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colonel des gardes nationales du canton, et un peu pour le braver :

« On nous dit que le comte était aux champs, raconte Saint-Just dans une lettre, et moi cependant je fis comme Tarquin : j'avais une baguette avec laquelle je coupai la tête à une fougère qui se trouva près de moi sous les fenêtres du château, et sans mot dire, nous fîmes volte-face. >>

de

Dans une autre circonstance, comme la municipalité de Blérancourt faisait brûler en grande pompe, sur la place publique, la protestation que quelques membres de la minorité de l'Assemblée constituante s'étaient permise contre le décret favorable aux droits des noncatholiques : « M. de Saint-Just, dit le Procès-verbal, a prêté le serment civique, et il a promis de mourir par le même feu qui a dévoré la protestation, plutôt que refuser sa soumission entière à la Nation, à la Loi et au Roi. » On a prétendu même qu'il étendit la main sur le brasier, 'comme Scévola. Ces images de Scévola, de Tarquin, de Brutus, reviennent à tout propos dans sa bouche ou à son sujet. M. Cuvillier-Fleury, dans les articles qu'il a donnés sur Saint-Just, a très-bien relevé ces traces persistantes de l'écolier de rhétorique en lui; elles se retrouvent chez presque tous les révolutionnaires de l'époque.

Les élections pour l'Assemblée législative, qui devait remplacer la Constituante, se préparaient, et Saint-Just, bien qu'il n'eût point l'âge requis, aspirait à se faire nommer. C'est dans ce but qu'il publia en 1791 la brochure intitulée : Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, que les collecteurs de ses Œuvres n'ont point jugé à propos d'y recueillir, comme n'étant point assez jacobine. En effet, dans cette brochure qui a'un but électoral, Saint-Just, âgé de vingt-trois ans, ne se montre point tel encore qu'il sera dix-huit mois plus tard. Il emprunte son épigraphe à Montesquieu, dont

on le croirait l'élève, et dont il affecte un peu la concision et le décousu dans de fréquents et sentencieux chapitres :

«Je n'ai rien à dire de ce faible Essai, écrit-il modestement dans son avant-propos; je prie qu'on le juge comme si l'on n'était ni Français ni Européen; mais, qui que vous soyez, puissiez-vous, en le lisant, aimer le cœur de son auteur! je ne demande rien davantage. »

Le cœur de Saint-Just! c'est ce dont plus tard il parlera toujours : « Quelqu'un cette nuit a flétri mon cœur,» dira-t-il dans son dernier discours au 9 thermidor. « L'injustice a fermé mon cœur, je vais l'ouvrir tout entier à la Convention nationale, » écrivait-il le matin du même jour à ses collègues du Comité de salut public, et en rompant avec eux. Robespierre de même, au 8 thermidor, s'écriait à la tribune de la Convention : << J'ai besoin d'épancher mon cœur. » Règle littéraire, n'employons jamais le mot de cœur que là où il vient naturellement et nécessairement, quand nous le voyons ainsi prodigué et étalé par de tels hommes.

Un autre mot qui est le cachet de ce temps, c'est celui de vertu; jamais on n'en fit si grand usage:

« Tant d'hommes ont parlé de cette Révolution, continue SaintJust dans l'avant-propos de sa brochure de 1791, et la plupart n'en ont rien dit. Je ne sache point que quelqu'un, jusqu'ici, se soit mis en peine de chercher dans le fond de son cœur ce qu'il avait de vertu, pour connaître ce qu'il méritait de liberté. »

La pensée d'ailleurs est juste, et certes, s'il y avait moyen d'établir la proportion entre le degré de liberté · qui peut être accordé par les lois et le degré de vertu qu'indiquent les mœurs, on aurait résolu le problème social; mais les hommes sont peu bons juges dans cet examen d'eux-mêmes, et Saint-Just, tout le premier, commence par se trouver une très-grande dose de vertu; il se pose dès l'abord en sage:

N'attendez de moi, dit-il, ni flatterie, ni satire; j'ai dit ce que j'ai pensé de bonne foi. Je suis très-jeune, j'ai pu pécher contre la politique des tyrans, blamer des lois fameuses et des coutumes reçues; mais, parce que j'étais jeune, il m'a semblé que j'en étais plus près de la nature. »

Ici celui qu'on pouvait prendre pour un élève de Montesquieu redevient un écolier de Rousseau, et, en général, toute cette brochure pèche par une grande obscurité et une grande confusion d'idées. L'auteur ne s'est point encore tiré à clair lui-même.

