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cœur (1) ». Mais la Destinée veillait, pour lui rappeler << cette vérité d'Epictète : Souviens-toi que tu es une intelligence qui traîne un cadavre (2) ». Le sien était « lourd à traîner ». Chaque année le rendit et plus lourd et plus douloureux. « Le vautour que Prométhée lui avait légué (3) » lui « enfonça son bec et ses ongles dans l'estomac, et lui déchira le cœur et la poitrine (4) ». Il essaya de lutter encore une fois. Il demeura las.

C'est ainsi que cette âme avide d'indépendance, et qui en aurait eu toutes les fiertés, ne parvint pas à la conquérir sur la Destinée, mais qu'elle goûta une à une l'amertume de toutes les servitudes: servitudes de la race, de la société, de l'argent, de la femme, du corps, de la souffrance physique, jusqu'à la servitude de la mort, qui fut à la fois le dernier signe de son esclavage et son entrée dans la liberté.

(1) Lettre à Auguste Barbier du 11 mars 1862, Revue Bleue, loc. cit., p. 681.

(2) Id., id. (Cf. p. 59 et 77.)

(3) Lettre à Louis Ratisbonne du 16 février 1862, Correspondance, p. 342.

(4) Lettre à Auguste Barbier du 2 décembre 1861, Revue Bleue, loc. cit., p. 681.

II

LES IDÉES

Il a << joui des Idées (1) » et il n'a joui que par elles. « Ce qui se rêve fut tout pour lui » (2). « Au lieu de jouer avec les actions », qui froissent et meurtrissent les sensibilités, il a voulu « jouer avec les Idées (3). » « J'ai possédé telle Idée, écrivait-il sur son Journal. Avec telle autre, j'ai passé bien des nuits (4)..... Mon âme tourmentée se repose sur des Idées revêtues de formes mystiques... Ame jetée aux vents, comme Françoise de Rimini ! ton âme, ô Francesca, montait tenant entre les bras l'âme bien-aimée de Paolo: mon âme est pareille à toi (5). > Tel était le frisson de sensualité supérieure que lui donnait le contact des Idées, « extase morale » plus longue que l'extase physique et plus proche des voluptés divines (6). Mais dans cette « pas

(1) Journal, p. 86.

(2) Id., p. 175.

(3) Id., p. 86.

(4) Fragment inédit, cité par Paléologue, op. cit., p. 77. (5) Id., id., p. 78.

(6) Journal, p. 44•

sion comme dans les autres, il trouva sa couronne d'épines (1). « Où me conduiras-tu, passion des Idées, se demandait-il, où me conduiras-tu (2)? » Elle le conduisit à cette douloureuse contradiction qui semblait être sa loi.

En s'isolant dans ce monde des Idées qu'il croyait être sa patrie, loin de trouver enfin l'harmonieux équilibre de l'âme, il ne connut jamais que l'ardeur crucifiante de ces élancements à la fois mystiques et passionnels. Autour de lui, il sentit monter peu à peu une marée d'infinie tristesse, tristesse d'autant plus triste qu'elle est une tristesse de l'esprit. Comme ce Moïse, où il se plaisait à reconnaître son symbole, il vit dans « sa solitude toujours plus vaste et plus aride » les Idées venir à lui toujours plus vides d'espoir (3). La souffrance physique disparut devant cette souffrance de l'esprit,

(1) Id., p. 93.

(2) Fragment inédit, cité par Paléologue, op. cit., p. 77.

(3) Lettre à Mlle Maunoir du 21 décembre 1838, Revue de Paris, 15 août 1897, p. 676.

où l'âme en face d'elle est seule et délaissée ;

car le malheur, c'est la pensée (1)!

Par l'effort spirituel, il cherchait à s'évader de la vie, et voici que ses méditations le ramenaient à la vie. Il croyait trouver dans l'Idée un refuge, et il s'aperçoit que l'Idée est ellemême la grande proscrite. Il voulait oublier sa propre misère, et il l'amplifie par le sentiment de la misère universelle. « La pensée n'a pas cours sur la place (2). » Tout penseur est un Chatterton, qui ne trouve autour de lui, comme le scorpion enfermé dans son cercle ardent (3), que la coalition des égoïsmes, des mépris et des inintelligences. < Les parias de la société sont les poètes, les hommes d'âme et de cœur, les hommes supérieurs et honorables. Tous les pouvoirs les détestent, parce qu'ils voient en eux leurs juges, ceux qui les condamnent avant la postérité. Ils aiment la médiocrité qui se vend bon marché, ils la craignent, parce qu'elle peut jeter sa boue; mais ils ne craignent pas

(1) Satan sauvé, Chœur des réprouvés, Journal, p. 258. (2) Chatterton, III, 1, Théâtre, I, p. 89.

(3) Id., Dernière nuit de travail, I, p. 18.

ceux qui planent comme ceux qui pataugent. Ah! quelle horreur que tout cela (1) ! » Nulle justice à espérer de l'instinct des foules : « Les masses vont en avant, comme les aveugles en Egypte, frappant indifféremment de leurs bâtons imbéciles ceux qui les repoussent, ceux qui les détournent et ceux qui les devancent sur le grand chemin (2). »

Un éternel soupir est la voix de la vie (3). L'histoire du monde nous déconcerte par les illustres injustices dont elle est comme tissée : Eloa victime de sa pitié (4), le déluge mettant l'éternel silence de ses eaux stupides sur les jeunes innocences qui s'épanouissaient à la vie (5), la fille de Jephté sacrifiée par son père (6), le prisonnier qui meurt dans sa prison sans savoir pourquoi (7), les deux amants de Montmorency qui vont se tuer dans la

(1) Lettre à un ami du 30 mars 1831, Correspondance,

P. 41-42.

(2) Journal, p. 93.

(3) Satan sauvé (?), Fragment inédit, Les Lettres, 6 mars 1906, p. 82.

(4) Eloa ou La sœur des Anges, mystère, Poésies, p. 11-43. (5) Le Déluge, mystère, id., p. 44-58.

(6) La Fille de Jephté, poème, id., p. 61-64.

(7) La Prison, poème, id., p. 101-112.

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