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LETTRE CXXXVIII.

A M. DE RANCÉ, ABBÉ DE LA TRAPPE.

Sur le chantre de l'église de Meaux, qui vouloit se retirer à la Trappe contre l'avis de Bossuet.

CELUI qui vous rendra cette lettre, Monsieur, est le chantre de mon église, nommé M. de Vitry. C'est un des meilleurs sujets de tout ce clergé, et peutêtre un des meilleurs prêtres qu'on puisse connoître. Il désire avec passion de communiquer avec vous, et il a même des desseins de retraite, où je n'entre pas; car je suis persuadé que de bons prêtres comme lui ne sauroient mieux faire que de servir dans la milice cléricale, et de mourir sur la brèche. Il s'expliquera davantage à vous, si vous lui faites la grâce de l'entendre, comme je vous en supplie. J'aurai une singulière consolation qu'il vous rapporte ici dans son cœur et dans ses discours, en attendant que j'aille vous voir; ce qui sera, s'il plaît à Dieu, de meilleure heure que l'année passée et plus longtemps. C'est une des joies de ma vie, et personne assurément, Monsieur, n'est plus à vous que moi, etc.

A Meaux, ce 6 avril 1687.

LETTRE CXXXIX.

A UN DISCIPLE DU PÈRE MALEBRANCHE.

Sur le livre de ce Père, de la Nature et de la Gráce, dont Bossuet fait sentir les erreurs et les funestes conséquences.

Je n'ai pu trouver que depuis deux jours le loisir de lire le discours que vous m'avez envoyé avec votre lettre du 30 mars (1). Je suis bien aise de peser ces choses avec une liberté toute entière; et sans être distrait par d'autres pensées et si jamais j'ai : apporté du soin à la compréhension d'un ouvrage, c'est de celui-là. Car comme vous autres Messieurs, lorsqu'on vous presse, n'avez rien tant à la bouche que cette réponse : On ne nous entend pas; j'ai fait le dernier effort pour voir si enfin je pourrai venir à bout de vous entendre. Je suis donc très-persuadé que je vous entends autant que vous êtes intelligible; et je vous dirai ingénuement que je n'ai pas trouvé dans votre discours ce que vous nous promettiez autrefois à Monceaux et à Germigny, c'està-dire, un dénouement aux difficultés qu'on vous faisoit. Vous nous dites alors des choses que vous vous engagiez de faire avouer à votre docteur : et moi je vous donnai parole aussi que s'il en convenoit je serois content de lui. Mais il n'y a rien de tout cela dans votre discours : ce n'est au contraire qu'une répétition, pompeuse à la vérité et éblouissante, mais enfin une pure répétition de toutes les (1) Cette lettre nous manque.

choses que j'ai toujours rejetées dans ce nouveau systême; en sorte que plus je me souviens d'être chrétien, plus je me sens éloigné des idées qu'il nous présente.

Et afin de ne vous rien cacher, puisque je vous aime trop pour ne vous pas dire tout ce que je pense, je ne remarque en vous autre chose qu'un attachement, tous les jours de plus en plus aveugle, pour votre patriarche : car toutes les propositions que je vous ai vu rejeter cent fois, quand je vous en ai découvert l'absurdité, je vois que par un seul mot de cet infaillible docteur, vous les rétablissez en honneur. Tout vous plaît de cet homme, jusqu'à son explication de la manière dont Dieu est auteur de l'action du libre arbitre comme de tous les autres modes; quoique je ne me souvienne pas d'avoir jamais lu aucun exemple d'un plus parfait galimatias. Pour l'amour de votre maître, vous donnez tout au travers du beau dénouement qu'il a trouvé aux miracles dans la volonté des anges; et vous n'en voulez pas seulement apercevoir le ridicule. Enfin vous recevez à bras ouverts toutes ses nouvelles inventions. C'est assez qu'il se vante d'avoir le premier pensé la manière d'expliquer le déluge de Noé par la suite des causes naturelles; vous l'embrassez aussitôt, sans faire réflexion qu'à la fin elle vous conduiroit à trouver dans les mêmes causes et le passage de la mer Rouge, et la terre entr'ouverte sous les pieds de Coré, et le soleil arrêté par Josué, et toutes les merveilles de cette nature. Car si, par les causes naturelles, on veut entendre cette suite d'effets qui arrive par la force des premières lois du

mouvement et du choc des corps, je ne vois pas comment le déluge y pourra plutôt cadrer que ces autres prodiges et s'il ne faut que mettre des anges, à la volonté desquels Dieu se détermine à les faire; par cette voie, quand il me plaira, je rendrai tout naturel, jusqu'à la résurrection des morts et à la guérison des aveugles-nés.

Je vous vois donc, mon cher Monsieur, tout livré à votre maître, tout enivré de ses pensées, tout ébloui de ses belles expressions. Vous citez perpétuellement l'Ecriture; et les simples pieux seront pris par-là sans considérer seulement que de tous les passages que vous produisez, il n'y en a pas un seul qui touche la question. Il en est de même des passages de saint Augustin. Pour entrer en preuve sur cela, il faudroit faire un volume: c'est pourquoi, en deux mots, je vous dirai que si vous voulez travailler utilement à réconcilier mes sentimens avec ceux du père Malebranche, il me paroît nécessaire de procurer quelques entrevues, aussi sincères de sa part qu'elles le seront de la mienne, où nous puissions voir une bonne fois si nous nous entendons les uns les autres. S'il veut du secret dans cet entretien, je le promets s'il y veut des témoins, j'y consens; et je souhaite que vous en soyez un. S'il se défie de ne pouvoir pas satisfaire d'abord à mes doutes, il pourra prendre tout le loisir qu'il voudra : et comme je ne cherche qu'un véritable éclaircissement, qui me persuade qu'il a plus de raison que je n'ai pensé, et qu'il ne s'écarte pas autant que je l'ai cru de la saine théologie, j'aiderai moi-même à ce dessein. Cela est de la dernière conséquence: car pour ne vous

rien dissimuler, je vois non-seulement en ce point de la nature et de la grâce, mais encore en beaucoup d'autres articles très-importans de la religion, un grand combat se préparer contre l'Eglise sous le nom de la philosophie cartésienne. Je vois naître de son sein et de ses principes, à mon avis mal entendus, plus d'une hérésie; et je prévois que les conséquences qu'on en tire contre les dogmes que nos pères ont tenus, la vont rendre odieuse, et feront perdre à l'Eglise tout le fruit qu'elle en pouvoit espérer, pour établir dans l'esprit des philosophes la divinité, et l'immortalité de l'ame.

De ces mêmes principes mal entendus, un autre inconvénient terrible gagne sensiblement les esprits: car sous prétexte qu'il ne faut admettre que ce qu'on entend clairement; ce qui, réduit à certaines bornes, est très-véritable; chacun se donne la liberté de dire, J'entends ceci, et je n'entends pas cela; et sur ce seul fondement, on approuve et on rejette tout ce qu'on veut sans songer qu'outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et de générales qui ne laissent pas d'enfermer des vérités si essentielles, qu'on renverseroit tout en les niant. Il s'introduit, sous ce prétexte, une liberté de juger, qui fait que sans égard à la tradition on avance témérairement tout ce qu'on pense; et jamais cet excès n'a paru, à mon avis, davantage que dans le nouveau systême car j'y trouve à la fois les inconvéniens de toutes les sectes, et en particulier ceux du pelagianisme. Vous détruisez également Molina et les Thomistes; à certains égards, je l'avoue mais comme vous ne dites rien qu'on puisse mettre à la

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