Le cachet pourtant qu'on y remarque, quand on sait la suite et le lendemain de cette carrière, c'est la modération relative. Saint-Just, parlant des cruautés qui souillèrent la prise de la Bastille, disait :

« Le peuple n'avait point de mœurs, mais il était vif. L'amour de la liberté fut une saillie, et la faiblesse enfanta la cruauté. Je ne sache pas qu'on ait vu jamais, sinon chez des esclaves, le peuple porter la tête des plus odieux personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le cœur et le manger; la mort de quelques tyrans à Rome fut une espèce de religion. »

Il entend par ce dernier mot quelque chose d'à-part et de solennel, et qui n'impliquait pas des cruautés lâches, comme celles qu'il signale. Ce prochain démagogue fait un aveu peu propre à encourager: « Le peuple est un éternel enfant. » Et rien n'empêche chez lui de croire l'aveu sincère. A cette date, et avant que ses instincts cruels aient été mis directement aux prises avec les événements et avec les tentations ambitieuses, Saint-Just est encore imbu des doctrines philanthropiques du dix-huitième siècle en matière pénale: c'est un élève de Beccaria. Homme sensible, il n'admet point la peine de mort :

« Quelque vénération que m'impose l'autorité de J.-J. Rousseau, je ne te pardonne pas, ô grand homme, d'avoir justifié le droit de mort; si le peuple ne peut communiquer le droit de souveraineté, comment communiquera-t-il les droits sur sa vie? »>

Il s'étend longuement et déclame contre l'échafaud, les bourreaux, les supplices; il y a des moments où, à l'entendre épancher ses vœux d'optimisme et d'indulgence, on croirait avoir affaire à un Degérando. Lui, qui refusera plus tard aux accusés devant le Tribunal révolutionnaire les défenseurs officieux sous prétexte que tous les jurés sont des patriotes,» il s'écrie ici, ou plutôt il soupire du ton d'un berger d'églogue :

« Bienheureuse la contrée du monde où les lois protectrices de l'innocence instruiraient contre le crime avant de présumer son auteur, jusqu'à ce que son crime l'accusât lui-même; où l'on instruirait ensuite, non plus pour le trouver coupable, mais pour le trouver faible; où l'accusé récuserait non-seulement plusieurs juges, mais plusieurs témoins; où il informerait lui-même contre eux après la sentence, et contre la loi, et contre la peine! et bienheureuse mille fois la contrée où la peine serait le pardon! le crime y rougirait bientôt, au lieu qu'il ne peut pâlir. »

Puis, tout à côté, parlant des journalistes du temps, il fait presque un éloge de Marat, dans lequel il ne voit guère qu'un Scythe ou un paysan du Danube dans la grande Babylone, et dont il dit pour toute critique : << il eut une âme pleine de sens, mais trop inquiète. » Cela nous prépare à cet autre mot de Saint-Just en 1793: « Marat avait quelques idées heureuses sur le gouvernement représentatif, que je regrette qu'il ait emportées. Mais, je le répète, à cette date de 1791, SaintJust n'est pas encore formé, et il cherche sous ses airs didactiques à donner une expression arrêtée à des idées incohérentes.

Ici il se dérobe à nous. Ses ennemis l'empêchèrent d'être nommé à l'Assemblée législative en dénonçant son âge; il est certain qu'il en garda une rancune profonde, et quand il reparut, un an plus tard, député à la Convention, son cœur était envenimé. Une lettre écrite dans l'intervalle nous le montre en proie à une

colère furieuse dont la cause première était dans sa défaite électorale, mais qui s'aigrissait encore de circonstances particulières, à nous inconnues. A la Convention, Saint-Just ne nous apparaît que calme d'aspect, inflexible, maître de lui; son ardeur est fixée, et se recouvre d'un front impassible. Ici, dans cette lettre qui est de juillet 1792, nous le surprenons en plein dans le désordre et comme dans le travail de sa frénésie. Tout fanatisme, en secret, a dû passer par là. On dirait que le soleil du 10 août, qui se lève déjà à l'horizon, lui donne sur la tête et lui embrase le cerveau :

« Je vous prie, mon cher ami (écrit-il à un M. Daubigny), de venir à la fête; je vous en conjure; mais ne vous oubliez pas toutefois dans votre municipalité. J'ai proclamé ici le destin que je vous prédis vous serez un jour un grand homme de la République. Pour moi, depuis que je suis ici, je suis tourmenté d'une fièvre républicaine qui me dévore et me consume. J'envoie par le même courrier à votre frère la deuxième (sans doute quelque lettre ou brochure). Procurezvous-la dès qu'elle sera prête. Donnez-en à MM. de Lameth et Barnave; j'y parle d'eux. Vous m'y trouverez grand quelquefois. Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris. Je me sens de quoi sur nager dans le siècle. Compagnon de gloire et de liberté, prêchez-la dans vos sections; que le péril vous enflamme. Allez voir Desmoulins, embrassez-le pour moi, et dites-lui qu'il ne me reverra jamais, que j'estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce que j'ai pénétré son áme, et qu'il craint que je ne le trahisse. Dites-lui qu'il n'abandonne pas la bonne cause et recommandez-le lui, car il n'a point encore l'audace d'une vertu magnanime. Adieu; je suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout; mais je dirai la vérité. Vous êtes tous des lâches qui ne m'avez point apprécié. Ma palme s'élèvera pourtant et vous obscurcira peut-être. Infâmes que vous êtes, je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n'ai pas d'argent à vous donner! Arrachez mon cœur et mangez-le; vous deviendrez ce que vous n'êtes point : grands.....

« O Dieu! faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome! Mon parti est pris cependant: si Brutus ne tue point les autres, il se tuera lui-même. »

Brutus Saint-Just tiendra parole: il tuera tout le monde jusqu'à ce qu'il se fasse tuer lui-même. Nommé député à la Convention en septembre 1792, il court à

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