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une bonne rançon. Il fut mis d'abord dans une espèce de grenier, où l'on le jetta sur un tas de foin; ce fut là que le chirurgien de la garnison vint bander sa plaie.

On sut bientôt à Paris l'accident qui venoit de lui arriver, et l'on envoya aussitôt un trompette au sieur de Drouet, qui commandoit à Vincennes, pour lui demander le prisonnier, moyennant la rançon dont on conviendroit. Ce commandant promit de le rendre; mais peu de temps après il écrivit à Paris pour retirer sa parole, disant que, le prisonnier ayant été reconnu pour être le fameux Tancrède, qui se disoit fils du duc de Rohan, il ne pouvoit plus en disposer sans un ordre de la cour; qu'il falloit y envoyer, et qu'en attendant il le feroit mettre dans une chambre à part, où l'on en auroit grand soin. Il fut en effet transporté dans une chambre commode, et l'on mit deux femmes auprès de lui pour le servir. Il se trouva qu'une de ces femmes avoit été sa nourrice; elle le reconnut et fut inconsolable de le voir périr à ses yeux, dans la fleur de son âge; car sa blessure étoit mortelle, et il expira le lendemain premier février 1649, entre sept et huit heures du matin, à l'âge de dix-neuf ans.

Tout le monde plaignit le sort de ce jeune seigneur. On étoit si persuadé dans le public qu'il étoit véritablement fils du duc de Rohan que les poètes de ce temps-là ne firent aucune difficulté de lui donner ce nom dans des pièces de vers qui furent généralement applaudies.

Le sieur Gilbert entre autres fit pour lui cette épitaphe:

Rohan, qui combattit pour délivrer la France,
Est mort dans la captivité.

Son nom lui fut à tort, en vivant, disputé;
Mais son illustre mort à prouvé sa naissance.

Il est mort glorieux pour la cause d'autrui;
C'est pour le parlement qu'il entra dans la lice :
Il a tout fait pour la justice,

Et la justice rien pour lui.

Le fameux Scudéry publia de son côté les vers suivans, et il osa les présenter lui-même à la jeune duchesse de Rohan, qui ne pouvoit les recevoir, comme elle le fit, sans avouer en quelque sorte qu'elle regardoit Tancrède comme son frère, et qu'elle ne commençoit à le reconnoître que parce que cette reconnoissance ne pouvoit plus préjudicier à ses intérêts.

Olimpe, le pourrai-je dire
Sans exciter votre courroux?

Le grand cœur que la France admire
Semble déposer contre vous.

L'invincible Rohan, plus craint que le tonnerre,
Vit,finir ses jours à la guerre,

Et Tancrède a le même sort.
Cette conformité, qui le couvre de gloire,
Force presque chacun à croire

Que la belle Olimpe avoit tort,

Et que ce jeune Mars, si digne de mémoire,
Eut la naissance illustré aussi bien que sa mort.

Les plus célèbres écrivains de ce temps-là, qui nous ont laissé des mémoires, pensoient là-dessus comme le public.

Le duc de La Rochefoucaud ne nomme point autrement Tancrède que le jeune fils du duc de Rohan, et il ajoute qu'il se montra digne de la vertu de son père. L'éditeur du Journal du Parlement et le marquis de Monglat le nomment pareillement fils du duc de Rohan. Il est vrai que le cardinal de Retz l'apelle prétendu II SÉRIE, T. VI.

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fils du duc de Rohan; mais comme ce prélat étoit intervenu comme partie contre Tancrède dans le procès jugé par défaut en 1646, cette démarche l'obligeoit à paroître au moins douter qu'il fût véritablement fils du duc de Rohan.

Madame de Motteville suspend son jugement sur cette affaire; elle assure cependant comme un fait certain que la duchesse de Rohan avoit paru grosse à Venise, dans le temps qu'elle étoit avec son mari.

Mais ce qu'il y a d'étonnant, c'est de voir Priolo avancer hardiment, dans son Histoire des troubles de la Régence, que Tancrède étoit certainement fils de Marguerite de Béthune, duchesse de Rohan, mais que l'on ne savoit pas quel étoit son père, parce qu'on étoit sûr que le duc de Rohan n'avoit jamais entendu parler de cet enfant.

