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manière injurieuse. Les choses en étaient venues au point qu'un duel s'en serait suivi peut-être, si on ne se fût empressé d'étouffer la querelle.

Pour la formation d'un nouveau Cabinet, le roi s'adressa naturellement à M. Persil. Le goût de M. Persil pour le pouvoir et son dévoûment personnel à Louis-Philippe lui interdisait toute hésitation. Il courut pendant la nuit chez M. Dupin aîné. Celui-ci refusa d'entrer dans un ministère évidemment appelé à jouer une partie incertaine, mais pressé par M. Persil d'aider le roi de ses conseils, il prit l'almanach royal, parcourut des la liste des pairs et celle des députés, marqua quel ques noms.... Ce fut là l'origine burlesque du ministère des trois jours.

yeux

Le lendemain, pour enchaîner au Cabinet nouveau M. Dupin aîné, on offrit à son frère, M. Charles Dupin, le portefeuille de la marine. M. Passy, désigné pour le portefeuille des finances, était à Gisors. Sur la prière de M. Persil, M. Teste partit pour Gisors, d'où il ramena M. Passy dans la nuit du 9 au 10 novembre. M. Passy ne témoignait nulle envie d'entrer au pouvoir; mais le garde-des-sceaux en fit valoir à ses yeux l'urgence en termes si éner giques et si vifs, qu'il se sentit ébranlé; il désira toutefois conférer de cette acceptation périlleuse avec M. Calmon, son ami. On se rendit, en conséquence, chez M. Calmon, et de là chez M. Dupin aîné, qui, à la vue de M. Passy, s'écria en se jetant presque à son cou: «Eh bien, vous acceptez? On « ne dira pas maintenant que nous sommes des hermaphrodites! » Mot qui révèle la véritable

nature des sentiments que toutes ces agitations frivoles mettaient en jeu!

Ce fut le 10 novembre (1854) que les ordonnances furent envoyées au Moniteur. On y lisait: « Président du conseil et ministre de l'intérieur, le duc de Bassano; ministre des affaires étrangères, M. Bresson; ministre des finances, M. Passy; ministre de la marine, M. Charles Dupin; ministre de la guerre et, par intérim, des affaires étrangères, le lieutenant-générl Bernard; ministre du commerce, et, par intérim, de l'instruction publique, M. Teste. >> M. Persil conservait le portefeuille de la justice et des

culles.

On se ferait malaisément une idée de la satisfaction que le roi ressentit après cet enfantement bizarre. Il allait donc tout à la fois jouir de l'éclat des vieilles royautés et de leur puissance! Il était donc parvenu à briser les liens dans lesquels l'avait tenu garrotté cette insolente maxime le roi règne et ne gouverne pas! C'était sa victoire d'Austerlitz, à lui. Malheureusement, l'opinion publique abrégea pour la Cour les douceurs du triomphe. Le Moniteur n'eut pas plus tôt fait connaître les noms des nouveaux ministres, qu'on entendit retentir partout comme un immense éclat de rire. Bien que le Cabinet du 10 novembre renfermât des hommes d'un mérite incontestable, la moquerie fut universelle, la moquerie fut sans pitié.

Dès le second jour, un émissaire était envoyé par ' le duc d'Orléans à M. Thiers, qu'on priait avec instance de se rendre au Château. Il hésita, craignant qu'on ne le soupçonnât de vouloir rentrer au mi

nistère par une intrigue. Pressé, il cède. Le duc d'Orléans l'attendait avec impatience. Il lui demande s'il ne consentirait pas à se charger de la formation d'un ministère, et, sur sa réponse négative, s'il n'aurait pas, dans tous les cas, pour agréable de voir le roi. M. Thiers commençait à s'expliquer sur les inconvénients d'une pareille entrevue dans de pareilles circonstances, lorsque le duc d'Orléans l'interrompit en lui montrant du doigt une porte qui s'ouvrait. Le roi parut. Il avait le sourire sur les lèvres, et, s'avançant d'un air dégagé vers M. Thiers Eh bien! lui dit-il, me voilà battu, < mais avec de bien méchants soldats, il faut en « convenir. Oh! quels hommes! »

Et en effet, les nouveaux ministres venaient de lâcher pied devant la risée publique; les uns par crainte du ridicule et par conviction de leur impuissance, les autres, et M. Passy à leur tête, par dégoût des honneurs serviles auxquels on prétendait

les condamner.

Invité à reprendre son portefeuille, M. Thiers ne voulut consentir à rien sans s'être entendu avec M. Guizot. Le maréchal Gérard, désirant rester en dehors des affaires, on n'avait pas eu à remettre sur le tapis la question de l'amnistie. Quant à M. de Broglie, l'imposer au roi eût été bien dur. Le dévoùment du maréchal Mortier trancha toutes les difficultés. Homme de coeur, mais d'une incapacité parlementaire sur laquelle il ne se faisait pas illusion, il accepta la présidence du Conseil, qu'on lui' offrait comme rôle de parade. Il fut un moment question d'éliminer M. Persil, qui avait, aux yeux

de ses collègues, le triple tort d'avoir fait cause commune contre eux avec le roi, de s'être beaucoup agité pour la formation du ministère des trois jours, et d'y avoir accepté lui-même une place. La vengeance était facile : on y renonça; et l'amiral Duperré, ayant été appelé au département de la marine, le ministère se trouva reconstitué. Celui du 10 novembre n'avait fait en quelque sorte que traverser la chambre du Conseil. Il devait rester dans l'histoire sous le nom de ministère des trois jours.

Mais ce n'était pas assez pour MM. Thiers et Guizot d'avoir vaincu le roi, il leur plut de faire consacrer solennellement par la Chambre leur victoire. Interpellés sur les causes de la dernière crise, ils échappèrent par le vague de leurs discours au danger de mettre en discussion la majesté royale; mais en dépit des efforts du tiers-parti, en dépit d'un discours où M. Sauzet les accusa hautement d'insulter à la Couronne en soumettant les choix du roi au contrôle et à l'approbation du parlement, ils obtinrent de la majorité un ordre du jour pleinement approbatif. De sorte que, par eux, la Chambre mettait en quelque sorte le pied sur la plus précieuse des prérogatives royales!

Ainsi se révélaient, après quatre ans de règne, les mille impossibilités du régime constitutionnel. Efforts de la royauté pour asservir les ministres en les divisant, coalition des ministres pour mettre obstacle au gouvernement personnel, ligue de tous les ambitieux subalternes du parlement en vue de quelques portefeuilles à conquérir, lutte obstinée de la Couronne contre la Chambre et de la Chambre

contre la Couronne.... l'anarchie éclatait partout, elle éclatait sous toutes les formes. Anarchie ridicule si on ne la considère que dans ses manifestations épisodiques, mais qui, étudiée dans ses causes, fournit les plus graves sujets de méditation à l'homme d'État et au philosophe! Comment, en effet, un ministère absorbé par de telles intrigues, par de telles misères, aurait-il eu la volonté ou le loisir de chercher au désordre social d'autres remèdes que la mitraillade et l'incendie? Impuissant à prévenir, par l'emploi de procédés scientifiques, la révolte des intérêts, le soulèvement des passions, il fallait bien qu'il eût recours à des procédés sauvages; et il était, hélas! dans la nature des choses que les risibles scènes qui se jouaient aux Tuileries eussent pour corollaires les égorgements de la rue Transnonain et les assassinats du faubourg de Vaise!

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