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porte de Chambéri, mais retirée et solitaire comme si l'on était à cent lieues. Entre deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud au fond duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long de ce vallon à mi-côte sont quelques maisons éparses, fort agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré. Après avoir essayé deux ou trois de ces maisons, nous choisîmes enfin la plus jolie, appartenante à un gentilhomme qui était au service, appelé M. Noiret. La maison était très-logeable. Au-devant était un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous, vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée; plus haut dans la montagne, des prés pour l'entretien du bétail; enfin tout ce qu'il fallait pour le petit ménage champêtre que nous y voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les dates, nous en prîmes possession vers la fin de l'été de 1736. J'étais transporté le premier jour que nous y couchâmes. O maman! dis-je à cette chère amie en l'embrassant et l'inondant de larmes d'attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bonheur et de l'innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l'un avec l'autre, il ne les faut chercher nulle part *.

*La maison qu'habita Rousseau avec madame de Warens aux Charmettes, appartient maintenant à M. Raimond, connu par un Essai sur l'Emulation, un Éloge de Pascal, et d'autres ouvrages littéraires et scientifiques. Il a publié une Notice sur les Charmettes (in-8°, Chambéri, 1817, deuxième édition), dans laquelle il décrit en détail cette maison, dont l'intérieur et les accessoires subsistent tels qu'ils étaient au temps de Rousseau, et que les voyageurs viennent souvent visiter, attirés autant par la beauté du paysage environ

nant que par les souvenirs qui s'y lient. Auprès de la porte d'entrée de la maison est une pierre blanche incrustée dans le mur, et que Hérault de Séchelles fit placer en 1792, lorsqu'il était commissaire de la Convention dans le département du Mont-Blanc. Elle porte l'inscription suivante:

Réduit par Jean-Jacque habité,
Tu me rappelles son génie,
Sa solitude, sa fierté,

Et ses malheurs et sa folie.

A la gloire, à la vérité

Il osa consacrer sa vie,

Et fut toujours persécuté

Ou par lui-même, ou par l'envie.

FIN DU CINQUIÈME LIVRE.

LIVRE SIXIÈME.

"

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(1736.)

Hoc erat in votis : modus agri non ita maguus,
Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquæ fons;
Et paulùm sylvæ super his foret...

Je ne puis pas ajouter,

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mais n'importe, il ne m'en fallait pas davantage, il ne m'en fallait pas même la propriété, c'était assez pour moi de la jouissance; et il y a long-temps que j'ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très-différentes, même en laissant à part les maris et les amants.

Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible, que vous ne fites réellement dans votre fugitive succession. Com

*

Voilà tout ce que je souhaitais: une terre d'une étendue raisonnable, un jardin, une source d'eau vive près de la maison, et avec cela un petit bois. -HOR. lib. II, sat. 6.

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** Les dieux ont été au-delà de mes vœux. — id. Ibid.

ment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant, que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon : mais comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même? Je me levais avec le soleil, et j'étais heureux; je me promenais, et j'étais heureux; je voyais maman, et j'étais heureux; je la quittais, et j'étais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n'était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.

Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré, n'est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle inégalement et confusément: mais je me rappelle celui-là tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant et maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les

seuls retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.

Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte: elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit, Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'œil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison Belle-vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie : Ah! voilà de la pervenche! et c'en était en effet. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il en ignorait la cause; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger par l'impression d'un si petit objet de celle que m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque.

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