Il semble que le témoignage d'un homme qui avoit eu tant de part à la confiance du duc de Rohan devroit être regardé comme un titre décisif contre la légitimitė de Tancrède; il est cependant vrai que ce témoignage ne mérite aucune créance et qu'il est fort aisé de le convaincre de faux.

1° Priolo étoit une ame basse et intéressée, qui s'étoit livré à mademoiselle de Rohan après la mort de son maître; c'étoit à lui qu'elle s'étoit adressée pour faire brûler tous les papiers de son père où il étoit parlé de Tancrède, et il paroît certain qu'il ne se fit aucun scrupule de commettre cette infidélité.

2o Comment Priolo a-t-il pu dire que le duc de Rohan n'avoit jamais entendu parler de cet enfant, lui qui étoit venu à Paris, en 1637, avec une instruction par laquelle le duc le chargeoit de conférer avec sa femme sur les moyens de faire passer son fils à Genève?

3° Priolo fait entendre clairement que Tancrède étoit un bâtard dont Marguerite de Béthune étoit accouchée secrètement à l'insu de son mari. Mais comment n'a-t-il pas vu que, Marguerite de Béthune étant partie de Venise le 8 octobre 1630, le fils dont elle étoit accouchée à Paris, le 18 décembre de la même année, devoit avoir été conçu à Venise, où elle demeuroit avec le duc de Rohan, et, par conséquent, qu'en admettant même la fausse supposition de cette prétendue bâtardise Tancrède auroit toujours été, comme tant d'autres, l'enfant légitime de la loi, quand même il ne l'auroit pas été de la nature.

La mort de ce jeune homme finit nécessairement le procès qu'il avoit avec sa sœur, mais il ne termina pas la querelle de la mère et de la fille. La duchesse douairière de Rohan voulut avoir le corps de son fils, qui lui fut envoyé; elle le fit déposer dans le temple que les huguenots avoient à Charenton, et elle voulut ensuite qu'il fût enterré à Genève auprès de son père. Elle écrivit aux principaux chefs de cette république pour les engager à y consentir.

Le duc et la duchesse sa fille écrivirent de leur côté pour demander le contraire, et comme ils craignirent que les magistrats de Genève ne se rendissent aux instances de la douairière de Rohan, ils firent intervenir l'autorité du Roi, qui, par une lettre datée de Bourgsur-Mer, le 12 septembre 1650, écrivit à ces magistrats pour les convier de ne pas souffrir que le corps du nommé Tancrède fût reçu à Genève, et particulièrement qu'il fût mis dans le temple où est celui du duc de Rohan.

Marguerite de Béthune ne se rebuta pas, et à force de sollicitations et de prières elle obtint du Roi, au

commencement de 1654, la liberté de faire inhumer son fils à Genève, dans le tombeau de son père, avec une épitaphe où il étoit qualifié de fils du duc de Rohan, du consentement même de sa fille. Mais Marguerite de Béthune étant morte en 1660, le Roi écrivit à Messieurs de Genève que, comme ce n'avoit été que pour ne pas désobliger la douairière de Rohan qu'il avoit bien voulu que le corps du nommé Tancrède fût mis dans le lieu qu'elle avoit demandé, à quoi la duchesse sa fille avoit consenti par respect pour sa mère, ils feroient une chose agréable à Sa Majesté de faire effacer l'épitaphe de Tancrède, puisqu'il étoit certain qu'il n'étoit point fils du défunt duc de Rohan, qui n'en avoit fait aucune mention dans son testament, par lequel, au contraire, il avoit reconnu la duchessse de Rohan, sa fille, pour sa seule héritière.

Il est étonnant que l'on ait fait alléguer par le Roi une aussi mauvaise raison contre la légitimité de Tancrède, puisque l'on avoit des preuves littérales, et signées de la main du feu duc de Rohan, de la persuasion où il étoit, lorsqu'il fit son testament, que son fils étoit mort, et, par conséquent, qu'il n'avoit déclaré sa fille héritière de tous ses biens que parce qu'il la regardoit comme le seul enfant qui lui restoit.

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