LA PROPRIÉTÉ PRIMITIVE DANS LES TOWNSHIPS ÉCOSSAIS L'éminent associé de l'Institut, sir Henry Maine et moimême, dans mon livre sur la Propriété primitive, nous avons essayé de montrer que partout, au début de la civilisation, la propriété foncière se constitue sous forme collective, avec des partages périodiques et une jouissance individuelle de courte durée. Cette thèse a rencontré plus d'un contradicteur; et elle a été combattue, notamment en ce qui concerne la Grèce antique, par notre savant confrère, M. Fustel de Coulanges et par M. Claudio-Janet, et plus récemment par M. E. Belot, dans une très intéressante étude sur les diverses sortes de propriétés primitives notamment dans l'île de Nantucket. Les conclusions de M. E. Belot ont déjà été discutées par un autre membre de cette Académie, M. Léon Aucoc, dans un travail intitulẻ : La question des propriétés primitives. Je voudrais, à mon tour, y répondre quelques mots, en faisant voir que le régime collectif de Nantucket, qu'on m'oppose, est emprunté aux plus anciennes coutumes de l'Écosse et qu'il apporte, au contraire, une preuve de plus à l'appui de l'opinion que je crois pouvoir maintenir. M. Belot expose, de la façon la plus précise, le régime agraire que les émigrés écossais, qui occupèrent l'île de Nantucket en 1691, y établirent. Une petite partie du territoire fut divisée en lots, où s'élevèrent les habitations et qui formèrent autant de propriétés privées et héréditaires. La partie la plus fertile de l'île fut destinée à la culture et demeura propriété collective, soumise, chaque année, à un nouveau partage par tirage au sort; enfin le reste, livré au paturage du bétail, demeura propriété commune avec jouissance collective. De ces faits décrits avec grand détail, M. E. Belot déduit trois conclusions: 1° que même au début la propriété privée co-existe avec la propriété collective; 2o que la propriété privée a dû nécessairement précéder la propriété collective; 3° que le régime de collectivité agraire qu'on rencontre à Nantucket a été adopté à cause des conditions particulières de sol et de climat de cette île. Ce sont ces trois points que je voudrais examiner brièvement. 1° Quand j'ai soutenu que la propriété foncière s'est constituée d'abord sous forme collective, j'ai fait voir par l'exemple du mir russe, de la dessa javanaise et de la marke germanique, que la maison et le terrain joignant étaient propriété privée. Et en effet, au moment où les hommes passent du régime pastoral nomade au régime agricole fixe, l'habitation qui s'implante sur le sol devient propriété privée, comme la tente qu'elle remplace. Le terrain qui entoure la demeure c'est le pros des Grecs, ou comme le dit très bien M. Fustel de Coulanges « l'enceinte que les latins appelaient Herctum et qui aux âges primitifs de la race aryenne, est l'enclos assez étendu, dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux et le petit champ qu'elle cultive. » Ce hortus, ce jardin, était probablement chez les latins « l'héritage » l'heredium de deux jugera, que l'on considẻrait comme le lot normal de tout cultivateur. Si cet « héritage», qui s'est constitué dès les temps les plus anciens, permet à M. Fustel de Coulanges de soutenir que déjà alors existait la propriété individuelle, cela n'empêchait pas que la presque totalité du territoire de la tribu restat propriété collective, comme on le voit très bien dans l'exemple de Nantucket. Les deux jugera étant insuffisants pour faire vivre une famille, il s'en suit qu'elle devait demander le surplus de sa subsistance au produit des troupeaux pâturant sur l'ager publicus. II° « Comment, dit M. E. Belot, la propriété collective de la tribu aurait-elle précédé celle de la famille, puisque c'est de la famille que la tribu est sortie et qu'elle est précédée, comme les branches de l'arbre, même quand plusieurs familles adoptées ou clientes ont été greffées sur le tronc primitif. Cette objection purement « rationelle » nous paraît inadmissible, en présence de la connaissance que nous avons des faits. Chez les peuples qui vivent uniquement du gibier, la tribu possède collectivement son territoire de chasse. La propriété collective continue à subsister quand elle passe au régime pastoral. Au début du régime agricole, comme nous le voyons chez les Tartares, tout le territoire est encore collectif, mais sur une petite partie, on brûle la surface, on y sème du sarrasin, fagopirum iartaricum et ainsi naît la jouissance individuelle; mais elle est d'abord temporaire et nomade, car chaque année une nouvelle portion est partagée et mise en culture. Ainsi que l'a montré .M. Léon Aucoc, dans le travail que nous avons déjà