Lundi, 15 novembre 1860. JOURNAL D'OLIVIER LEFÈVRE D'ORMESSON PUBLIÉ PAR M. CHÉRUEL (1). On aura remarqué que ce mot de Journal revient bien souvent depuis quelques années au titre des livres. que la critiqne a pour devoir d'annoncer: Journal de Dangeau, Journal de d'Argenson, Journal de d'Andilly, Journal du duc de Luynes..... C'est qu'en effet l'on est devenu singulièrement curieux de ces documents directs et de première main; on les prefère même, ou peu s'en faut, à l'histoire toute faite, tant chacun se sent en disposition et se croit en état de la faire soimême. Je ne suis pas de ceux qui, par une estime exagérée, mettent les pièces et les matériaux au-dessus de l'œuvre définitive; mais comme les monuments historiques vraiment dignes de ce nom sont rares, comme ils se font longtemps attendre, et comme d'ailleurs ils ne sont possibles et durables qu'à la condition de combiner et de fondre dans leur ciment toutes les matières premières, de longue main produites et préparées, il n'est pas mauvais que celles-ci se produisent auparavant et soient mises en pleine lumière; ceux qui ai (1) Dans la collection des Documents inédits sur l'Histoire de France, 2 vol. in-4°. Le premier volume seulement a paru. ment à réfléchir peuvent, en les parcourant, s'y tailler çà et là des chapitres d'histoire provisoire à leur usage; ce ne sont pas les moins instructifs et les moins vrais. On m'a dernièrement reproché (et ce reproche m'est venu d'un critique très-spirituel, mais qui cherche avant tout dans chaque sujet son propre plaisir et sa gaieté personnelle) d'avoir dit du bien du Journal du duc de Luynes, comme si j'en avais exagéré l'utilité par rapport à ces premières années du règne de Louis XV; je ne crois pas être allé trop loin dans ce que j'en ai dit. Il est bien vrai que la lecture continue d'un tel registre est souvent pénible, insipide. De tels livres sont moins à lire qu'à consulter. On ne donne pas ces choses au public pour qu'il s'en amuse, on les destine aux historiens pour qu'ils s'en servent. Ce n'est pas ma faute si le tableau fidèle de la Cour en ces années du vieux Fleury et du jeune Louis XV laisse une impression si chétive, si flétrissante. On y voit trop, me dit-on, ce que la Noblesse était devenue depuis qu'elle s'était enversaillée. N'est-ce donc rien que de voir cela, non par des phrases générales et vagues, mais par un nauséabond détail de chaque jour? Persuadé de la durée de la monarchie qu'il avait sous les yeux, le duc de Luynes croyait laisser à ses petits-fils un trésor de précédents : il s'est trompé, et nous en jugeons aujourd'hui à notre aise. Une Révolution était au bout de ce régime ruineux et frivole; on comprend mieux, en le suivant tout au long et en le dévidant, pour ainsi dire, dans ces pages, combien elle venait de loin et combien elle était méritée. Parmi ces nobles mêmes, voués à servir une royauté devenue byzantine, et qui en faisaient partie, il y en eut qui, les premiers, sentirent le dégoût de ce qu'ils avaient sous les yeux et de leurs propres fonctions si enviées; les La Rochefoucauld-Liancourt et d'autres opposants de cette volée, précurseurs et complices du Tiers-Etat, ne sortaient-ils pas de la garde-robe royale et des petits appartements? On est allé jusqu'à mettre en sause, pour ces papiers du duc de Luynes, le royalisme du descendant éclairé qui les a livrés à des mains habiles et en a autorisé la publication: comme s'il ne fallait pas le remercier plutôt d'avoir, dans un sentiment libéral, surmonté peut-être des répugnances de famille, et de nous avoir mis à même, par de telles dépositions authentiques, d'observer dans tout son vice une monarchie fastueuse et décrépite, d'où la vie graduellement se retirait! - Mais il s'agit aujourd'hui de toute autre chose, du Journal d'Ollivier d'Ormesson, et j'y arrive. Les d'Ormesson avaient pour nom de famille Lefèvre. Ils nous représentent bien ces familles de haute bourgeoisie et parlementaires, chez qui les emplois, les mœurs, la probité, l'esprit lui-même et la langue se transmettaient dans une même maison par un héritage ininterrompu. C'est comme un tome second ou, si l'on veut, un tome premier de ces races équitables et intégres qu'on aime à personnifier finalement sous le nom et la figure de Daguesseau. Toutefois, à force de répéter ce qu'on a dit, et de renchérir, il ne faut pas se faire d'idoles. Voici, pour