Images de page
PDF
ePub

HISTOIRE CIVILE, RELIGIEUSE ET LITTÉRAIRE DE L'ABBAYE de LA TRAPPE, etc.; par M. L. D. B., membre de plusieurs académies de Paris, des départemens et de l'étranger, ancien bibliothécaire, etc. (1).

Je me souviens d'avoir vu jadis, dans une maison de santé, une femme qu'une dévotion extrême avait privée de la raison. Sa folie calme et douce avait quelque chose d'angélique. C'était avec joie qu'elle supportait les ennuis de la réclusion; elle se croyait dans une chartreuse, et elle ne doutait pas qu'il ne lui fût tenu compte de ses souffrances. On la voyait souvent en prières; dans ses élancemens de piété, elle s'attendrissait jusqu'aux larmes. Cette infortunée, victime d'une imagination tendre et d'une touchante erreur, me paraît être l'image fidèle d'un trappiste. Il est difficile en effet d'accorder à l'hôte silencieux et pâle de la Trappe l'usage d'une raison saine : celui qui méconnaît assez le vœu de nature pour transformer son existence en un long supplice; celui qui, se refusant les choses les plus nécessaires à la vie, s'ensevelit dans un affreux tombeau, et passe ses jours monotones et déserts au milieu des disciplines et des cilices, ne peut être, aux yeux du sage, qu'un aliéné dont il faut plaindre la sombre manie; c'est un malade qui a fait vou de ne jamais guérir.

(1) A Paris, chez Raynal, libraire, rue Pavée-Saint-André desArcs, n. 13. Un vol. in-8°. Prix: 6 fr.

[graphic][subsumed]

L'amour de la solitude sans doute n'a rien qui blesse la raison humaine. Il est des ames tendres et mélancoliques pour lesquelles la retraite est un besoin. Qui n'a pas quelquefois, du tourbillon des affaires, du milieu d'une orageuse et bruyante société, jeté un regard d'envie sur ces paisibles solitudes, où l'homme, exempt des distractions qui, dans le monde, le dérobent à luimême, peut se sentir exister, et selon l'expression d'un poëte, regarder couler sa vie? Qui n'a pas éprouvé quelquefois un long dégoût, dans une société où l'habitude des révolutions a dénaturé le caractère de l'homme, où tous les cœurs semblent faux, toutes les amitiés perfides, tous les plaisirs frivoles ou trompeurs, et ne s'est pas livré avec joie à l'idée de s'exiler. aux champs, d'y vivre seul, réalisant le désir naturel et nullement comique du Misantrope?

Mais la solitude philosophique au fond de laquelle quelques esprits bien faits aiment à cacher leur vie, ne ressemble en rien à la prison où s'enferment les trappistes. Une vie frugale, qui affermit la santé du corps et entretient la vigueur de l'intelligence, convient au sage; un jeûne perpétuel, des austérités qui débili– tent l'organisation et usent les facultés intellectuelles, ne sont point le régime d'un homme raisonnable; tout ce qui outrage la nature offense la raison; et tout ce qui offense la raison outrage celui qui nous l'a donnée. Sous ce rapport, en abolissant la Trappe, l'assemblée constituante se montra plus religieuse que celui qui l'avait fondée.

On sait que le vrai fondateur de la Trappe est ce fameux abbé de Rancé qui, après avoir épuisé toutes les jouissances de la vie; après avoir occupé le monde de

fut

ses illustres amitiés et de ses brillantes amours, converti par des événemens tragiques, et imposa à ses moines de la Trappe la peine de ses égaremens. Avant ce réformateur, la Trappe était un monastère comme un autre on y faisait bonne chère; on y priait peu; les austérités étaient rares, et les moines ne songeaient qu'à bien vivre. Rancé, leur abbé, après avoir longtemps imité leur relâchement, entreprit de les réformer. Mais avant de raconter les longues tribulations qu'il éprouva pour amener son entreprise à bonne fin, jetons un regard sur sa vie passée.