cité, on voit en Algérie la propriété individuelle se dégager, de la même façon, de la propriété collective, parmi les Arabes occupant les plaines du Tell. Quand enfin la tribu se fixe et que chaque famille se construit une demeure stable, un lot, home-lot, lui est attribué à titre permanent et individuel. C'est le héredium, « l'héritage, par opposition au reste du domaine collectif, qui reste soustrait à toute transmission héréditaire. La propriété privée sort donc bien de la propriété commune ou « tribale », sur laquelle elle a empiété à mesure que la culture devient plus intensive. Ce ne sont pas là des hypothèses, mais des faits réels, observés aux différentes époques et dans les diverses régions du globe. III° Si un régime agraire collectif a été établi à Nantuc ket, dit M. E. Belot, ce n'est nullement « par suite d'une fantaisie d'archaïsme, » mais en raison. des nécessités locales. Je ne puis admettre cette explication, car le même système a été mis en pratique sur le continent américain, au sein des premières plantations de la Nouvelle-Angleterre. Dans une étude très intéressante intitulée: Common fields in Salem (1883) M. Herbert Adams, de l'Université Johns Hopkins, de Baltimore, s'exprime ainsi : « La reproduction de l'ancien système anglais des champs communs (common fields) et de la propriété collective des terres arables et des pâturages est un chapitre très curieux de l'histoire agraire des anciens villages (townships) de la Nouvelle-Angleterre. Presque tous avaient plus ou moins adopté ce régime ». L'auteur a découvert la preuve de son existence dans presque toutes les plantations de la colonie de Plymouth, et l'on en rencontre, jusqu'à ce jour des exemples remarquables, spécialement au cap Cod. Ce régime est resté longtemps en vigueur à Salem, le plus ancien des township de la colonie de Massachusset. Si ce ne sont pas des circonstances locales, c'est encore moins une fantaisie d'archaisme qui a déterminé les colons de Nantucket à y introduire le collectivisme agraire. Ils l'ont fait tout simplement parce que ce régime était en vigueur dans les townships d'Écosse et que probablement ils n'en imaginaient pas d'autre, de même que les Français établissent dans la Nouvelle-Calédonie la propriété du code civil, la seule qu'ils connaissent. Nous pouvons étudier le système agraire archaique des townships écossais, car il a survécu dans quelques îles des Higlands, et le rapport de la commission chargée par le Parlement anglais de faire une enquête sur la condition économique des petits cultivateurs (crofters) du nord de l'Écosse, renferme, à ce sujet, des détails extrêmement intéressants pour le droit comparé. (Voyez: Report of her Magesty's commissioners of inquiry into the condition of the crofters and cotters in the Highland and the island of Scotland, 1884). C'est dans les parties les plus reculées du nord-ouest, et principalement dans les îles de l'Écosse, région habitée comme on le sait, par un rameau de la race gaélique, qu'on rencontre ces vestiges du régime agraire primitif. Dans toute l'Angleterre existait primitivement le township, le village avec son pâturage communal et des terres collectives périodiquement partagées. La propriété commune était régie par l'assemblée générale des habitants, le Tunscipmot, des Anglo-Saxons, d'où est sorti le Townmeeting ou assemblée primaire des habitants de ces com munes. Dans les districts où l'influence de la conquête danoise se fit sentir, le township fut appelé By, et les règlements édictés par la commune By-laws, terme encore en usage aujourd'hui pour désigner les règlements communaux. Voici comment le rapport de la commission parlementaire anglaise décrit le township ou village à propriété collective du nord de l'Écosse. Le township du Highland n'a jamais eu, dit ce rapport, une existence légale, suivant la loi Écossaise. Il a été simplement, au point de vue juridique, une ferme occupée en commun par plusieurs tenanciers. Autrefois il comprenait presque toujours des terres arables et des pâtures, le scathald, exploitées en commun. La terre arable était repartagée, de temps en temps, entre les occupants; conformément à la coutume locale, et le pâturage était livré à l'usage collectif du bétail, sans limitation ou suivant des règles fixes. L'appropriation privée de la terre cultivée n'était effective que depuis les semailles jusqu'à la récolte. Les traces fugitives de l'occupation individuelle fesaient place ensuite au pâturage des animaux, qui erraient partout sur les pâtures et sur les terres arables. Vers la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, les terres labourables ont été, sauf en des cas |