la plupart de ces familles de haute bourgeoisie, illustrées et anoblies à la fin du xvre siècle ou dans le xvii, ce qui en était dans la réalité. L'origine était peu de chose: un grand-père, né de quelque honnête marchand, de quelque commis au greffe, avait tommencé la fortune, humblement, laborieusement; il s'était élevé degrés par degrés, en passant par tous tes bas et moyens emplois, en se faisant estimer parlout, en se rendant utile, nécessaire, en sachant mettre à profit les occasions; il avait à la fin percé, il était arrivé, déjà mûr, à quelquc charge honorable et y avait assez vieilli pour confirmer son bon renom: il avait eu un fils, pareil à lui, mais qui, né tout porté, avait pu appliquer dès la jeunesse les mêmes qualités à des objets en vue et en estime, à des affaires publiques et d'État. Ce fils probe et déjà poli, qui hérite et qui répand de l'éclat sur sa maison, était suivi d'un fils grave et digne encore, ou souvent aussi trop poli et déjà corrompu, de quelque brillant marquis, homme à la mode et qui se dissipait. Un peu plus tôt, un peu plus tard, sur la vieille souche foncièrement bourgeoise on voyait éclore ce marquis-là. Telle me semble avoir été d'ordinaire, et du plus au moins, la loi des générations dans ces familles, qu'on est accoutumé à louer uniformément et en bloc, sur l'étiquette. Il serait facile de trouver des exemples assez nombreux pour justifier mon dire, qui n'est guère que celui d'Horace, un peu amendé et particularisé (tas parentum pejor avis...). L'honneur de ces races dites parlementaires est de s'être maintenues par le travail un peu plus longtemps que d'autres, et de n'avoir pas déchu ou même de s'être perfectionnées durant deux ou trois générations. Les d'Ormesson furent de ceux qui se conservèrent le mieux. L'illustration historique ne leur est venue que par le troisième de la race (depuis qu'elle eut commencé de compter), c'est-à-dire par celui dont on publie aujourd'hui le Journal, et qui fut simplement maître des Requêtes; mais un jour, il eut le périlleux honneur d'être apporteur dans le procès de Fouquet, et, malgré le poids de l'ascendant royal, sous la pression inique et la menace de Colbert, il eut le mérite d'être juste indulgent: il ne conclut point pour la mort, et sa conclusion triompha. L'intérêt prodigieux que mettait la société d'alors à ce procès si justement entamé peut-être, mais si odieusement instruit et si arbitrairement conduit, les habiles instances des amis restés fidèles au malheureux Surintendant, qui finirent par retourner l'opinion en sa faveur, les Plaidoyers anonymes de Pellisson qui s'échappaient à travers les barreaux de la Bastille et qui se récitaient avec attendrissement, les beaux vers miséricordieux de La Fontaine, et par-dessus tout les bulletins émus, pathétiques, de madame de Sévigné, ont gagné jusqu'à la postérité elle-même; et pour peu qu'on ait vécu en idée dans la société de ce temps-là, on fait comme les contemporains, on demeure reconnaissant envers M. d'Ormesson. Il s'est répandu (toute proportion gardée) sur son nom quelque chose de cette lumière clémente qui brille et qu'on salue au front des défenseurs de Louis XVI. Ce sentiment de modération et de justice, cette intégrité courageuse, il la tenait en partie de ses vertueux parents et de ses auteurs. Son père, André d'Ormesson, a laissé par écrit l'histoire de la famille, et M. Chéruel, dans son intéressante et complète Introduction, nous en a donné les principaux extraits. On peut comparer ces morceaux avec ce que le chancelier Daguesseau a écrit sur son père; mais ici le langage est plus antique, et le tableau, s'il a moins d'égance, offre aussi plus de naïveté. On y saisit à merveille la naissance, le mode de formation et d'accroisement de ces saines familles parlementaires. L'aïeul du plus illustre des d'Ormesson, et qui avait comme lui prénom Ollivier, était fils d'un commis au greffe du Parlement de Paris, et ne s'appelait d'abord que Lefèvre; sa mère, Madeleine Gaudard, était fille d'un procureur en la Chambre des Comptes de Paris. Ollivier, après de courtes études au Collège de Navarre, et que le peu d'aisance de la famille le força d'interrompre, fut placé comme clerc chez un procureur des Comptes ; il y demeurait lorsque l'empereur Charles-Quint fit son entrée solennelle à Paris, en 1539, entre les deux enfants de François Ier. |