Armand le Bouthillier de Rancé était un de ces brillans abbés, si communs à cette époque, qui faisaient les délices des salons, et qui, se mêlant de tout, prenaient même quelquefois part au gouvernement. Richelieu le protégeait; il jouissait de la faveur de Gaston, duc d'Orléans, frère du roi; il cultivait la littérature, et publia, jeune encore, une édition d'Anacréon avec un commentaire savamment érotique. Il y avait loin de Rancé traduisant les vers de l'amant de Bathyle à Rancé réformateur, couchant sur une planche, bêchant la terre, et ne buvant que de l'eau. Quoiqu'il fût dans les ordres, Rancé alors estimait peu l'état de moine; il laissait en paix le monastère de la Trappe, dont il était abbé commendataire. Un jour, l'évêque de Comminges lui parlait de la nécessité de réformer cette abbaye; il reçut ce conseil avec dédain, et s'écría avec indignation: Moi! me faire frocard!

[ocr errors]

Il eût difficilement pris, à cette époque, un semblable parti. Rancé était livré tout entier à la duchesse de Montbazon, la plus belle et la plus spirituelle femme de son temps. Peu de passions ont

été plus vives que celles de Rancé. Il partagea les faveurs de la duchesse avant la mort de son mari, et la posséda sans partage long-temps après. Elle lui fut enlevée au milieu même de son ivresse. Une fièvre maligne l'emporta en six jours. Rancé était à la campagne; il arrive, dit un écrivain u temps (1). On lui avait caché le funeste événement; il court à l'appartement de sa maîtresse. Le premier objet qui frappe ses yeux est un cercueil; une tête sanglante gissait à terre! Rancé reconnaît sa maîtresse. Cette tête avait été détachée du tronc, le cercueil s'étant trouvé trop court, et la négligence des gardiens l'avait laissée à découvert. Quel spectacle pour le sensible Rancé! une tête plus forte que la sienne n'eût pas résisté à une aussi terrible impression.

ans,

Aux peines de l'amour, s'unirent des chagrins d'une nature différente. Richelieu était mort depuis quinze et Mazarin son successeur faisait peu de cas du jeune abbé. Gaston duc d'Orléans, le seul protecteur qu'il eût conservé, mourut sous ses yeux, trois ans après Montbazon, et la carrière jadis ouverte à son ambition se trouva fermée. Blessé dans les deux passions qui agitent le plus puissamment l'homme, son désespoir le conduisit à la Trappe; mais en renonçant au monde, il ne renonça point à la vanité; si jamais pénitence ne fut plus sévère, jamais pénitence ne fut plus orgueilleuse.

Les imaginations vives aiment les contrastes. Rancé forma le projet d'échanger contre une existence entièrement cénobitique, les délices de la cour la plus volup

(1) Daniel Delaroque.

tueuse de l'univers. Sans doute, il pensa que sa renommée monacale s'accroîtrait en raison même du soin qu'il prendrait à blesser les idées et les goûts d'un siècle corrompu. Il rechercha dans des archives oubliées la règle austère de saint Benoît, et s'attachant à la lettre des commandemens de ce docteur, il en exagéra l'esprit, en établissant ce qu'il nomma Rétroite observance. Les austérités rigoureuses qu'il proposa à des moines mondains, éprouvèrent naturellement de puissantes contradictions. Les hôtes de la Trappe s'estimaient suffisamment saints; ils étaient endurcis par une longue habitude, et ce fut avec indignation qu'ils virent un jeune abbé courtisan à peine converti, donner à leur expérience des leçons de ferveur et de renoncement au monde. Rancé ne céda point; il voulut réformer les moines malgré eux, et leur haine devint le prix de sa persévérance; on essaya d'abord de le convaincre, des moyens doux on passa aux moyens violens; on tenta de l'empoisonner; on alla jusqu'à lui imputer des sentimens hérétiques; mais Rancé résistait à tout; cette lutte occupait son siècle, et c'était assez pour lui.

Enfin, les vieux moines prirent le parti de quitter leur abbé; et celui-ci forma sur un plan nouveau un monastère où vinrent se réunir quelques enthousiastes, plusieurs esprits faibles et nombre de pécheurs timorés. L'abbé put imposer alors tous les genres d'austérités ; il en donna le premier l'exemple: jamais il n'en trouvait assez. Il condamna les portes du cloître et ferma le monde à ses moines, abdiquant, suivant l'expression de Tertullien, toutes les voluptés et s'obstinant à mourir. Il fallut se contenter des fruits rares d'un sol maréca

« PrécédentContinuer »