Albanais à la suite de cette bataille, poursuivis à outrance, traqués dans les versants des monts OEniens, furent exterminés au fond d'une gorge boisée, qui, depuis ce temps, a pris le nom de défilé du Massacre 2.

Les Maniates, qui avaient soulevé des tempêtes, retranchés au milieu des escarpements du Taygète, furent respectés parce qu'ils étaient inexpugnables; mais il n'en était pas ainsi des chrétiens que la barbarie des Schypetars avait contraints de fuir dans la Romélie, et de refluer dans les montagnes d'Agrapha, où ils avaient trouvé un asile inviolable parmi les armatolis. C'était contre ces hommes libres qu'Ali pacha allait entrer en lice. Il connaissait les principaux d'entre eux; et la conduite qu'il tint attesta la profondeur des vues qui ont dirigé sa conduite.

Tricaca, Moscolouri, presque tous les bourgs et villages situés au fond du bassin de la Thessalie, avaient été brûlés ou pillés par les mahométans et par les janissaires de Larisse, lorsque Ali-pacha arriva au chef-lieu de son gouvernement. « J'avais laissé dans la basse >> Albanie, » lui ai-je entendu raconter souvent, « un fantôme de pacha >> qui était le jouet des beys de Janina, et j'évitai de passer par cette » ville pour me rendre à mon poste. Je traversai le Zagori, où le

de la traite des blancs, qui eut lieu pendant huit ans, dépcupla le Peloponèse et n'excita les réclamations d'aucune puissance chrétienne. La Russie, qui avait sacrifié tant de malheureux, ne témoigna pour eux aucune commisération; et comme il n'y avait alors de publicité par les journaux que pour le cérémonial des cours, l'Europe ignora les crimes d'une politique barbare.

C'étaient les ancêtres de Hagos Bessiaris, dont il est question dans cette histoire. ? Défilé du Massacre. Voyez, tome IV, ch. 110, du Voyage dans la Grèce.

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