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vue. En arrivant j'allai voir aux Chafottes Mlle. du Châtelet, amie de Madame de Warens & pour laquelle elle m'avoit donné une lettre quand je vins avec M. le Maître : ainfi c'étoit une connoiffance déjà faite. Mlle. du Châtelet m'apprit qu'en effet fon amie avoit paffé à Lyon, mais qu'elle ignoroit fi elle avoit pouffé fa route jufqu'en Piémont, & qu'elle étoit incertaine elle-même en partant fi elle ne s'arrêteroit point en Savoye : que fi je voulois elle écriroit pour en avoir des nouvelles, & que le meilleur parti que j'euffe à prendre étoit de les attendre à Lyon. J'acceptai l'offre mais je n'ofai dire à Mlle. du Chátelet que j'étois preffé de la réponse, & que ma petite bourfe épuifée ne me laiffoit pas en état de l'attendre long-tems. Ce qui me retint n'étoit pas qu'elle m'eût mal reçu. Au contraire, elle m'avoit fait beaucoup de careffes, & me traitoit fur un pied d'égalité qui m'ôtoit le courage de lui laiffer voir mon état, & de defcendre du rôle de bonne compagnie à celui d'un malheureux mendiant.

Il me femble de voir affez clairement la fuite de tout ce que j'ai marqué dans ce

livre. Cependant je crois me rappeller dans le même intervalle un autre voyage de Lyon dont je ne puis marquer la place & où je me trouvai déjà fort à l'étroit: le fouvenir des extrémités où j'y fus réduit, ne contribue pas à m'en rappeller agréablement la mémoire. Si j'avois été fait comme un autre, que j'euffe eu le talent d'emprunter & de m'endetter à mon cabaret, je me ferois aifément tiré d'affaire; mais c'eft à quoi mon inaptitude égaloit ma répugnance; & pour imaginer à quel point vont l'une & l'autre, il fuffit de favoir qu'après avoir paffé presque toute ma vie dans le mal-être, & fouvent prêt à manquer de pain, il ne m'eft jamais arrivé une feule fois de me faire demander de l'argent par un créancier fans lui en donner à l'instant même. Je n'ai jamais fu faire des dettes criardes, & j'ai toujours mieux aimé fouffrir que devoir.

C'étoit fouffrir affurément que d'être réduit à paffer la nuit dans la rue, & c'eft ce qui m'eft arrivé plufieurs fois à Lyon. J'aimois mieux employer quelques fous qui me reftoient à payer mon pain que mon gîte, parce qu'après tout je rifquois

moins de mourir de fommeil que de faim. Ce qu'il y a d'étonnant, c'eft que dans ce cruel état je n'étois ni inquiet ni triste. Je n'avois pas le moindre fouci fur l'avenir & j'attendois les réponses que devoit recevoir Mlle. du Châtelet, couchant à la belle étoile, & dormant étendu par terre ou fur un banc auffi tranquillement que fur un lit de rofes. Je me fouviens même d'avoir paffé une nuit délicieufe hors de la ville dans un chemin qui côtoyoit le Rhône ou la Saône, car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terraffe bordoient le chemin du côté oppofé. Il avoit fait très-chaud ce jour-là; la foirée étoit charmante; la rofée humectoit l'herbe flétrie; point de vent, une nuit tranquille; l'air étoit fraîs fans être froid; le foleil après fon coucher avoit laiffé dans le Ciel des vapeurs rouges dont la réflexion rendoit l'eau couleur de rofe; les arbres des terraffes étoient chargés de roffignols qui fe répondoient de l'un à l'autre. Je me promenois dans une forte d'extafe, livrant mes fens & mon cœur à la jouiffance de tout cela, & foupirant feulement un peu du regret d'en jouir feul.

Abforbé dans ma douce rêverie, je prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade fans m'appercevoir que j'étois las. Je m'en apperçus enfin. Je me couchai voluptueufement fur la tablette d'une efpece de niche ou de fauffe-porte enfoncée dans un mur de terraffe: le ciel de mon lit étoit formé par les têtes des arbres; un roffignol étoit précisément au-deffus de moi; je m'endormis à fon chant mon fommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il étoit grand jour : mes yeux en s'ouvrant virent l'eau, la verdure, un payfage admirable. Je me levai, me fecouai, la faim me prit, je m'acheminai gaîment vers la ville, réfolu de mettre à un bon déjeûné deux pieces de fix blancs qui me restoient encore. J'étois de fi bonne humeur que j'allois chantant tout le long du chemin, & je me fouviens même, que je chantois une cantate de Batistin, intitulée les Bains de Thomery que je favois par cœur. Que bénit foit le bon Batiftin & fa bonne cantate qui m'a valu un meilleur déjeûné que celui fur lequel je comptois, & un dîné bien meilleur encore, fur lequel je n'avois point compté du tout, Dans

mon meilleur train d'aller & de chanter; j'entends quelqu'un derriere moi, je me retourne, je vois un Antonin qui me fuivoit, & qui paroiffoit m'écouter avec plaifir. Il m'accofte, me falue, me demande fi je fais la mufique. Je réponds, un peu, pour faire entendre beaucoup. Il continue à me questionner: je lui conte une partie de mon hiftoire. Il me demande fi je n'ai jamais copié de la mufique? Souvent, lui dis-je, & cela étoit vrai; ma - meilleure maniere de l'apprendre étoit d'en copier. Eh bien, me dit-il, venez avec moi; je pourrai vous occuper quelques jours durant lefquels rien ne vous manquera, pourvu que vous confentiez à ne pas fortir de la chambre. J'acquiefçai trèsvolontiers, & je le suivis.

Cet Antonin s'appelloit M. Rolichon; il aimoit la mufique, il la favoit, & chantoit dans de petits concerts qu'il faifoit avec fes amis. Il n'y avoit rien là que d'innocent & d'honnête; mais ce goût dégénéroit apparemment en fureur dont il étoit obligé de cacher une partie. Il me conduifit dans une petite chambre que j'occupai & où je trouvai beaucoup de mufique

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